Café-philo Cucuron, mardi 10 décembre 2024

Le bonheur peut-il être le but de la politique ?



       Le constat qui peut être partagé, à propos du bonheur, c’est qu’on vit dans une société qui en parle beaucoup !

    On en parlait déjà beaucoup dans les milieux lettrés de l’Antiquité, mais pas tout-à-fait dans le même sens. On en faisait alors une affaire de conduite de sa vie personnelle, alors qu’aujourd’hui la question du bonheur est reliée de mille manières à la vie sociale. Par exemple des polémiques politiques actuellement enfiévrées comme l’accès aux soins, ou l’âge de la retraite, sont parties prenantes de notre quête du bonheur.

    Pourtant, entre les deux – entre l’Antiquité et la période contemporaine – on ne parlait quasiment plus du bonheur en Occident. On parlait bien plutôt de salut, c’est-à-dire, dans l’optique de la croyance religieuse alors omniprésente, de la qualité de la vie éternelle de l’âme après la mort.

    C’est pourquoi il est intéressant de réfléchir au rapport contemporain des humains à cette valeur qu’est le bonheur. Et pour cela la question de son lien caractéristique avec la politique est une bonne approche.

* * *

La liberté des valeurs finales

    Un lettré florentin du Moyen Âge, Brunetto Latini, publia, au milieu du XIIIe siècle, en ancien français (langue d’oil) – il était alors exilé en France – une sorte d’encyclopédie avant la lettre, Le livre des Trésors, en lequel on peut lire cette phrase :

« Où que j’aille, je serai en mienne terre, car nulle terre ne m'est exil, ni pays étranger ; car être bien appartient à l’homme, non pas au lieu. »

(Livre II, part 2, chap 71)

    Ce texte nous signifie qu’en tant qu’humains, « être bien » relève de nous, c’est-à-dire de notre propre choix : le bien que nous visons exprime notre liberté proprement humaine. Autrement dit, c’est nous-mêmes qui choisissons le sens que nous donnons à notre vie. Ce qui n’est pas le cas des animaux, lesquels ne sont bien qu’en suivant leur instinct, lequel est imposé par leur nature spécifique. Or cet instinct les attache nécessairement à un « lieu » qui est une certaine configuration de l’espace adaptée à leur physiologie – ce qu’on appelle aujourd’hui un biotope – en lequel ils s’épanouissent et hors duquel ils dépérissent. Il faut une étendue herbeuse au bovin, de hautes futaies à la girafe, etc.

    L’être humain a la possibilité d’habiter à peu près n’importe où dans la biosphère, en fonction de ce qu’il juge bien.

    C’est pourquoi l’individu humain a toujours la notion de Bien qui éclaire le ciel de ses pensées.

    Platon, dans l’Allégorie de la Caverne, identifie le Bien au soleil qui éclaire et donc donne leur juste valeur à toutes les réalités du monde, mais qui ne peut pourtant pas être regardé en face car il éblouit.

    Et, en effet, tout se passe comme si les humains tournaient autour du Bien en essayant d’en capter les principaux rayonnements sur le monde. Ces rayonnements ce sont les modalités du Bien qu’on appelle « valeurs finales » une valeur est finale si, quand on la réalise, on est bien !

    Les valeurs finales s’opposent aux valeurs intermédiaires, lesquelles ne sont des valeurs qu’autant qu’elles permettent de progresser vers une valeur finale. Réussir à un examen ou concours est la valeur intermédiaire dont j’ai besoin pour réaliser mon idéal d’homme riche et puissant, ou pour celui d’avoir un rôle solidaire envers autrui. Ici « riche et puissant », « solidaire » sont des choix de l’« être bien » que je veux devenir. Et, effectivement « richesse et puissance », « solidarité », sont des valeurs que peuvent choisir les humains pour donner sens à leur vie. Mais beaucoup d’autres valeurs finales sont possibles : la vérité, la connaissance, la sagesse, le plaisir, l’amour, le bonheur, la liberté, etc.

    Il faut remarquer que certaines valeurs finales portent exclusivement sur la vie sociale, telle la paix, et aussi l’égalité et la fraternité (qui appartiennent à la devise de la République Française). On dit que ce type de valeurs sont de Bien commun.

    Le Bien commun étant la version sociale du Bien, est ce qui donne son sens à l’activité humaine qui prend en charge l’organisation de la vie sociale, soit la politique.

    Or la relation sociale est un caractère essentiel de la condition humaine – ne serait-ce que parce que l’individu humain ne développe ses capacités proprement humaines que dans le langage, lequel est une création de la vie sociale. Il s’ensuit que tout individu ne peut exercer son choix de valeurs finales qu’à l’intérieur du cadre des choix de Bien commun de la société à laquelle il appartient.

    Ainsi la priorité est bien de choisir les valeurs finales en fonction desquelles on veut vivre ensemble.

    Or nous vivons désormais dans une société devenue mondialisée par le dynamisme du marché économique, et nous savons que, dans cette société, il est beaucoup question, peut-être plus que de toute autre valeur finale, du bonheur.

Souveraineté du bonheur

Aristote, au IVe siècle avant J-C, réfléchissant sur les valeurs finales, écrivait :

« Ce qui est digne d'être poursuivi par soi, nous le nommons plus parfait que ce qui est poursuivi pour une autre chose, et ce qui n'est jamais désirable en vue d'une autre chose, nous le déclarons plus parfait que les choses qui sont désirables à la fois par elles-mêmes et pour cette autre chose, et nous appelons parfait au sens absolu ce qui est toujours désirable en soi-même et ne l'est jamais en vue d'une autre chose. Or le bonheur semble être au suprême degré une fin de ce genre, car nous le choisissons toujours pour lui-même et jamais en vue d'une autre chose. » (Éthique à Nicomaque, I, 5)

    Quelle est la thèse d’Aristote ? Parmi toutes les modalités du Bien (les valeurs finales), le bonheur a le privilège d’être la seule à ne pas pouvoir valoir pour une autre valeur finale.

    En effet on peut choisir la justice pour avoir la paix, on peut choisir l’amour pour le plaisir qu’il apporte, on peut choisir la connaissance pour atteindre la sagesse, etc.

    Mais pour quoi d’autre que lui-même choisirait-on le bonheur ? Ce serait se poser la question « À quoi bon le bonheur ? », et on se rend compte que cette question n’a pas de sens !

    C’est pourquoi Aristote affirme que le bonheur est le « Souverain Bien ». Est « souverain » un pouvoir qui a le dernier mot sur tout. Et c’est bien ainsi que fonctionne le « bonheur » dans notre communication : dire que telle mesure politique est prise pour notre bonheur musèle toute objection.

    Si le sens d’une organisation sociale est le bien commun, alors, là aussi, la souveraineté du bonheur doit s’imposer. C’est pourquoi on peut retrouver la référence au bonheur dans quelques lois fondamentales.

La Déclaration d'indépendance des États-Unis (1776) revendique le « droit à la vie, à la liberté et à la recherche du bonheur » 

L’article premier de la Déclaration précédant la Constitution de la première république française (24 juin 1793) affirme : « le but de la société est le bonheur commun »

    Pourtant nous sommes interpellés par le fait que la référence au bonheur intervienne tardivement dans les lois fondamentales des États. Seulement à la fin du XVIIIe siècle en Occident, les occurrences citées ci-dessus étant les premières connues. Plus étonnant encore : cette référence au bonheur comme principe de l’organisation sociale est restée rare puisqu’on ne la retrouve ni dans l’actuelle Constitution Française, ni dans la Charte Européenne.

    Parce qu’il va de soi que toute organisation sociale vise l bonheur de la société ? Mais rien ne va jamais de soi en matière juridique ! Tout doit être écrit pour faire valoir que de droit.

    Qu’est-ce qui fait donc problème dans la valeur finale qu’est le bonheur ?

Le problème de la définition du bonheur

    Essayons de définir le bonheur.

    Certes on peut penser à Aristote : « Le bonheur est le Souverain Bien. » Mais nous n’avons là qu’une définition formelle qui permet situe le bonheur relativement aux valeurs finales. Mais cela ne nous dit pas en quoi il consiste

    Essayer de penser le bonheur de manière substantielle nous mène vers l’idée de généralisation des états de satisfaction. On peut ainsi penser le bonheur comme un état d’accumulation de plaisirs, comme un accès pérenne à la puissance et gloire dans la société, comme un état d’accumulation de richesse telle qu’il supprime la possibilité du manque, comme un état d’absence de trouble de l’âme – parfaite et durable sérénité, ou « ataraxie » comme disait les anciens grecs, comme une permanence d’aimer et être aimé par autrui, etc.

    On laisse de côté toutes les objections qui peuvent être faites à chacune de ces propositions de définition substantielle du bonheur, pour écouter Kant qui a très bien formulé le problème général qu’elles posent.

