La vérité est-elle relative à chacun ?
Pensons à l’affaire Grégory, cet enfant de 4 ans retrouvé assassiné
dans le lit d’une rivière en 1984.
Cela fait 35 ans que la France s’enfièvre périodiquement pour connaître
la vérité sur ce crime. Car chacun est bien persuadé que cette vérité existe,
et qu’au moins une personne la connaît. Chacun ressent également comme un
inachèvement du point de vue de son existence de ne pas pouvoir la partager.
Ainsi se présente à nous la vérité : comme une valeur absolue et
qui doit être partagée.
Pourtant un tout autre son se fait de plus en plus entendre. On
l’entend lorsque tel homme politique se targue en privé de servir des bullshits ‒ des « conneries » ‒ en public. On
l’entend par l’avènement de notions telles que « fake news » ou
« post-vérité », qui renvoient à la même idée que l’important,
lorsque l’on affirme quelque chose, est de faire réagir les gens dans le sens
que l’on souhaite plutôt que de s’appuyer sur des faits objectifs.
En ces occurrences, la vérité perd son caractère de valeur absolue
pour devenir une valeur relative aux intérêts particuliers. Ce que l’on
considère comme vrai dépend-il de chacun et peut-il varier selon chacun ?
Berkeley et l’immatérialisme
Dans le sens d’une réponse positive à cette question on peut critiquer
le réalisme naïf que manifeste
spontanément le sens commun. Ce réalisme suppute une permanence des choses avec
leurs qualités indépendamment des hommes qui les observent.
Mais posons-nous la question suivante : la planète Mars
était-elle rouge avant qu’une sonde spatiale humaine (Mariner IV, 1965) envoie
sur Terre les premiers clichés photographiques rapprochés ? On comprend
que cela n’a pas de sens de parler de la rougeur d’un sol en dehors d’une
conscience capable de la reconnaître. Mais n’en est-il pas de même des autres
qualités sensibles ? La dureté ou la pulvérulence du sol, les arêtes montagneuses
et les sillons de vallées, etc.
Mais que reste-t-il d’une chose ‒ fut-ce une planète ‒ hors ses
qualités sensibles ? Le philosophe irlandais Berkeley (1685-1753) a examiné rigoureusement cette question. Sa thèse est
l’immatérialisme, c’est-à-dire l’absence de substrat matériel comme support des
qualités sensibles des choses, « car que sont les objets (…) sinon des choses que nous percevons par les
sens ; et que percevons-nous hormis nos propres idées ou sensations ?
N'y a-t-il pas une contradiction manifeste à admettre que n'importe laquelle de
celles-ci, ou de leur combinaison, puisse exister sans être perçue ? ».
De là cette formule célèbre de Berkeley : « Être, c’est être perçu ».
La sophistique
Du point de vue de la vérité, cette thèse a une conséquence
redoutable. Car les sensations diffèrent constamment, non seulement d’un
individu à l’autre, mais aussi d’un moment à l’autre. Nous sommes un groupe
dans une salle : chacun à une perception de la salle différente liée à sa
position, de plus le jour tombant, la perception est constamment modifiée par
la luminosité. Or dans la mesure où ma connaissance de la salle est fondée sur
la perception que j’en ai, elle devient relative à chacun des présents à un
moment donné. C’est ce qu’avait théorisé dès le Vème av. J-C le
sophiste Protagoras : « J'affirme,
moi, que la vérité est telle que je l'ai définie, que chacun de nous est la
mesure de ce qui est et de ce qui n'est pas, mais qu'un homme diffère
infiniment d'un autre précisément en ce que les choses sont et paraissent
autres à celui-ci, et autres à celui-là. » (Platon, Théétète)
On le voit, l’idée que la vérité est relative à chacun n’est pas une
nouveauté contemporaine, elle avait été déjà théorisée en Grèce il y a 26
siècles. Les sophistes de la Grèce antique en avaient tiré la règle pratique
qu’entre les multiples discours possibles sur une même réalité, il fallait
choisir celui qui avait les conséquences les plus favorables. Protagoras :
« par homme sage j'entends
précisément celui qui, changeant la face des objets, les fait apparaître et
être bons à celui à qui ils apparaissaient et étaient mauvais. (…) que les aliments paraissent et sont
amers au malade et qu'ils sont et paraissent le contraire à l'homme bien
portant. Ni l'un ni l'autre ne doit être représenté comme plus sage ‑ cela
n'est même pas possible ‑ et il ne faut pas non plus soutenir que le malade est
ignorant, parce qu'il est dans cette opinion, ni que l'homme bien portant est
sage, parce qu'il est dans l'opinion contraire. Ce qu'il faut, c'est faire
passer le malade à un autre état, meilleur que le sien. »
Le pragmatisme
Après le long intervalle de la domination de l’idéologie chrétienne, et
des ouvertures théoriques de la Renaissance, la pensée moderne a repris l’idée
sophistique que c’est le discours le meilleur qui doit prévaloir comme vrai.
Seulement, l’acquisition des nouveaux savoirs scientifiques, dont la vérité
s’impose à tous, impliquait une définition plus exigeante de ce en quoi
consiste ce « meilleur ».
- Au
XIXème siècle l’anglais Stuart Mill définit le discours vrai comme
celui qui apporte le maximum de bonheur au plus grand nombre.
- Un
peu plus tard le français Bergson affirme qu’est vrai le discours qui permet de
satisfaire ses besoins, donc de vivre.
- Alors
que l’allemand Nietzsche ne voyait la vérité que dans ce qui permet à
l'individu d'affirmer au mieux sa puissance par rapport aux autres.
On pourrait citer d’autres auteurs. Il semble que la formule générale de ces conceptions se trouve chez l’américain William James (1849-1910) :
« Est vraie une idée qui réussit. ».
C’est la formule du pragmatisme, doctrine qui situe la valeur essentielle d’un
énoncé dans les actions qu’il permet d’accomplir avec succès.
Critique du relativisme
Mais on peut se demander ce que vient faire la référence à la vérité dans
ces philosophies. Ne serait-ce pas plus simple et clair de dire qu'une proposition
est intéressante (Protagoras), vitale (Bergson), utile (S.Mill), valorisante
(Nietzsche), efficace (James), plutôt que de dire qu'elle est vraie ?
En fait, les doctrines pragmatistes souffrent d'une incohérence foncière
: elles ne peuvent appliquer à la valeur de leurs propres énoncés ce qu'elles
disent de la vérité en général. Nietzsche serait-il prêt à reconnaître que ce
qu'il dit sur la vérité il ne le dit que pour exprimer sa propre volonté de
puissance ? