Choisit-on son habitat ?
La réponse peut paraître évidente !
Oui, bien sûr ! Le choix de son habitat fait partie des décisions les plus importantes de son existence ?
Certains d’entre nous n’ont-ils pas mûrement choisi d’habiter dans un petit village ?
Ce qui problématise la question, n’est-ce pas l’évolution contemporaine des conditions d’habitation ?
On peut parler ici de façon à peine caricaturale de « cages à lapin ». Choisit-on de vivre dans une cage à lapin ? Que ce soit en disposition verticale ou horizontale d’ailleurs !
Aujourd’hui plus de la moitié de la population mondiale vit dans des villes. On évalue qu’il n’y en avait que 2% en 1800. Un demi-milliard d’individus vit dans l’une des 20 mégalopoles de plus de 10 millions d’habitants qui se sont développées sur la planète.
Cette urbanisation forcenée de l’habitat, dans des agglomérations de plus en plus amples, qui s’affirme comme tendance lourde de l’histoire humaine, ne remet-elle pas en question la thèse de notre liberté de choisir notre habitat ?
La métaphore de la « cage à lapin » nous renvoie à l’habitat animal. Peut-on dire que l’animal choisit son habitat ?
1. Habitat animal, habitat humain : quelles différences ?
Pour mieux caractériser le rapport de l’homme à son habitat, posons-nous la question : quelles différences y a-t-il entre l’habitat animal et l’habitat humain ?
Il faut ici penser les différences générales en multipliant les points de vue – comme, par exemple, celui de l’emplacement, de l’origine (construit ou non), de la fonction, de la socialité qu’il induit, etc.
⦁ Différence d’origine de l’habitat ?
On ne peut pas dire que les animaux se contentent d’habitat naturels alors que les humains les construisent. Des hommes vivent, ou vécurent dans des grottes. Des animaux construisent entièrement leur habitat. Au fond, comme dans tout le monde vivant, il y a chez l’homme soit l’habitat naturel (comme la grotte), soit l’habitat naturel aménagé, comme ces habitations réalisées en appui sur des falaises surplombantes, soit des constructions complètes sur sol.
On ne peut même pas dire qu’il y a une différence flagrante du niveau de technicité des constructions. Le tisserin est un oiseau qui fait preuve d’une grande technicité pour construire son nid. Il est capable d’arracher de longs filaments à de grandes feuilles afin de les tisser très finement et de les nouer entre eux en utilisant plus d'une douzaine de nœuds différents. Il n’apparaît donc pas qu’il y ait une différence essentielle entre l’homme et le monde animal du point de vue de l’origine de l’habitat.
⦁ Différence dans la variété des formes ?
On trouve une immense variété d’habitats chez les animaux, depuis le parasitisme (le ver-à-soie sur le mûrier), jusqu’à la complète autonomie native de la tortue, en passant par l’habitat sous terre ou sur les arbres, et par les migrations saisonnières qui alternent annuellement les habitats. De même ces habitats variés autorisent une socialité variée. L’habitat collectif dense est présent dans le règne animal tout autant que l’habitat individuel.
On peut comparer de ce point de vue la tortue et la termite.
On trouve aussi une toute aussi prodigieuse variété chez les humains :
Peut-on dire que la variété des habitats humains est analogue à celle du monde animal ?
Non ! Il peut y avoir des variations marginales liées aux singularités des biotopes. Mais on ne trouve pas une variété notable des habitats qui soit intérieure à l’espèce, ni dans l’espace, ni dans le temps, chez l’animal. Alors que cette variation dans l’habitat est une caractéristique de l’espèce humaine. Si l’habitat de l’animal change au cours du temps long de l’évolution, c’est parce que c’est l’espèce elle-même qui a changé !
N'y a-t-il pas d’exceptions ?
Il y a une exception flagrante. Elle a été créée par l’homme ! C’est l’habitat imposé à une espèce par sa domestication.
Cela amène à tirer une conclusion majeure sur la spécificité de l’habitat humain :
L’habitat artificiel imposé par l’homme, autrement dit la domestication, signifie que l’animal serait physiologiquement capable de s’adapter à un nombre indéfini de formes d’habitat, mais que de lui-même, il reste dans ceux que lui indique son instinct. Alors que l’homme a certes instinctivement besoin d’un abri, mais il prend la liberté d’une infinité variété de formes d’habitat.
⦁ Différence dans le lieu de l’habitat ?