« Le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu'a tout homme d'arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. (…) Veut-il la richesse ? Que de soucis, que d'envie, que de pièges ne peut-il pas par-là attirer sur sa tête ! Veut-il beaucoup de connaissance et de lumières ? Peut-être cela ne fera-t-il que lui donner un regard plus pénétrant pour lui représenter d'une manière d'autant plus terrible les maux qui jusqu'à présent se dérobent encore à sa vue (…) Veut-il une longue vie ? Qui lui répond que ce ne serait pas une longue souffrance ? Veut-il du moins la santé ? Que de fois l'indisposition du corps a détourné d'excès où aurait fait tomber une santé parfaite, etc. ! »

KANT, Fondements de la. Métaphysique des mœurs, deuxième section, 1785

    Que nous dit Kant, au fond ? Que ce en quoi chacun fait consister le bonheur est irréaliste et ne saurait lui permettre d’avoir prise sur la réalité pour y parvenir. Pourquoi ? Parce que le bonheur dans son exigence d’une satisfaction sans restriction est comme le rêve du désir et ne saurait donc prendre en compte la résistance des réalités objectives à nos désirs.

    La valeur finale qu’est le bonheur est essentiellement subjective !

    Est subjectif ce qui ne vaut que pour soi, est objectif ce qui vaut de la même manière pour tous. Il y a des valeurs finales qui peuvent être objectivées. La valeur de justice est parfaitement objectivable dans le partage du gâteau pour les convives qui attendent le dessert. Le bonheur ne l’est jamais. Ce que Kant établit très bien dans la suite du texte proposé.

« Le problème qui consiste à déterminer d'une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d'un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble ; il n'y a donc pas à cet égard d'impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l'imagination. »

    Ainsi l’impossibilité de donner une définition substantielle du bonheur est l’effet de la nature essentiellement imaginaire de la pensée du bonheur. Or, l’imaginaire est propre à chacun parce qu’il est l’expression mentale la plus directe de sa subjectivité. C’est pourquoi le bonheur est irréalisable : on ne peut former un projet raisonnable de bonheur, que soit du point de vue individuel ou du point de vue collectif.

    Un couple qui pense s’être trouvé sur un même projet de bonheur parce qu’il utilise quelques mots semblables pour l’exprimer, mais sans que soit interrogé l’imaginaire par lequel ces mots sont investis, est assuré d’aller vers de douloureuses déconvenues.

    Comme l’écrivait la philosophe Simone Weil

« Il n'y a qu'une seule et même raison pour tous les hommes ; ils ne deviennent étrangers et impénétrables les uns aux autres que lorsqu'ils s'en écartent. » (Oppression et Liberté, 1934)

Funestes projets de bonheur

    Proposition d’une petite expérience mentale concernant le bonheur

« Imaginons l'individu qui planifie la plus belle soirée dont il puisse rêver ; il invite ses meilleurs amis, plus quelques gens drôles ; il prévoit des mets attrayants, des animations éprouvées ; il soigne le décorum ; rien n'est laissé au hasard. Il pourra peut-être ainsi grappiller beaucoup de miettes de plaisirs, mais il sera déçu. Il n'aura pas été heureux [ne serait-ce que par l’inquiétude d’un incident malheureux]. Et s'il se trouve qu'il l'a été, ce sera toujours par surprise, là où il ne l'a pas prévu, par quelque événement qui aura bousculé son bel ordonnancement. » Tiré de PJ Dessertine, Les seins de Marianne, http://pjdesser.free.fr/politic/marianne.htm - 2001.

    Cette impuissance d’un projet de bonheur se retrouve dans le domaine de la vie collective, mais avec des conséquences quelquefois dramatiques dans la mesure où elle entraîne le destin d’une société.

    Par exemple, les Conventionnels français qui ont rédigé la Constitution de l’an I (1793) qui affirme le bonheur comme but de la société ne paraissaient pas connaître Kant (qui avait écrit sur le bonheur la décennie précédente). Or, ils ont confirmé tragiquement ses écrits. Car ce sont bien eux (les Robespierre, St Just, Barrère, etc.) les acteurs principaux d’un des épisodes les plus malheureux de l’histoire moderne de la France – la Terreur – avec, entre le 11 juin 1794 (loi suspendant les droits de la défense) et le 27 juillet 1794 (chute de Robespierre), 1376 guillotinés à Paris !

    Sachant que cela se produisit au nom du bonheur que doit réaliser la société communiste, on peut aussi évoquer les millions de morts des famines délibérément organisées par Staline il y a un siècle, la famine qu’a impliqué « Le grand Bond en Avant » de Mao en Chine dans les années cinquante, les massacres massifs par les communistes de Pol Pot au Cambodge dans les années soixante-dix.

    Que s’est-il passé alors ?

    Parce qu’il est vécu comme le « souverain bien », le bonheur, en politique, peut tenir lieu de valeur absolue. L’invoquer comme motif de choix politique ne saurait souffrir la contestation car il ne peut pas être relativisé par une quelconque objection. Il suffit alors qu’y adhère une part importante de la population, en particulier celle qui a le pouvoir d’exécution des décisions du potentat, pour que des catastrophes sociales se produisent. D’autre part le potentat, se voulant l’incarnation du projet de bonheur, tend inévitablement à réaliser son propre imaginaire du bonheur. Comme cet imaginaire est essentiellement lié au pouvoir qu’il a sur ses concitoyens, il va le porter à des décisions qui augmentent ce pouvoir et donc à faire taire toute velléité d’opposition. C’est ainsi que l’on voit les politiques du bonheur tendre systématiquement vers une société où le pouvoir est totalitaire. Cette tendance est emblématiquement illustrée par le roman dystopique d’Aldous Huxley Brave New World (en français, « Le meilleur des mondes »), 1932.

    C’est ainsi que l’on peut interpréter tous les échecs des projets étatiques de bonheur, conformément à la démonstration de leur caractère contradictoire mis en lumière par Kant il y a plus de deux siècles.

    La valeur finale de bonheur, n’est-elle alors qu’un moteur à illusions, quelquefois désastreuses ? Faut-il la proscrire comme expression du Bien ?

Le bonheur comme idée régulatrice

    Il faut ici souligner que la valeur finale de bonheur est, quel que soit le mot utilisé, présente dans toutes les cultures. Elle n’est donc pas un accident de l’histoire mais une expression de la condition propre de l’espèce humaine. Elle ne peut donc pas être réduite à un facteur d’illusions.

    Du fait de son caractère essentiellement subjectif on peut considérer le bonheur comme le rêve du désir humain d’une totale satisfaction, celle qui ne laisserait plus place au sentiment de manque, d’incomplétude, de finitude.

    Or, il faut voir dans cette maximisation idéelle d’une réalité d’expérience – celle d’éprouver des désirs – l’activité de la raison, qui a besoin de cette idée de plénitude pour donner sens à une expérience partielle, puisqu’on ne se connaît que des désirs particuliers. C’est encore à Kant que l’on doit la théorisation de ces produits assez paradoxaux de la pensée humaine : des idées qui sont requises par la raison mais qui se nourrissent de l’activité de l’imagination. Pour se faire comprendre, Kant propose l’exemple de l’eau pure : ce n’est qu’une idée parce qu’on ne saurait trouver une eau parfaitement pure, et pourtant on a besoin de cette idée pour améliorer la qualité de l’eau qu’on boit.

    Kant montre que des idées telles celles de de Dieu, de Monde, d’Âme, procèdent de la même démarche de la pensée. L’idée de Dieu permet de penser la cause de tous les causes que l’on expérimente ; l’idée de Monde permet de penser la totalité des objets de l’expérience possible, l’idée d’Âme permet d’unifier par la pensée la totalité de l’expérience interne d’un individu. Idées auxquelles nous pouvons joindre celle de Bonheur qui est donc la pensée de la totalité des satisfactions possibles. Kant qualifie de « transcendantales » ces idées requises par la raison et pourtant investies par l’imagination, en ce qu’elles transcendent toute notre expérience réelle en lui donnant sens. En effet ces idées, portant les réalités qu’elles désignent à « la plus grande unité avec la plus grande extension. » (Kant), représentent chacune, dans le domaine de réalité qui lui est propre, une valeur finale (comme l’est l’eau pure) en fonction de laquelle les humains pourront régler leur comportement concernant cette réalité (ne pas jeter n’importe quoi dans la rivière).

    Ainsi, le principal intérêt de ces idées transcendantales est leur fonction régulatrice. On le sait amplement concernant Dieu et l’Âme par le rôle qu’ont joué les religions à cet égard. En ce qui concerne le Monde, on sait, depuis l’exclamation de Pascal – « Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie ! » (Pensées, 1670) – combien le souci de sa place dans le monde conditionne le comportement humain.

