Raison et déraison du transhumanisme
Par Pierre Jean DESSERTINE
Qui est l’homme augmenté ?
C’est
l’homme de l’avenir, celui qui est annoncé par la science.
Ce
qui semble banal : l’homme n’a-t-il pas toujours été augmenté par les progrès
de la science ? Nous parlons ici de la science au sens le plus large, celui
initialement donné par les Grecs : la maîtrise des processus naturels par la
raison. Ainsi on peut penser que l’accès à la maîtrise du feu a augmenté
l’homme, tout comme la vaccination, l’automobile, ou le réseau Internet.
Mais
ce n’est pas ce très général problème du progrès par la science qui nous réunit
ce soir. C’est un problème précis. Il est apparu dans les années 80, en
Californie, parmi les chercheurs qui se sont aperçus que la conjonction de
nouveaux domaines scientifiques ouvrait la voie
à des changements radicaux chez l’homme.
Ces
nouveaux domaines de la connaissance scientifiques sont les nanoscience, les biosciences, l’informatique et les sciences cognitives
(ce qu'on appelle les NBIC).
Mais
que signifie ici changements « radicaux » ? Ne sont-ce pas des changements qui affecteraient la nature humaine ?
Mais
la nature de l’homme ne s’atteint qu’à travers le prisme de sa culture,
c’est-à-dire cette manière qu’a l’homme d’interposer sa liberté pour prendre en
compte les nécessités naturelles en fonction de ses propres buts. Si l’homme a
un besoin naturel de manger, il mange ce qu’il choisit, d’une certaine manière
réglée, en plus ou moins grande quantité, et il peut choisir de jeûner, voire
même de faire la grève de la faim.
La
culture, parce qu’elle exprime la liberté humaine, est constamment variable
alors que les nécessités naturelles en fonction desquelles elle se détermine
sont les mêmes pour tous les hommes.
Autrement
dit, ce qui fait la base commune de ce qu’on appelle l’humanité, ce sont un ensemble
de nécessités naturelles qui sont à la fois le point d’appui et la limite à sa
liberté. C’est ce qu’on appelle, non pas la nature, mais la condition
humaine.
Ainsi,
parler de changements radicaux en l’homme, c’est penser la possibilité de
modifications de la condition humaine.
On
peut considérer qu’il y a trois grands ordres de nécessités naturelles qui
constituent la condition humaine :
1.
Sa corporalité.
L’homme est incarné dans un corps vertical, bipède, qui le situe constamment
dans un point de vue déterminé, etc.
Les nouvelles sciences envisagent en effet de numériser toute la pensée humaine et de la télécharger sur des supports artificiels afin de la délivrer de cette corporalité. Voir à ce propos : L'immortalité est-elle pour demain ?
Les nouvelles sciences envisagent en effet de numériser toute la pensée humaine et de la télécharger sur des supports artificiels afin de la délivrer de cette corporalité. Voir à ce propos : L'immortalité est-elle pour demain ?
2.
Sa sensibilité. Elle
est à la fois externe et interne. Externe – perception – elle est le référent
ultime de la connaissance de l’environnement naturel. Interne – sentiments,
dont les désirs – elle est le signal de notre état intérieur.
Les NBIC permettent d’outrepasser la référence perceptive en créant une réalité virtuelle; elles nous annoncent également la capacité à venir de supprimer nos états intérieurs négatifs en nous donnant les moyens de satisfaction de tous nos désirs.
Les NBIC permettent d’outrepasser la référence perceptive en créant une réalité virtuelle; elles nous annoncent également la capacité à venir de supprimer nos états intérieurs négatifs en nous donnant les moyens de satisfaction de tous nos désirs.
3.
Sa temporalité.
L’homme doit nécessairement accomplir le cycle naissance – maturation – vieillissement – mort dans
l’espace de quelques décennies. Le NBIC prétendent soigner le vieillissement et
écarter indéfiniment la mort.
On
appelle alors « homme augmenté » l’homme qui aurait fait reculer ces
limites qui constituent sa condition. L’homme augmenté serait celui qui
s’échapperait, grâce à la technoscience, de la condition humaine.
C’est
pourquoi on appelle la doctrine qui veut promouvoir sans retenue les
possibilités de transformation de l’homme que recèlent les NBIC, le transhumanisme.
Qu’est-ce que le transhumanisme ?
Le
transhumanisme est un système d’idées, une doctrine, qui vaut comme vision du
futur de l’humanité comme perfection. C’est donc une utopie qui prétend donner
le sens de l’activité humaine présente. C’est pourquoi elle vise à s’imposer
dans la société et à prendre le pouvoir de manière à en orienter l’évolution :
du point de vue de son rôle social, elle est une idéologie.