L’animal a son habitat lié à un biotope déterminé par sa physiologie spécifique. On appelle biotope une configuration d’environnement en laquelle une espèce vivante peut s’épanouir, et hors de laquelle elle dépérit.
L’humain peut vivre à peu près partout… mais il doit chaque fois s’en donner les moyens techniques appropriés.
Cela signifie que cette liberté humaine d’habiter à peu près partout – même dans l’espace extra-atmosphérique désormais – a pour corollaire une inventivité technique qu’on ne retrouve jamais chez les autres espèces vivantes.
⦁ Différence dans la manière de se l’approprier ?
Les humains consacrent en général l’appropriation d’un habitat par un individu ou un groupe familial par le droit – ce qui signifie un énoncé public, garanti par la société, de l’obligation de respecter la maîtrise de l’accès à son habitat par son propriétaire nommé. On trouve de tels textes sur le droit de propriété dans les plus anciens écrits déchiffrés, tel le code d’Hammourabi (Mésopotamie, 2e millénaire avant J-C).
Les animaux, certes, savent qu’il faut éviter de trop s’approcher de l’habitat d’un congénère. Mais cette apparence de respect ne peut jamais être détachée de l’existence d’un rapport de force présent.
C’est la force de l’usage public du langage – caractéristique de l’espèce humaine – de pouvoir aligner d’emblée toute une société par le droit, c’est-à-dire sur l’obligation de respecter des règles fondamentales pour la viabilité du groupe social, comme celle de la propriété de l’habitat.
Quels enseignements peut-on tirer de ces comparaisons quant à la liberté des hommes vis-à-vis de leur habitat ?
2. L’humain comme habitant problématique
C’est dans la manière d’habiter que se constate une spécificité humaine : l’individu humain a la liberté d’habiter partout parce qu’il n’est pas d’emblée lié à un biotope assigné par la biosphère au moyen de comportements instinctifs.
Mais cette liberté qui se décompose en deux séquences : d’abord la liberté de choisir son lieu de vie – et ce peut être transitoire et périodique (nomadisme) – ensuite celle de choisir la forme de son habitat. Cette liberté proprement humaine a été exprimée par Marx de manière très juste :
« …une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. » K. Marx, Le Capital, 1867.ais cette liberté est-elle vraiment une supériorité de l’espèce ?Mais cette liberté est-elle vraiment une supériorité de l’espèce ?
Car l’animal sait d’emblée, par instinct, où il peut être bien. Ce n’est pas le cas de l’homme : il ne sait pas où et sous quelle forme d’habitat il va être bien. Il doit définir ce bien lui-même. Et ce n’est pas du tout évident !
De ces deux types d’habitats pratiqués par les hommes sous les mêmes latitudes, lequel est préférable, la yourte mongole, ou la villa dans un lotissement ?
Il est clair que l’une ou l’autre option n’implique pas la même manière de vivre, la même vie sociale, le même rapport à l’environnement naturel, et même le même rapport à l’espace et au temps !
Ne peut-on pas dire que choisir son habitat, c’est choisir sa vie ?
Alors ne peut-on pas parfois envier l’animal qui est assuré par son instinct de choisir la bonne vie ?
Comme l’écrivait Sartre : « l’homme est condamné à être libre ! »
Mais avant de consentir à cette sentence pessimiste, posons-nous la question :
Qu'est-ce qu’implique la prise en compte de cette liberté de choisir son habitat ?
Comme le remarque Marx ci-dessus, elle implique de se représenter l’habitation que l’on souhaite réaliser, avant d’agir. Ce qui présuppose de répondre à la question : quel est le bon habitat pour soi ? Il s’agit donc prendre du recul par rapport à ses désirs pour réfléchir quel est son but et les moyens de l’atteindre.
Or, le but humain concernant l’habitat est-il le même que celui de l’animal ? Quel est celui de l’animal qui aménage son habitat ? N’est-ce pas essentiellement la sécurité qui permet la continuation de l’espèce ?
L’habitat humain est-il réductible à la sécurité ?
Voici ce qu’écrivait Heidegger à ce sujet :
« Habiter, être mis en sûreté, veut dire : rester enclos dans ce qui nous est parent, c'est-à-dire dans ce qui est libre et qui ménage toute chose dans son être. Le trait fondamental de l'habitation est ce ménagement. » ; car, ajoute-t-il, « la condition humaine réside dans l'habitation », Heidegger, Essais et conférences, «°Bâtir, habiter, penser » – 1951Certes Heidegger évoque d’emblée la sécurité (qu’exprime ici le mot traduit par sûreté). Mais il lui donne un sens qui va clairement au-delà de la préservation de la vie biologique. Car on peut lire, derrière le style un peu pompeux de l’expression « ce qui est libre et qui ménage toute chose dans son être », qu’on a plus que simplement sa vie, sa santé physique, son bien être à ménager, mais ce qui fait de soi un être pleinement humain : sa liberté proprement humaine.