    Il en est de même avec l’idée de Bonheur : on ne saurait empêcher qu’à l’horizon de la recherche du bien commun, qui est l’objet de la politique, se trouve l’idée de bonheur, comme elle l’est, tout autant, dans la gestion de sa propre vie, et dans celle de l’unité familiale.

    Cela signifie que l’idée de bonheur règle bien l’orientation de nos comportements, individuels et collectifs du point de vue de la satisfaction de nos désirs. On peut même dire que si l’humanité se veut dans une aventure qui se raconte en histoire, c’est parce qu’elle est polarisée par sa quête du bonheur. Que le bonheur est, pour tous et pour chacun, l’espérance, au-delà de toutes les possibilités de satisfaction présentes, de la pleine réalisation des promesses de la vie humaine.

    Mais il est tout aussi clair qu’en tant qu’idée transcendantale et régulatrice, le bonheur ne saurait être le but d’un projet. Tout simplement parce qu’il n’est qu’une idée qui se nourrit d’imaginaire et qu’on ne saurait cranter, comme effet plus ou moins lointain, dans la série des causes et des effets qui constituent la réalité.

    Cette distinction, entre idée régulatrice et idée du but d’un projet peut paraître délicate à concevoir. Mais rassurons-nous : nous la connaissons déjà !

« Bonheur », la sagesse d’un mot

    L’impossibilité d’un projet de bonheur est présente dans le mot lui-même. Bonheur est l’union de bon et heur, ce dernier mot d’ancien français est dérivé du latin augurium signifiant chance. Et l’on retrouve cette même idée d’imprévisibilité du moment heureux dans les autres versions langagières de la notion ; en italien felicità vient du latin felix qui signifie fertile (la fertilité d’une culture, dépendant de la météo, est emblématique de ce qui est aléatoire) ; en anglais happyness vient de hap qui veut dire chance ; en allemand glück vient d’une contraction des mots qui ont donné en anglais good luck.

    Quelle que soit la langue parlée, les humains se sont entendus pour donner une forme verbale à leur espérance d’une vie réalisant toutes ses promesses, en marquant clairement que celle-ci ne pouvait pas advenir comme but d’un projet parce qu’elle ne pouvait que dépendre de facteurs hors de portée de leur volonté.

    Cela signifie aussi que l’étymologie de bonheur nous détourne franchement du préalable de la constitution d’une société parfaite qui arrêterait l’histoire dans une stase indéfinie de pleine satisfaction pour tous – ce qui est la promesse de l’idéologie communiste, comme de l’idéologie mercatocratique-consumériste.

    C’est beaucoup plus simplement du côté de l’advenue de moments heureux que la sagesse humaine, acquise sur une expérience multimillénaire, a catalysé dans le mot bonheur la visée de la plus grande valeur du vécu humain. Ce n’est que dans les siècles récents qu’on a voulu voir le bonheur du côté d’un état de béatitude durable, qu’il est difficile de rattacher à une quelconque expérience humaine, sinon du côté, humainement dégradé, du drogué qui « plane ».

    Notons que nous avons un mot pour désigner ces moments de plénitude de satisfaction : ce sont dans les moments de joie ! Comme le remarquait le philosophe Clément Rosset – La force majeure, 1983 – la joie n’est pas enfermée dans l’ego du joyeux, elle exige de se partager autour de soi, elle est comme une lumière inondante, elle fait le monde joyeux.         N’est-ce pas l’expérience humaine qui nous rapproche le plus de la plénitude de satisfaction, du bonheur donc ?

    D’autre part, la joie ne se prévoit pas, ne se commande pas. Elle advient, ou pas, et s’en va, se jouant de notre volonté.

« Par rapport à tout motif de satisfaction, y compris encore une fois l'ensemble des motifs qui peuvent la faire éclore à l'occasion, la joie apparaît toujours comme une manière de gratification, voire comme ce supplément de bonheur dont parle l'Evangile à propos des joies terrestres accordées en prime à ceux qui les auront dédaignées pour tout miser sur l'au delà : “ Tout le reste vous sera donné par surcroît ”, vous gagnerez à la fois le Ciel et la Terre. » Clément Rosset, La force majeure, Ed. de Minuit – 1983.


* * *


    Finalement, n’est-ce pas ainsi qu’il faut penser notre rapport au bonheur ?

    Par surcroît ! C’est-à-dire en plus de la satisfaction d’avoir atteint le but réaliste que, dans notre liberté, nous nous étions fixé – par exemple réaliser plus de justice dans notre lieu de travail par une action collective.

    Peut-être faut-il penser le bonheur comme un cadeau fait à la vie humaine qui a été généreuse d’elle-même. Un cadeau fait par petites touches : des moments de joie. La joie est ce goût du bonheur qui peut advenir au créateur contemplant à son œuvre enfin achevée, à l’amoureux retrouvant la personne chérie et désirée, ou encore par un bel accueil lors de l’accès en un lieu inconnu, etc. Il y a quelquefois de toutes petites choses qui ouvrent à de grandes joies. Il n’y a pas de recettes, on le sait, mais on soupçonne qu’il y a une condition : être généreux de son humanité.

    Il faut ici rappeler un principe évident : le bonheur qui est une plénitude de satisfaction ne saurait se satisfaire du malheur d’autrui. D’ailleurs la joie suit ce même principe, elle veut faire que le malheureux soit aussi joyeux.

    Si bien que le rapport humain au bonheur a nécessairement une dimension sociale. Or, on sait qu’il ne saurait être l’objet d’un projet politique. Comment penser l’idée de bonheur pour la vie sociale ?

    De la même manière que pour l’individu : par surcroît !

    Cela signifie qu’il ne peut survenir qu’autant que la politique a pour projet un bien commun qui permet aux qualités proprement humaines de s’épanouir. De ce point de vue la trilogie des valeurs de la République française – liberté, égalité, fraternité – sont tout-à-fait bienvenues, étant entendu que la liberté soit celle proprement humaine de choisir ses valeurs finales, que l’égalité soit clairement l’égalité de droit (qu’il n’y ait pas de lignée favorisées apriori), et que la fraternité soit vraiment globale c’est-à-dire ne soit pas limitée par l’existence de groupes sociaux privilégiés.

    On voit qu’ainsi précisées liberté, égalité, et fraternité ne sont pas des valeurs finales investies par l’imaginaire mais peuvent très bien être réalisées par des lois justes. Les moments de joie, le goût du bonheur, viendront alors par surcroît, et d’autant mieux que la société sera plus proche de réaliser ces valeurs.

    Il reste que les moments de joie impliquent l’existence des moments de non joie, et donc cette négation des désirs que signifie la perte de la joie. Comment peut-on parler de bonheur à ce propos ?

    Mais si c’est la joie qui nous donne le goût du bonheur, alors la bonne explicitation de notre rapport au bonheur serait le titre d’un beau livre de Jean Giono (1935) : « Que ma joie demeure ! »

Café philo du mardi 8 octobre 2024

 

Choisit-on son habitat ?


    La réponse peut paraître évidente !
    Oui, bien sûr ! Le choix de son habitat fait partie des décisions les plus importantes de son existence ?
    Certains d’entre nous n’ont-ils pas mûrement choisi d’habiter dans un petit village ?




    Ce qui problématise la question, n’est-ce pas l’évolution contemporaine des conditions d’habitation ?



    On peut parler ici de façon à peine caricaturale de « cages à lapin ». Choisit-on de vivre dans une cage à lapin ? Que ce soit en disposition verticale ou horizontale d’ailleurs !


    Aujourd’hui plus de la moitié de la population mondiale vit dans des villes. On évalue qu’il n’y en avait que 2% en 1800. Un demi-milliard d’individus vit dans l’une des 20 mégalopoles de plus de 10 millions d’habitants qui se sont développées sur la planète.
    Cette urbanisation forcenée de l’habitat, dans des agglomérations de plus en plus amples, qui s’affirme comme tendance lourde de l’histoire humaine, ne remet-elle pas en question la thèse de notre liberté de choisir notre habitat ?
    La métaphore de la « cage à lapin » nous renvoie à l’habitat animal. Peut-on dire que l’animal choisit son habitat ?

1.    Habitat animal, habitat humain : quelles différences ?

    Pour mieux caractériser le rapport de l’homme à son habitat, posons-nous la question : quelles différences y a-t-il entre l’habitat animal et l’habitat humain ?
    Il faut ici penser les différences générales en multipliant les points de vue – comme, par exemple, celui de l’emplacement, de l’origine (construit ou non), de la fonction, de la socialité qu’il induit, etc.