Notre
époque est très particulière en ce sens que l’avenir y a très peu de
visibilité. A-t-il jamais été aussi
difficile qu’aujourd’hui de parler de l’avenir à nos enfants ? Un des symptômes de cette perte de visibilité est la
disparition de grandes utopies comme le socialisme, le communisme, ou
l’anarchie. Le transhumanisme est la grande utopie qui émerge pour remplir cet
espace vide.
En
ce sens le transhumanisme peut être bien venu. Mais pas nécessairement : cela
dépend des raisons qui le justifient (par exemple l’utopie nazie fut
désastreuse).
Que vaut le transhumanisme ?
Le
transhumanisme peut être justifié par deux types de raisons :
1.
Celles de l’ordre de la science.
2.
Celles tirées de
l’interprétation de l’histoire.
Pour
les premières – les possibilités techniques qu’ouvrent les NBIC – elles sont exposées, généralement de manière mirifique par les tenants du transhumanisme. Mais,
tout scientifiques qu’ils soient, leurs arguments laissent apparaître à
l’examen beaucoup de parti pris et d’irrationnel. Ils peuvent être très
discutables.
Plus
intéressant est l’argument tiré de l’histoire. C’est essentiellement la théorie
de l’évolution. Comme toute espèce qui apparaît au long des âges, puis
disparaît, l’espèce humaine est appelée à disparaître. Ceux qui voudraient que
l’espèce humaine soit maintenue immuablement dans sa finitude se mettent en
contradiction avec cette loi de l’évolution des espèces qui règne sur la
biosphère.
L’histoire
de l’espèce humaine est marquée par une succession de profonds bouleversements
qui ont amélioré sa situation dans la biosphère (feu, roue, écriture,
agriculture, métallurgie, etc.). Il faut les considérer comme autant de
jalons d’une évolution ouverte de l’espèce humaine.
Avec
l’avènement des NBIC cette évolution atteindrait un seuil critique annonçant un
saut qualitatif duquel émergerait une nouvelle
espèce que les transhumanistes appellent
volontiers le posthumain et dont l’homme augmenté serait la
préfiguration.
L’objection
à cette argumentation est l’idée que les grandes inventions évoquées plus haut
n’ont pas été forcément un progrès pour l’humanité, au point que certaines ont
été délibérément écartées par certaines populations. Voir à ce sujet la critique de
l’écriture par Claude Lévi-Strauss.
À
cela le transhumaniste répondra que justement, conformément à la théorie de
l’évolution, toutes ces cultures dissidentes qui ne sont pas entrées dans ces
étapes du progrès humain ont été éliminées par sélection naturelle.
Mais
cela ne saurait suffire à convaincre l’homme contemporain qui constate que
cette culture qui s’est engagée sans retenue sur la voie du progrès
technoscientifique étouffe aujourd’hui sous ses propres déchets, provoque un
extinction catastrophique de la faune de la biosphère, risque d’être gravement
déstabilisée par les changements climatiques qu’elle a induit, etc. Le verdict de
la sélection naturelle pourrait être impitoyable également pour elle.
Finalement,
il faut bien se demander si la théorie de l’évolution est bien applicable à
l’espèce humaine. Car les comportements humains ne sont pas pris dans les
instincts naturels comme ceux des autres espèces. L’homme n’est-il pas capable
de prendre des risques par esprit d’aventure ? N’est-il pas capable de renoncer
à procréer par conviction religieuse ? N’est-il pas capable de sacrifier sa vie
pour une valeur qu’il juge supérieure (comme le résistant qui ne dénonce pas
son réseau sous la torture) ? On voir bien qu’en ces occurrences « la
lutte pour la vie et pour imposer sa descendance » ne fonctionne pas.
En
vérité l’espèce humaine est une espèce bien particulière dans la biosphère en
ce qu’elle est la seule à se donner ses propres valeurs finales au-delà de
celles assignées par la biosphère sous forme instinctive : telle est la liberté
fondamentale qui fait de l’homme un être de culture.
En
fonction de quelles valeurs finales les transhumanistes préconisent-ils la
transformation de l’homme par la science ? En fonction d’un hédonisme sans
nuance : le transhumanisme « prône le bien-être de tout ce qui éprouve
des sentiments qu’ils proviennent d’un cerveau humain, artificiel, post-humain
ou animal. » lit-on dans le manifeste de l'Association transhumaniste
mondiale. Ce qui est cohérent avec le fait que les nécessités liées à la
condition humaine soient vécues comme une limitation à la satisfaction des
désirs et donc un défaut de bien-être. D’ailleurs l’essentiel de l’entreprise
technique et scientifique de l’homme a pour vocation de se libérer de
l’asservissement aux nécessités naturelles pour « jouir sans aucune
peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, et
principalement la conservation de la santé » comme écrivait Descartes
(Discours de la méthode) : la vaccination libère de l’épidémie,
l’automobile libère de la distance inaccessible, etc. Les transhumanistes
ne font que pousser vers sa plus grande efficacité cette visée hédoniste en
s’appuyant sur les possibilités des derniers développements de la science.