On a remarqué avec justesse qu’il est inconvenant, blessant même, pour ceux qui habitent là, de parler, à propos de ce qu’on appelle des « grands ensembles », de « cages à lapins ».
C’est exactement ce que veut dire Heidegger ! Même dans un grand immeuble avec la multiple répétition des mêmes appartements parallélépipédiques, chacun fait en sorte de l’habiter de manière humaine, c’est-à-dire en faisant valoir sa liberté humaine singulière. C’est ainsi qu’il l’arrange selon son goût par l’ameublement et la décoration. Encore plus significatifs sont les petits objets symboliques – inscriptions, tableaux, photos, bibelots, etc. – présents dans tout logis, qu’on met de-ci, de-là, comme sur le meuble du salon, toujours bien en vue, qui témoignent de notre humanité, de notre vie aventureuse passée, de nos rêves à venir. Car son habitat ne vaut, pour l’homme, que s’il renvoie le reflet de son humanité, que s’il témoigne, en fin de compte, de la valeur de l’humanité, que s’il est un espace cultivé. On s’est beaucoup interrogé sur la signification des fresques pariétales de nos très lointains ancêtres, dans les grottes de Lascaux, Chauvet, Cosquer, etc. ; accueillons-les simplement dans cette perspective.
Et quelle est cette valeur proprement humaine, sinon que cette capacité de pouvoir orienter sa vie au-delà de tout instinct, autrement dit de définir soi-même son bien en fonction duquel on choisit son lieu et sa manière de l’habiter !
C’est bien ainsi qu’on peut rendre compte du fait que la diversité des habitats humains n’est pas réductible à la variation des conditions imposées par l’environnement. On ne donne pas le même sens à sa vie quand on choisit d’habiter dans un immeuble intégrant des équipements collectifs, ou dans une maison individuelle entourée de murs dans un lotissement.
Mais il ne faut pas se cacher que cette liberté propre à l’humain de choisir le sens de sa vie est ambigüe. L’animal n’a-t-il pas un avantage définitif de savoir instinctivement où est son bien ? N’est-ce pas notre faille humaine – notre « péché originel » – que de pouvoir nous tromper sur ce qui est bien ?
3. La liberté d’habiter comme aventure
Le philosophe G. Canguillhem ouvre une perspective de grande profondeur sur cette possibilité de se tromper de l’homme cherchant sa place dans le monde :
« Un animal, ‑ et j'ai fait allusion à l'étude du comportement instinctif, comportement structuré par des patterns innés, ‑ est informé héréditairement à ne recueillir et à ne transmettre que certaines informations. Celles que sa structure ne lui permet pas de recueillir sont pour lui comme si elles n'étaient point. C'est la structure de l'animal qui dessine, dans ce qui paraît à l'homme le milieu universel, autant de milieux propres à chaque espèce animale, comme Von Uexkull l'a établi. Si l'homme est informé à ce même titre, comment expliquer l'histoire de la connaissance, qui est l'histoire des erreurs et l'histoire des victoires sur l'erreur ? Faut-il admettre que l'homme est devenu tel par mutation, par une erreur héréditaire ? La vie aurait donc abouti par erreur à ce vivant capable d'erreur., En fait, l'erreur humaine ne fait probablement qu'un avec l'errance. L'homme se trompe parce qu'il ne sait où se mettre. » G. Canguilhem, Études d'histoire et de philosophie des sciences, 1970, Vrin, p. 364.De ce texte on peut tirer les idées suivantes :
⦁ L’homme peut inclure des mondes animaux dans le monde universel qu’il peut englober par sa faculté propre de représentation par la langue. Alors que l’animal est définitivement enfermé dans le monde configuré par sa physiologie – le biologiste J. Von Uexkull, dans Mondes animaux et monde humain (1934), étudie de ce point de vue le cas emblématique, parce que très simple, de la tique.
⦁ Mais le monde humain universel est un monde seulement représenté, autrement dit, l’homme a une aptitude à le décrire et à anticiper son évolution. Mais pour cela il doit en prendre une connaissance juste pour pouvoir maîtriser ce qu’il va y faire, et pouvoir y trouver son bien. Il peut se tromper, il se trompe même régulièrement.