⦁ Différence d’origine de l’habitat ?
    On ne peut pas dire que les animaux se contentent d’habitat naturels alors que les humains les construisent. Des hommes vivent, ou vécurent dans des grottes. Des animaux construisent entièrement leur habitat. Au fond, comme dans tout le monde vivant, il y a chez l’homme soit l’habitat naturel (comme la grotte), soit l’habitat naturel aménagé, comme ces habitations réalisées en appui sur des falaises surplombantes, soit des constructions complètes sur sol.
    On ne peut même pas dire qu’il y a une différence flagrante du niveau de technicité des constructions. Le tisserin est un oiseau qui fait preuve d’une grande technicité pour construire son nid. Il est capable d’arracher de longs filaments à de grandes feuilles afin de les tisser très finement et de les nouer entre eux en utilisant plus d'une douzaine de nœuds différents. Il n’apparaît donc pas qu’il y ait une différence essentielle entre l’homme et le monde animal du point de vue de l’origine de l’habitat.

⦁ Différence dans la variété des formes ?
    On trouve une immense variété d’habitats chez les animaux, depuis le parasitisme (le ver-à-soie sur le mûrier), jusqu’à la complète autonomie native de la tortue, en passant par l’habitat sous terre ou sur les arbres, et par les migrations saisonnières qui alternent annuellement les habitats. De même ces habitats variés autorisent une socialité variée. L’habitat collectif dense est présent dans le règne animal tout autant que l’habitat individuel.
    On peut comparer de ce point de vue la tortue et la termite.

    On trouve aussi une toute aussi prodigieuse variété chez les humains :

 
 
 
 


Peut-on dire que la variété des habitats humains est analogue à celle du monde animal ?
    Non ! Il peut y avoir des variations marginales liées aux singularités des biotopes. Mais on ne trouve pas une variété notable des habitats qui soit intérieure à l’espèce, ni dans l’espace, ni dans le temps, chez l’animal. Alors que cette variation dans l’habitat est une caractéristique de l’espèce humaine. Si l’habitat de l’animal change au cours du temps long de l’évolution, c’est parce que c’est l’espèce elle-même qui a changé !

N'y a-t-il pas d’exceptions ?
    Il y a une exception flagrante. Elle a été créée par l’homme ! C’est l’habitat imposé à une espèce par sa domestication.



    Cela amène à tirer une conclusion majeure sur la spécificité de l’habitat humain :
    L’habitat artificiel imposé par l’homme, autrement dit la domestication, signifie que l’animal serait physiologiquement capable de s’adapter à un nombre indéfini de formes d’habitat, mais que de lui-même, il reste dans ceux que lui indique son instinct. Alors que l’homme a certes instinctivement besoin d’un abri, mais il prend la liberté d’une infinité variété de formes d’habitat.

⦁ Différence dans le lieu de l’habitat ?
    L’animal a son habitat lié à un biotope déterminé par sa physiologie spécifique. On appelle biotope une configuration d’environnement en laquelle une espèce vivante peut s’épanouir, et hors de laquelle elle dépérit.
    L’humain peut vivre à peu près partout… mais il doit chaque fois s’en donner les moyens techniques appropriés.
    Cela signifie que cette liberté humaine d’habiter à peu près partout – même dans l’espace extra-atmosphérique désormais – a pour corollaire une inventivité technique qu’on ne retrouve jamais chez les autres espèces vivantes.

 Différence dans la manière de se l’approprier ?
    Les humains consacrent en général l’appropriation d’un habitat par un individu ou un groupe familial par le droit – ce qui signifie un énoncé public, garanti par la société, de l’obligation de respecter la maîtrise de l’accès à son habitat par son propriétaire nommé. On trouve de tels textes sur le droit de propriété dans les plus anciens écrits déchiffrés, tel le code d’Hammourabi (Mésopotamie, 2e millénaire avant J-C).
    Les animaux, certes, savent qu’il faut éviter de trop s’approcher de l’habitat d’un congénère. Mais cette apparence de respect ne peut jamais être détachée de l’existence d’un rapport de force présent.
    C’est la force de l’usage public du langage – caractéristique de l’espèce humaine – de pouvoir aligner d’emblée toute une société par le droit, c’est-à-dire sur l’obligation de respecter des règles fondamentales pour la viabilité du groupe social, comme celle de la propriété de l’habitat.

    Quels enseignements peut-on tirer de ces comparaisons quant à la liberté des hommes vis-à-vis de leur habitat ?

 

2. L’humain comme habitant problématique

    C’est dans la manière d’habiter que se constate une spécificité humaine : l’individu humain a la liberté d’habiter partout parce qu’il n’est pas d’emblée lié à un biotope assigné par la biosphère au moyen de comportements instinctifs.
    Mais cette liberté qui se décompose en deux séquences : d’abord la liberté de choisir son lieu de vie – et ce peut être transitoire et périodique (nomadisme) – ensuite celle de choisir la forme de son habitat.           Cette liberté proprement humaine a été exprimée par Marx de manière très juste :

« …une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. » K. Marx, Le Capital, 1867.ais cette liberté est-elle vraiment une supériorité de l’espèce ?
     Mais cette liberté est-elle vraiment une supériorité de l’espèce ?
    Car l’animal sait d’emblée, par instinct, où il peut être bien. Ce n’est pas le cas de l’homme : il ne sait pas où et sous quelle forme d’habitat il va être bien. Il doit définir ce bien lui-même. Et ce n’est pas du tout évident !
    De ces deux types d’habitats pratiqués par les hommes sous les mêmes latitudes, lequel est préférable, la yourte mongole, ou la villa dans un lotissement ? 


    Il est clair que l’une ou l’autre option n’implique pas la même manière de vivre, la même vie sociale, le même rapport à l’environnement naturel, et même le même rapport à l’espace et au temps !
    Ne peut-on pas dire que choisir son habitat, c’est choisir sa vie ?
    Alors ne peut-on pas parfois envier l’animal qui est assuré par son instinct de choisir la bonne vie ?
    Comme l’écrivait Sartre : « l’homme est condamné à être libre ! »
    Mais avant de consentir à cette sentence pessimiste, posons-nous la question :

    Qu'est-ce qu’implique la prise en compte de cette liberté de choisir son habitat ?
    Comme le remarque Marx ci-dessus, elle implique de se représenter l’habitation que l’on souhaite réaliser, avant d’agir. Ce qui présuppose de répondre à la question : quel est le bon habitat pour soi ? Il s’agit donc prendre du recul par rapport à ses désirs pour réfléchir quel est son but et les moyens de l’atteindre.
    Or, le but humain concernant l’habitat est-il le même que celui de l’animal ? Quel est celui de l’animal qui aménage son habitat ? N’est-ce pas essentiellement la sécurité qui permet la continuation de l’espèce ?
    L’habitat humain est-il réductible à la sécurité ?
    Voici ce qu’écrivait Heidegger à ce sujet :

« Habiter, être mis en sûreté, veut dire : rester enclos dans ce qui nous est parent, c'est-à-dire dans ce qui est libre et qui ménage toute chose dans son être. Le trait fondamental de l'habitation est ce ménagement. » ; car, ajoute-t-il, « la condition humaine réside dans l'habitation », Heidegger, Essais et conférences, «°Bâtir, habiter, penser » – 1951
    Certes Heidegger évoque d’emblée la sécurité (qu’exprime ici le mot traduit par sûreté). Mais il lui donne un sens qui va clairement au-delà de la préservation de la vie biologique. Car on peut lire, derrière le style un peu pompeux de l’expression « ce qui est libre et qui ménage toute chose dans son être », qu’on a plus que simplement sa vie, sa santé physique, son bien être à ménager, mais ce qui fait de soi un être pleinement humain : sa liberté proprement humaine.
    On a remarqué avec justesse qu’il est inconvenant, blessant même, pour ceux qui habitent là, de parler, à propos de ce qu’on appelle des « grands ensembles », de « cages à lapins ».

     C’est exactement ce que veut dire Heidegger ! Même dans un grand immeuble avec la multiple répétition des mêmes appartements parallélépipédiques, chacun fait en sorte de l’habiter de manière humaine, c’est-à-dire en faisant valoir sa liberté humaine singulière. C’est ainsi qu’il l’arrange selon son goût par l’ameublement et la décoration.        Encore plus significatifs sont les petits objets symboliques – inscriptions, tableaux, photos, bibelots, etc. – présents dans tout logis, qu’on met de-ci, de-là, comme sur le meuble du salon, toujours bien en vue, qui témoignent de notre humanité, de notre vie aventureuse passée, de nos rêves à venir. Car son habitat ne vaut, pour l’homme, que s’il renvoie le reflet de son humanité, que s’il témoigne, en fin de compte, de la valeur de l’humanité, que s’il est un espace cultivé. On s’est beaucoup interrogé sur la signification des fresques pariétales de nos très lointains ancêtres, dans les grottes de Lascaux, Chauvet, Cosquer, etc. ; accueillons-les simplement dans cette perspective.
    Et quelle est cette valeur proprement humaine, sinon que cette capacité de pouvoir orienter sa vie au-delà de tout instinct, autrement dit de définir soi-même son bien en fonction duquel on choisit son lieu et sa manière de l’habiter !
    C’est bien ainsi qu’on peut rendre compte du fait que la diversité des habitats humains n’est pas réductible à la variation des conditions imposées par l’environnement. On ne donne pas le même sens à sa vie quand on choisit d’habiter dans un immeuble intégrant des équipements collectifs, ou dans une maison individuelle entourée de murs dans un lotissement.
    Mais il ne faut pas se cacher que cette liberté propre à l’humain de choisir le sens de sa vie est ambigüe. L’animal n’a-t-il pas un avantage définitif de savoir instinctivement où est son bien ? N’est-ce pas notre faille humaine – notre « péché originel » – que de pouvoir nous tromper sur ce qui est bien ?