Peut-on
le leur reprocher ? Non ! À condition d’accepter cette idée du Bien qui la
motive : une vie de bien-être, c’est-à-dire une vie maximisant les sensations
positives. Or cette idée du bien n’est pas acceptable car elle est beaucoup
trop réductrice. L’être humain est capable de viser d’autres types de
satisfactions que celles qui passent par le plaisir et le bien-être. On peut
penser, entre autres, au sportif qui s’impose de grandes souffrances pour être
le meilleur, ou bien à l’individu qui sacrifie son bien-être pour une cause
qu’il juge plus importante (par exemple celui qui aide les sans-abri).
On
constate que les satisfactions qui ne passent pas par la sensation, mais qui
sont d’ordre spirituel, sont largement occultées dans le monde contemporain. Et
l’on peut rapporter ce phénomène à la prégnance de l’idéologie marchande,
diffusée à travers une surabondance de messages publicitaires, qui veut faire
croire que la vie bonne ne passerait que l’obtention de sensations positives à
travers la consommation de marchandises.
Après
tout, cette convergence entre l’utopie transhumaniste et les intérêts
particuliers des marchands n’est pas suffisante pour invalider la première. On
pourrait être là face à une manifestation de cette « ruse de la
raison » par laquelle l’Histoire selon Hegel – c’est-à-dire le
développement de l’Esprit dans le monde – se fait au moyen de l’énergie venant
de la poursuite des intérêts particuliers.
Mais
il convient de remarquer également que si le transhumanisme vaut aujourd’hui
comme idéologie d’importance mondiale, c’est que parce qu’il a été massivement
investi, au sens financier, par les grandes entreprises, telles Google et Microsoft.
Non seulement les transhumanistes disposent aisément des capitaux pour
entreprendre leurs projets de recherche, mais la culture de masse dispose de la
manne financière permettant de produire des œuvres qui popularisent la figure
de l’homme augmenté. Pensons à l’importance qu’a prise, ces dernières années
cette figure dans les jeux vidéos et dans le cinéma (par exemple, en 2014, Lucy
et Transcendance).
Au
fond, il faut avoir conscience que le transhumanisme est une doctrine très
extravagante – que peut être une « pensée » séparée du corps et
téléchargée sur divers supports artificiels ? – et qui serait restée comme une
bizarrerie scientiste de la mouvance New Age de l’ouest des États-Unis, s’il
elle n’avait bénéficié de financements massifs de la part du pouvoir marchand
mondialisé.
L’émergence
du transhumanisme comme idéologie mondiale est à la confluence :
· D’un besoin généralisé d’une utopie qui
permette de réinvestir l’avenir malgré l’impasse dans laquelle deux siècles
d’activisme marchand ont mis l’humanité. Le
transhumanisme est, à cet égard, d’autant plus bienvenu qu’il est congruent
avec les valeurs dominantes de bonheur hédoniste qui ont cours dans l’opinion
commune.
· De la difficulté en laquelle se trouve
aujourd’hui le pouvoir marchand mondialisé. D’une part, il se trouve en procès
de disqualification du fait des excès qu’il provoque : excès d’injustices
sociales et excès de dommages écologiques
D’autre part, il se trouve en crise structurelle (la crise de 2008)
parce que la concentration des richesses qu’il a engendrées
a pour conséquence que ceux qui pourrait le faire prospérer ne sont plus en
état de le faire, soit parce qu’ils n’ont plus assez de moyens financiers (les
classes moyennes paupérisées), soit parce qu’ils ont tout ce qu’ils pouvaient
espérer de biens traditionnellement humains (les inconsidérément enrichis de
ces dernières décennies). L’utopie transhumaniste apparaît alors au monde
marchand comme la possibilité de la relance des affaires par les immenses
nouveaux marchés qu’elle annonce.
De
ce point de vue on peut considérer le transhumanisme comme une réclame (au sens
de publicité) pour la pérennité de la société marchande, c’est-à-dire de la
société gouvernée pour être conforme aux intérêts marchands en favorisant
prioritairement la circulation des marchandises. Et comme toutes les bonnes
réclames, elle ne s’appuie pas sur des arguments raisonnables mais sur les
passions humaines, trop humaines. Et l’on peut déceler dans les exaltations
transhumanistes, comme moteur central d’adhésion, l’activation d’une passion
profondément infantile de toute-puissance. Voir, à propos de cette passion : L’homme
sans animaux.
Par
contre, dès que l’on réfléchit un peu sérieusement sur ce que peut être cet homme
augmenté, sur la manière dont il pourrait exister, on se trouve pris dans
d’inextricables contradictions dont la racine est dans le paradoxe d’un sujet
humain faisant le projet de ne plus être ce qu’il est. Voir à ce propos L’avenir
peut-il être transhumaniste ?