⦁ L’être humain serait errant – on peut dire exilé de naissance : il n’a pas une place réservée, d’emblée accueillante, dans le monde ; il cherche à savoir en quel endroit il pourrait être bien – et s’il a une capacité de connaître exceptionnelle et une inventivité technique sans pareil c’est justement pour se donner une place accueillante.
Ainsi, avant d’être d’habitation, le rapport humain à l’espace serait fondamentalement aventureux, c’est-à-dire toujours empreint d’un facteur d’indétermination quant à la place que l'humain peut occuper sur Terre. Comme l’habitation est la détermination d’une bonne place où l’homme peut vivre, on peut considérer l’aventure comme l’antonyme de l’habitation.
Rappelons à ce propos la formule de Heidegger citée plus haut : « la condition humaine réside dans l'habitation ». En réduisant l’humanité à l’habitation ce penseur donne une conception qui trahit la condition humaine car l’habitation ne vaut qu’autant que l’être humain est aventureux. D’ailleurs tout humain éprouve toujours le besoin de sortir périodiquement de son habitation pour s’aventurer dans l’espace ouvert. C’est pourquoi on n’est pas surpris qu’Heidegger ait adhéré très tôt à l’idéologie totalitaire du nazisme. C’est en effet en vertu de cette conception unilatérale de l’humain comme « habitant » que le nazisme a pu préconiser une politique préventivement belliqueuse de « sauvegarde de l’espace vital du peuple allemand ».
Revenons à l’image de ce quartier de Hong-Kong sur-densifié par l’habitat en hauteur.
Cette image est tout-à-fait significative de l’évolution contemporaine de l’habitat.
Qu’est-ce qui caractérise l’habitat contemporain ?
⦁ Il tend à se densifier en des dizaines de mégalopoles tentaculaires qui peuvent dépasser la dizaine de millions d’habitants.
⦁ Il tend à s’uniformiser. La même logique d’urbanisation par des tours très hautes, des vastes centres commerciaux, des banlieues pavillonnaires tentaculaires ; la même logique architecturale de bétonisation à angles droits.
⦁ Le corollaire en est la restriction drastique, à presque rien par la réduction des possibilités, de la liberté du choix de son habitation par l’individu.
On ne peut comprendre cette évolution autrement que comme l’expression dernière de l’aventure industrielle initiée il y a plus de deux siècles en Occident, et qui, par sa logique propre qui est l’extension indéfinie du marché (au sens économique du terme), est devenue désormais une aventure mondiale. Cette aventure est délibérément menée par une minorité affairiste, c’est-à-dire motivée par le pouvoir que lui donne l’accumulation de la richesse pécuniaire. Mais elle n’a été possible que par le consentement d’une majorité des populations qui trouvaient là une nouvelle confiance dans leur rapport à l’environnement naturel (puisqu’elle s’appuie sur le progrès technique), comme de multiples opportunités de satisfactions dans une vie rendue ainsi plus facile que par le passé.
Ces bénéfices se révèlent aujourd’hui des illusions car on constate qu’ils se retournent en leur contraire. L’environnement naturel nous renvoie des évènements catastrophiques de plus en plus incontrôlables. Les satisfactions se révèlent de plus en plus éphémères face aux contraintes lourdes sur notre liberté qu’implique l’organisation mercatocratique (c’est-à-dire pour l’extension du marché) de nos sociétés.
* * *
La réponse à la question soumise à notre réflexion est négative. Nous avons de moins en moins le choix de notre habitat. Et c’est bien là une perte concernant notre liberté la plus fondamentale puisqu’elle porte sur le sens que nous donnons à notre vie.
Nous pouvons dire aujourd’hui que l’aventure de l’espèce humaine – ce qui fait qu’elle a une histoire – s’est fourvoyée dans une impasse. Et, effectivement, parce que c’est une aventure, elle pouvait se tromper.
Il est souhaitable désormais que les populations actent l’erreur collective et réfléchissent collectivement le moyen de continuer l’aventure humaine, afin que, se réappropriant leur liberté, les humains puissent donner le meilleur de ce qu’ils peuvent.
Pierre-Jean Dessertine, octobre 2024
Les images ont été fournies par Jean-Pierre Testa, architecte, à l’occasion d’un café-philo sur l’habitat à Lourmarin le 12 novembre 2019.
Jean-Pierre Testa nous a quitté en janvier 2023