 

3. La liberté d’habiter comme aventure

    Le philosophe G. Canguillhem ouvre une perspective de grande profondeur sur cette possibilité de se tromper de l’homme cherchant sa place dans le monde :

« Un animal, ‑ et j'ai fait allusion à l'étude du comportement instinctif, comportement structuré par des patterns innés, ‑ est informé héréditairement à ne recueillir et à ne transmettre que certaines informations. Celles que sa structure ne lui permet pas de recueillir sont pour lui comme si elles n'étaient point. C'est la structure de l'animal qui dessine, dans ce qui paraît à l'homme le milieu universel, autant de milieux propres à chaque espèce animale, comme Von Uexkull l'a établi. Si l'homme est informé à ce même titre, comment expliquer l'histoire de la connaissance, qui est l'histoire des erreurs et l'histoire des victoires sur l'erreur ? Faut-il admettre que l'homme est devenu tel par mutation, par une erreur héréditaire ? La vie aurait donc abouti par erreur à ce vivant capable d'erreur., En fait, l'erreur humaine ne fait probablement qu'un avec l'errance. L'homme se trompe parce qu'il ne sait où se mettre. » G. Canguilhem, Études d'histoire et de philosophie des sciences, 1970, Vrin, p. 364.
    De ce texte on peut tirer les idées suivantes :

⦁    L’homme peut inclure des mondes animaux dans le monde universel qu’il peut englober par sa faculté propre de représentation par la langue. Alors que l’animal est définitivement enfermé dans le monde configuré par sa physiologie – le biologiste J. Von Uexkull, dans Mondes animaux et monde humain (1934), étudie de ce point de vue le cas emblématique, parce que très simple, de la tique.
⦁    Mais le monde humain universel est un monde seulement représenté, autrement dit, l’homme a une aptitude à le décrire et à anticiper son évolution. Mais pour cela il doit en prendre une connaissance juste pour pouvoir maîtriser ce qu’il va y faire, et pouvoir y trouver son bien. Il peut se tromper, il se trompe même régulièrement.
⦁    L’être humain serait errant – on peut dire exilé de naissance : il n’a pas une place réservée, d’emblée accueillante, dans le monde ; il cherche à savoir en quel endroit il pourrait être bien – et s’il a une capacité de connaître exceptionnelle et une inventivité technique sans pareil c’est justement pour se donner une place accueillante.

    Ainsi, avant d’être d’habitation, le rapport humain à l’espace serait fondamentalement aventureux, c’est-à-dire toujours empreint d’un facteur d’indétermination quant à la place que l'humain peut occuper sur Terre. Comme l’habitation est la détermination d’une bonne place où l’homme peut vivre, on peut considérer l’aventure comme l’antonyme de l’habitation.
    Rappelons à ce propos la formule de Heidegger citée plus haut : « la condition humaine réside dans l'habitation ». En réduisant l’humanité à l’habitation ce penseur donne une conception qui trahit la condition humaine car l’habitation ne vaut qu’autant que l’être humain est aventureux. D’ailleurs tout humain éprouve toujours le besoin de sortir périodiquement de son habitation pour s’aventurer dans l’espace ouvert. C’est pourquoi on n’est pas surpris qu’Heidegger ait adhéré très tôt à l’idéologie totalitaire du nazisme. C’est en effet en vertu de cette conception unilatérale de l’humain comme « habitant » que le nazisme a pu préconiser une politique préventivement belliqueuse de « sauvegarde de l’espace vital du peuple allemand ».
 
    Revenons à l’image de ce quartier de Hong-Kong sur-densifié par l’habitat en hauteur.


    Cette image est tout-à-fait significative de l’évolution contemporaine de l’habitat.

    Qu’est-ce qui caractérise l’habitat contemporain ?

⦁    Il tend à se densifier en des dizaines de mégalopoles tentaculaires qui peuvent dépasser la dizaine de millions d’habitants.
⦁    Il tend à s’uniformiser. La même logique d’urbanisation par des tours très hautes, des vastes centres commerciaux, des banlieues pavillonnaires tentaculaires ; la même logique architecturale de bétonisation à angles droits.
⦁    Le corollaire en est la restriction drastique, à presque rien par la réduction des possibilités, de la liberté du choix de son habitation par l’individu.

    On ne peut comprendre cette évolution autrement que comme l’expression dernière de l’aventure industrielle initiée il y a plus de deux siècles en Occident, et qui, par sa logique propre qui est l’extension indéfinie du marché (au sens économique du terme), est devenue désormais une aventure mondiale. Cette aventure est délibérément menée par une minorité affairiste, c’est-à-dire motivée par le pouvoir que lui donne l’accumulation de la richesse pécuniaire. Mais elle n’a été possible que par le consentement d’une majorité des populations qui trouvaient là une nouvelle confiance dans leur rapport à l’environnement naturel (puisqu’elle s’appuie sur le progrès technique), comme de multiples opportunités de satisfactions dans une vie rendue ainsi plus facile que par le passé.
    Ces bénéfices se révèlent aujourd’hui des illusions car on constate qu’ils se retournent en leur contraire. L’environnement naturel nous renvoie des évènements catastrophiques de plus en plus incontrôlables. Les satisfactions se révèlent de plus en plus éphémères face aux contraintes lourdes sur notre liberté qu’implique l’organisation mercatocratique (c’est-à-dire pour l’extension du marché) de nos sociétés.

* * *

    La réponse à la question soumise à notre réflexion est négative. Nous avons de moins en moins le choix de notre habitat. Et c’est bien là une perte concernant notre liberté la plus fondamentale puisqu’elle porte sur le sens que nous donnons à notre vie.

    Nous pouvons dire aujourd’hui que l’aventure de l’espèce humaine – ce qui fait qu’elle a une histoire – s’est fourvoyée dans une impasse. Et, effectivement, parce que c’est une aventure, elle pouvait se tromper.
Il est souhaitable désormais que les populations actent l’erreur collective et réfléchissent collectivement le moyen de continuer l’aventure humaine, afin que, se réappropriant leur liberté, les humains puissent donner le meilleur de ce qu’ils peuvent.

Pierre-Jean Dessertine, octobre 2024

Les images ont été fournies par Jean-Pierre Testa, architecte, à l’occasion d’un café-philo sur l’habitat à Lourmarin le 12 novembre 2019.
Jean-Pierre Testa nous a quitté en janvier 2023

Café philo du 10 septembre 2024 Pierre-Jean Dessertine

MANQUONS-NOUS DE CONFIANCE ?


Il m’a semblé intéressant que nous échangions ensemble sur l’idée de confiance. On peut en effet soupçonner que ce petit mot – confiance – est généralement sous-estimé par la pensée, en particulier philosophique.

Il faut partir du fait que nous sommes, nous humains, des êtres sociaux. Or, notre nature d’êtres sociaux est à la fois une solution et un problème.

C’est une solution parce que seule notre coopération nous a donné une puissance suffisante pour asseoir la viabilité de notre espèce, alors qu’elle était d’emblée particulièrement vulnérable dans un environnement a priori hostile – nudité, absence d’attributs naturels de défense ou d’attaque conséquents, néoténie…

C’est un problème parce que nos tendances spontanées à la domination, à l’appropriation, à l’amour-propre, menacent sans arrêt d’allumer des foyers de violence dans la société.

Besoin de coopération et menace de violence - C’est ce que Kant appelait « l’insociable sociabilité » de l’humain.

C’est pour cela qu’aujourd’hui, dès qu’on parle de société on pense à la nécessité de régulation des rapports humains par le droit. Le droit, c’est-à-dire des règles de comportements écrites, connues de tous, avec une Justice publique et une force armée publique, pour les faire appliquer.

On oublie cependant qu’il y a une autre manière que le droit, au moins aussi importante, de réguler les rapports sociaux, et qui en tous cas précèdent toujours l’apparition du droit. Ce sont les rapports de confiance/défiance

Oui, c’est comme régulateur des rapports sociaux, en le distinguant de cet autre régulateur beaucoup plus voyant qu’est le droit, que je vous propose d’aborder la notion de confiance.

On peut déjà remarquer que cette approche exclut l’usage non social du mot « confiance » comme dans la confiance en soi. Disons simplement que s’opère dans cette expression un glissement de sens du mot « confiance ». On pourra y revenir.

Je vous propose, comme point de départ, de définir la confiance comme une croyance portant sur autrui,

La confiance est la croyance accordée à autrui de choisir ce que nous jugeons être les bons comportements. La défiance serait alors la croyance qu’autrui est susceptible de choisir des comportements néfastes.


La confiance comme règle de vie sociale


On comprend alors que le couple dialectique confiance/défiance permet à chacun de choisir avec qui il veut coopérer pour améliorer ses conditions de vie, et avancer vers le bien commun de la société. C’est en cela la confiance permet de régler la vie sociale.

Et la règle de confiance/défiance est une règle très intéressante par rapport au droit car venant, pour chacun, de son expérience propre, elle permet la meilleure adaptation à son environnement social. Alors que le droit est aveugle : il s’applique uniformément sans tenir compte des circonstances particulières.

Alors pourquoi le droit, pourquoi ne pas s‘en tenir à nos rapports de confiance/défiance ?

Parce que la confiance relève de la croyance !


La confiance comme croyance


La croyance est une forme de savoir. Au fond c’est la forme de savoir qui s’oppose à la science : la science c’est le savoir suffisamment fondé objectivement – c’est-à-dire le savoir sur lequel tout le monde peut s’accorder – en un même lieu, deux solides, dans le vide, chutent à la même vitesse.

La croyance est le savoir insuffisamment fondé objectivement, et donc qui s’appuie sur la subjectivité pour être adopté. Or, ce qui relève irrémédiablement de la subjectivité dans la personne humaine, c’est-à-dire ce qui ne peut jamais être partagé de la même manière avec autrui, c’est tout le domaine de son affectivité. Une personne à qui l’on dit « Je t’aime », oui, on lui dit quelque chose de très positif ! Mais on lui met surtout un gros nuage d’obscurité entre les pattes : « Qu’est-ce qu’il/elle veut vraiment dire en employant ce mot ? » – veut-il coucher, occuper ses vacances, passer le restant de sa vie avec moi, faire un beau mariage, faire des bébés, … ?

Dire que la confiance est une croyance, c’est tout aussi vrai d’ailleurs pour la défiance, c’est faire état d’un savoir objectif insuffisant, et d’un savoir subjectif décisif, concernant la personne.

Savoir objectif ? C’est bien sûr l’expérience de son comportement passé. Pourquoi est-il insuffisant ? Parce que la confiance prend position sur autrui en tant que personne, c’est-à-dire en tant que sujet libre identique en deçà de tous ses comportements particuliers. Or, un être libre, par nature, a des comportements non nécessaires, autrement dit non prévisibles.

Savoir subjectif ? Il est un savoir positif – dans la confiance (négatif dans la défiance) – sur autrui qui porte essentiellement sur ses mobiles de comportements dans la mesure où ceux-ci peuvent impacter notre existence. Ce sentiment positif consiste a priori à les considérer comme bons à notre égard.

On pourrait dire : la confiance c’est à la fois le savoir de l’expérience passée de nos relations avec l’autre, et le sentiment acquis que cet autre est de bonne volonté à notre égard. Avec le sens fort que Kant attribue à l’expression « bonne volonté » : « De tout ce qu'il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n'est seulement une BONNE VOLONTÉ. »

Le caractère essentiel de cet élément affectif est mis en relief par l’étymologie du mot :

Confiance, [con – fiance] = avec fiance ; fiance est de l’ancien français, dérivé du verbe fier (comme dans se fier à) et signifie engagement. Cela a donné le mot « fiancé ». Avoir confiance, c’est considérer autrui comme s’il était engagé à être de de bonne volonté envers soi.

Fier, vient du latin fides qui veut dire foi, et a donné l’adjectif fidèle ou le mot confidence. Or la foi est la croyance pour laquelle le motif subjectif suffit pour donner la pleine adhésion au savoir. C’est une manière de reconnaître que, dans la confiance, l’expérience passée pèse très peu, quelque fois presque rien, et que c’est bien le motif subjectif qui emporte l’adhésion,.

La relative importance de l’expérience de la relation passée est mise en évidence dans l’expression « gagner la confiance de quelqu’un »

Son insuffisance irrémédiable justifie l’expression généreuse employée de « donner sa confiance » – ce qui veut dire que dans la confiance on rend toujours plus que ce que l’on a reçu des relations passées avec l’autre. En effet, à partir d’une expérience partielle, on fait un crédit total.

Une situation minimale de relation avec autrui auquel on donne sa confiance est le charisme. Mais le charisme repose aussi beaucoup sur un phénomène affectif de groupe : on a confiance parce que tout autour de nous on voit la confiance. Autrement dit, on a confiance dans le leader parce qu’on a confiance dans les autres qui ont confiance dans le leader. La confiance, comme tous les sentiments sociaux positifs (la joie, la beauté, l’enthousiasme), est contagieuse.


La confiance risquée


C’est très beau la confiance, n’est-ce pas ? Mais il ne faut pas oublier qu’elle fait paire avec son contraire, la défiance. Il y a l’une parce qu’il y a l’autre.

Surtout la confiance est risquée ! Puisqu’elle est essentiellement basée sur des motifs subjectifs. N’oublions jamais où a mené la confiance de millions d’allemands dans leur Führer !

Dans les relations interpersonnelles la confiance peut nous aveugler sur les conditions réelles d’exercice de la liberté d’autrui, en particulier, sur des tendances ou intentions demeurées masquées. Tout le monde le sait : la confiance peut être trompée, elle peut amener à de grandes déceptions, voire mettre en danger.

Certes la confiance est une valeur évidente des relations sociales, mais c’est une valeur risquée !


L’articulation entre la confiance/défiance et le droit


C’est pourquoi savoir donner sa confiance, c’est nécessairement savoir aussi se défier. Si la confiance, c’est la coopération a priori, la défiance est la non coopération à priori. C’est pourquoi une société se conforte d’un haut niveau de confiance en son sein, comme elle s’affaiblit d’un haut niveau de défiance.

La défiance n’est pas la violence, elle ne fait que rendre non actives, et donc stériles socialement, les relations humaines qu’elle impacte. Mais, par-là, elle laisse le champ libre à l’expression des tendances asociales – domination, appropriation, amour-propre – qui toujours semblent accompagner la vie en société. En cela, l’extension du domaine de la défiance dans une société ouvre un terrain favorable à la violence. Elle est dangereuse pour la société.

Le droit est l’outil social pour maîtriser cette violence potentielle liée à la montée des défiances. On peut considérer que plus il y a de la défiance dans une société, plus son droit a besoin d’être développé.

Il semble qu’il ne faille pas chercher ailleurs, la raison du développement proliférant du droit dans nos sociétés mercatocratiques (organisées pour l’extension du marché). Ce sont en effet des sociétés largement fondées sur la défiance puisqu’elles prétendent produire du bien commun en organisant la rivalité entre les individus pour l’accaparement des richesses – et la rivalité implique évidemment la défiance entre les rivaux.

Le droit est toujours la réponse à un niveau préoccupant de défiance dans un groupe social. Ce qui se voit à tous les niveaux de la vie sociale. Il n’y a habituellement pas besoin de droit dans la cellule familiale dans la mesure où c’est le lieu privilégié des relations confiantes. Certes, les multiples associations « loi 1901 » qui font la vie sociale dans les territoires se soumettent au droit. Mais ceux qui les pratiquent savent bien que la plupart du temps, cela est purement formel (« pour recevoir des subventions »), tant ces associations fonctionnent aux relations de confiance. Par contre, quand il s’agit de relations d’affaires, de questions de propriétés, de préséance sociale, tous ces domaines qui relèvent de la compétition par laquelle, en notre société, les individus investissent leur valeur sociale, le droit est constamment sollicité pour désamorcer les violences potentielles.

D’ailleurs dans une société comme la nôtre, dont l’organisation tend à étendre le domaine de la défiance, l’existence d’un droit solide et bien appliqué par des institutions de justice et de police est un puissant facteur de confiance globale puisqu’il permet qu’il y ait moins de violence dans la société.

D’où l’on voit que le droit est essentiellement dépendant des rapports de confiance/défiance, puisque l’extension de la défiance est à son origine, tandis que le rétablissement d’une confiance collective est son but final.

Pour mieux évaluer ce rapport entre confiance et droit, il a été proposé aux participants du café-philo de se réunir en petits groupes pour répondre à la question :


NOTRE SOCIETE A-T-ELLE BESOIN DE PLUS DE REGULATION PAR LA CONFIANCE, OU DE PLUS DE DROIT ?


À partir des arguments proposés, voici une démarche possible composée sous la forme d’un dialogue entre FIDEL (pour la confiance) et JUSTIN (pour le droit)

JUSTIN : Ce qui se passe actuellement sur Internet indique clairement dans quelle direction il faut aller. La communication sur le réseau sociaux est extrêmement facilitée, et avec la Terre entière. Or cette facilité se paralyse d’elle-même, tellement elle donne lieu à des mensonges, des manipulations, des intrusions sur son terminal, etc. Il faut maintenant des mots de passe, des doubles, voire triples procédures d’identification, des anti-virus, pare-feux, antiphishing, ransomware, etc. Il est clair que s’il n’y a pas une reprise en main par le droit, il va être plus intéressant de retourner aux lettres postales et à la téléphonie traditionnelle.

FIDEL : C’est intéressant que tu parles d’Internet car rappelle-toi, à la fin du siècle dernier, il était né sous le signe de la confiance. On ne cherchait pas à tromper. Spontanément on se mettait en relation pour partager sur Internet – partager les connaissances, les relations, les logiciels, etc. Internet a commencé à devenir un espace de défiance au tournant des années 2000, au moment où il a été massivement investi par les affairistes comme nouvelle extension du marché, bien moins contrôlée que le marché dans l’espace physique. Soit, on ne peut pas éviter de légiférer, pour sortir de cette sorte de banditisme clandestin ! Mais le but final ne doit-il pas être de rétablir un espace de confiance et de partage ?

JUSTIN : On est donc d’accord qu’il faut plus de droit. Ce n’est que le droit qui permettra de rétablir la confiance. Mais celle-ci ne sera possible que si chacun respecte les règles édictées et si ceux qui ne les respectent pas sont systématiquement sanctionnés. Il faudra un pouvoir fort de contrôle ! Ne laissons pas croire qu’on puisse retourner à l’Internet de l’innocence et du partage des années 90 !

FIDEL : Je ne suis pas sûr qu’un pouvoir fort soit la solution. Un pouvoir fort tend toujours à être abusif ! Ce que je sais, par contre, c’est que l’humanité s’est construite sur la confiance. Chacun de nous n’a été accueilli dans le monde, et n’a pu s’affirmer et y trouver une place, que par la confiance. La confiance donnée par la mère d’abord, puis celle de la parentèle, et enfin celle des éducateurs. N’oublions jamais que nous sommes les fruits de dons de confiance, et que nous n’épanouissons notre humanité que dans les relations de confiance. Une société, comme la nôtre, qui croit pouvoir créer de la prospérité en mettant en compétition les individus pour s’approprier des richesses, et donc en faisant de la défiance un principe de relations sociale, n’a en réalité aucun avenir – et c’est bien ce qu’on constate aujourd’hui avec la conjonction, d’une crise climatique, d’une atrophie de la biosphère, et de la multiplication des violences guerrières. Donc, ce que je remets en cause, c’est cette organisation sociale fondée sur la défiance. Il nous faut retrouver au plus vite une logique de confiance !

JUSTIN : Non, non ! Ce dont tu rêves, c’est de retrouver le monde protégé de l’enfance. Mais on ne retourne pas en arrière ! Vivre, c’est aller de l’avant ! Il faut considérer que la logique de confiance/défiance est liée à l’enfance, à l’innocence infantile qu’il faut d’abord couver pour que le petit enfant prenne confiance et soit capable d’entrer dans le monde adulte. Les rites de passage que l’on constate dans toute société, sont la manière de consacrer ce basculement. Devenir adulte signifie quitter la logique de la confiance/défiance pour faire valoir son autonomie. Et cette autonomie s’exprime dans les relations sociales par le délaissement de la sentimentalité et de la confiance, pour des relations fondées sur la raison et le droit.

FIDEL : Mais alors comment juges-tu quelqu’un comme Trump, qui ne cesse de se mettre en avant pour alimenter la défiance dans la société : il vient d’accuser des migrants de manger les chiens et chats de compagnie ! Que dis-je, la défiance, la haine plus tôt ! On est, avec cet individu qui vise à devenir président des États-Unis, aux antipodes de la raison et du droit !

JUSTIN : Il y a nécessairement des comportements irrationnels dans toute société. L’important est que la raison et le droit soient la norme !

FIDEL : Mais qu’un individu comme Trump, après tout ce qu’il a dit et fait, alors même qu’il est multi-inculpé et condamné selon le droit, soit en situation de disputer la finale de la présidentielle américaine, n’est-il pas significatif de l’état d’une société ? Car s’il est là aujourd’hui, n’est-ce pas parce qu’il bénéficie de la confiance aveugle d’une part importante de la société étatsunienne ? Et ses adulateurs sont bien incapables de justifier leur adhésion de manière raisonnable. Ils n’ont à la bouche que des expressions de haine envers des ennemis sur lesquels ils fantasment de façon totalement farfelue.

JUSTIN : Ce sont effectivement des gens qui sont mécontents et qui voient en Trump leur sauveur.

FIDEL : Mais n’est-il pas là, l’infantilisme !? Diviser le monde entre les bons et les méchants, et investir dans un « sauveur » qui serait omnipotent ! Il faut plutôt penser que le phénomène Trump est le symptôme d’une société malade. Et de quoi est-elle malade sinon d’avoir généré trop de défiance ? Ces gens-là ont tellement besoin de retrouver confiance qu’ils s’inventent un sauveur ! Et ce Trump, qui n’a vécu que de la rivalité sociale, l’a bien compris et tient le discours qu’ils attendent car cela le place au plus haut cette société de compétition.

JUSTIN : Je suis assez d’accord sur ton diagnostic d’une société malade. Mais cela n’efface pas la valeur d’un idéal de société raisonnable dont les relations sociales sont encadrées par le droit, lequel est accepté par tous parce qu’il est déterminé démocratiquement. Quand je dis qu’il faut aller vers plus de raison et de droit, je veux simplement dire qu’il faut aller vers une société de droit démocratique. Et je déplore que les États-Unis, et d’une manière générale, l’humanité aujourd’hui, s’en éloigne et dérive vers les populismes.

FIDEL : Cet idéal de société dont tu parles est mis en avant depuis quelques décennies, depuis qu’est avéré l’échec des alternatives communistes. Mais cet idéal démocratique a, lui aussi, été invalidé par l’histoire. Il n’est parvenu nulle part à faire progresser les sociétés vers des relations sociales apaisées, harmonieuses. La raison en est bien simple : c’est un idéal « mercatocratique », c’est-à-dire qui doit permettre au marché – au sens économique du terme – de se développer. Or le marché, c’est la compétition entre les marchands pour obtenir des parts (de marché) afin de s’enrichir. Cela implique une compétition impitoyable et donc le développement de relations de défiance. Et c’est cette extension de la défiance dans la société qui crée une demande de confiance, laquelle tend à se résoudre dans le désir d’un sauveur, soit dans la demande populiste. Mais le populisme, qui n’apporte une confiance qu’autant qu’il réunit autour d’un sauveur contre un ennemi fantasmé, ne peut conduire qu’à de nouvelles violences. Finalement, il est facteur démultiplicateur de défiance.

JUSTIN : C’est sans issue ! La seule solution est de mieux réguler l’économie de marché !

FIDEL : Pas du tout ! On n’est jamais arrivé à le faire, et on n’y arrivera jamais. Pour une raison simple : ce sont les grands acteurs du marché qui ont le pouvoir. C’est pourquoi on a pu écrire qu’on est dans une mercatocratie, laquelle se cache derrière les formes de la démocratie1. Mais il faut savoir que la sagesse populaire a toujours su se donner des règles de comportement qui sauvegardent les relations de confiance. Lis le texte suivant de l’ethnologue Claude Levi-Strauss :

« Dans ces petits établissements [petits restaurants populaires du sud de la France] où le vin est compris dans le prix du repas, chaque convive trouve devant son assiette une modeste bouteille d'un liquide le plus souvent indigne. Cette bouteille est semblable à celle du voisin, comme le sont les portions de viande et de légumes qu'une servante distribue à la ronde, et cependant une singulière différence d'attitude se manifeste aussitôt à l'égard de l'aliment liquide et de l'aliment solide. Celui-ci représente les servitudes du corps, et celui-là son luxe. L'un sert d'abord à nourrir, l'autre à honorer... C'est qu'en effet, à la différence du plat du jour, bien personnel, le vin est bien social. La petite bouteille peut contenir tout juste un verre, ce contenu sera versé non dans le verre du détenteur, mais dans celui du voisin, et celui-ci accomplira aussitôt un geste correspondant de réciprocité. Que s'est-il passé ? Les deux bouteilles sont identiques en volume, leur contenu semblable en qualité. Chacun des participants à cette scène révélatrice n'a, en fin de compte, rien reçu de plus que s'il avait consommé sa part personnelle. D'un point de vue économique, personne n'a gagné et personne n'a perdu. Mais c'est qu'il y a bien plus dans l'échange que les choses échangées. » Les structures élémentaires de la parenté, P.U.F., 1949, p. 75.

Et quel est ce « bien plus » qui est évoqué dans la dernière phrase ?

JUSTIN : la confiance !?

FIDEL : Exactement ! L’économie de marché c’est la production, la circulation, et l’appropriation de biens pour sa satisfaction personnelle. On va au restaurant pour satisfaire sa faim et sa soif. La logique voudrait qu’on ne s’intéresse qu’à ce qui nous a été servi pour nous rassasier. Mais non, ici les commensaux font passer avant un échange de vin. Ce qui veut dire : « J’ai comme toi faim et soif, et je suis aussi tenté par les victuailles apportées à ton couvert et qui sont à portée de main. Si on se met d’emblée à satisfaire son appétit, s’installera une défiance entre nous. En se donnant mutuellement le vin, on se montre qu’on est capable de prendre du recul par rapport au désir de satisfaire son appétit, pour établir des relations de confiance. » George Orwell appelait « common decency », ce qu’on traduit par décence ordinaire, cette culture populaire des comportements qui entretiennent la confiance. Il semble que la décence ordinaire se soit, aujourd’hui, largement perdue, victime à la fois de la pression publicitaire qui exacerbe la quête de satisfactions personnelles, et de la déportation d’une grande part des relations sociales sur les communications par internet ce qui évite la confrontation avec autrui de regard à regard, avec la responsabilité que cela implique de faire, ou non, confiance. Car, comme le disait Emmanuel Lévinas, « la relation au visage est d'emblée éthique. » (Éthique et infini, 1982).

JUSTIN : Mouais… la confiance à des limites. Ne soyons pas trop naïf sur la bonté de la nature humaine ; sa malignité existe aussi, et toujours et partout ! Donner trop facilement sa confiance est toujours risqué.

FIDEL : Je le reconnais volontiers. Mais reconnaît toi-même qu’il y a de ce point de vue de grandes différences entre les cultures. Voudrais-tu sortir ton trousseau de clé ?
Ce que fait Justin
Tout ça ! Combien ? six… sept ! Et encore, on ne compte pas les clés dématérialisées – je veux dire les multiples mots de passe que tu réunis dans un dossier lui-même protégé par un mot de passe, … ! Sais-tu que dans de nombreux villages de par le monde, on vit très bien sans clés et sans mots de passe ? Tu m’accorderas qu’il ne s’agit là que d’outils de défiance. N’est-ce pas essentiel, pour le bien-être collectif, que la confiance ? Hé bien notre culture occidentale est la plus mal placée de ce point de vue !

JUSTIN : Cela veut tout aussi bien dire que l’on est la culture la plus riche en biens à protéger !

FIDEL : Sans doute ! Mais cela pose une question de hiérarchie des biens. Il y a les biens qu’on peut s’approprier et qui ne valent que pour soi. Et les biens dont le profit pour soi n’enlève en rien la capacité des autres d’en profiter – un beau coucher de soleil est un bien tout autre que ce qu’il y a dans son coffre-fort à la banque.

Lequel parmi ces deux types de biens faut-il privilégier ?

JUSTIN : Humm ! Cela dépend …

FIDEL : Tu as raison ! Cela dépend des circonstances. Si l’on trouve une source alors qu’on est complètement déshydraté, on ne va pas remplir le verre de l’autre. Mais il faut essayer de donner la réponse du point de vue du bilan de sa vie. Quand il faudra le faire, ce bilan, laquelle de ces deux catégories de biens qu’on aura goûtés aura donné le plus de valeur à sa vie ? Pour nourrir ta réponse, je te propose ce texte du philosophe Alain :

« Je puis vouloir une éclipse, ou simplement un beau soleil qui sèche le grain, au lieu de cette tempête grondeuse et pleureuse ; je puis, à force de vouloir, espérer et croire enfin que les choses iront comme je veux ; mais elles vont leur train. D'où je vois bien que ma prière est d'un nigaud. Mais quand il s'agit de mes frères les hommes, ou de mes sœurs les femmes, tout change. Ce que je crois finit souvent par être vrai. Si je me crois haï, je serai haï ; pour l'amour, de même. Si je crois que l'enfant que j'instruis est incapable d'apprendre, cette croyance écrite dans mes regards et dans mes discours le rendra stupide ; au contraire, ma confiance et mon attente est comme un soleil qui mûrira les fleurs et les fruits du petit bonhomme. Je prête, dites-vous, à la femme que j'aime, des vertus qu'elle n'a point ; mais si elle sait que je crois en elle, elle les aura. Plus ou moins ; mais il faut essayer ; il faut croire. Le peuple, méprisé, est bientôt méprisable ; estimez-le, il s'élèvera. La défiance a fait plus d'un voleur ; une demi-confiance est comme une injure ; mais si je savais la donner toute, qui donc me tromperait ? Il faut donner d'abord. »

JUSTIN : Oui, par rapport à la question qu’on se pose, Alain dit qu’il faut prioritairement augmenter la confiance.

FIDEL : En effet. Et c’est l’argument qui est intéressant. « Ce que je crois finit souvent par être vrai. » : parce qu’autrui est une conscience de soi libre semblable à la mienne, elle est influencée par ma croyance ; et une croyance qui rehausse ma valeur – ce qu’est la confiance – m’incite à me comporter de façon à être à la hauteur, c’est-à-dire à être digne de confiance ; dès lors, je serai porté à reproduire cette expérience de relation positive dans mon rapport à une troisième personne ; et ainsi de suite. Si bien que donner sa confiance est un comportement qui tend à s’auto-alimenter à travers les relations sociales ,et, finalement, c’est le groupe social tout entier qui s’en trouve renforcé, dans sa lutte contre l’adversité comme dans son progrès vers un bien commun. Mais on pourrait faire le même raisonnement concernant la défiance. Plus on se défie, plus autrui se défie, et plus on a des motifs de se défier. La défiance s’auto-alimente, et peut devenir un agent toxique qui menace l’ensemble du groupe social. C’est pour cela qu’il faut s’en défendre par des lois, une institution de justice et par la violence instituée qu’est la police. Tout cela, les sociétés pré-mercatocratiques le savaient de manière immémoriale. C’est pourquoi elles pratiquaient, et pratiquent encore (à bas bruit comme dans le restaurant décrit par Levi-Strauss), ce que le sociologue français Marcel Mauss appelait l’échange symbolique – à savoir l’obligation a priori de donner, recevoir, et rendre – comportement rituel, mettant en scène la confiance a priori, à partir duquel se structure une vie sociale sereine.

Nous sommes dans une société sous pouvoir mercatocratique qui s’est efforcée de réduire ces pratiques d’échange symbolique, tout simplement parce que c’est un échange de biens qui échappe au marché. C’est pourquoi notre société mondialisée est devenue une société de défiance. Et une société de défiance, pour se maintenir malgré les périls de violence qu’elle engendre, est contrainte de produire un droit proliférant, et de donner une place toujours plus grande aux forces de police. C’est une société qui, aujourd’hui, est obligée de constater qu’elle est dans une impasse, ce que manifestent les phénomènes de populisme, comme le trumpisme.

JUSTIN : Je ne comprends pas. Les institutions de justice et de police sont là justement pour rétablir une confiance globale dans la société !

FIDEL : À conditions qu’elles procèdent de choix démocratiques ! Mais en régime mercatocratique, on invoque et pratique la démocratie essentiellement de manière formelle, car la liberté de choix ne doit pas aller au-delà de ce qui favorise le marché. Ce qui se voit de mille manières dans la vie quotidienne, de la priorité donnée aux intérêts privés, aux violences très sélectives des forces de police. Ce qui creuse encore plus la défiance et amène à se tourner vers le « sauveur » populiste, lequel, en orientant la défiance vers un groupe social stigmatisé de manière fantasmatique, enlise encore plus la vie sociale dans logique de la défiance, ce qui ne peut que mener vers des épisodes de violence incontrôlable. Au Moyen-Orient, aujourd’hui même, on découvre qu’on ne plus faire confiance en son terminal de communication portable qui peut exploser par l’initiative d’un ennemi.

C’est pourquoi, il faut retenir la leçon d’Alain : « Il faut donner d'abord. ». On a d’abord besoin de confiance. On a vu que la confiance est toujours un risque. Il faut prendre le risque de donner a priori sa confiance. Comme on nous a donné a priori, dès la naissance, la confiance qui nous a permis de devenir ce que nous sommes. C’est plus qu’un principe moral, c’est un impératif social. C’est contribuer à faire entrer la société dans une logique de confiance qui marginalisera les comportements, inévitables, de défiance.

C’est la seule voie pour que se rétablisse une confiance en l’avenir.


Pierre-Jean Dessertine
septembre 2024

1 Voir P-J Dessertine, Démocratie… ou mercatocratie ?, éditions Yves Michel, 2023.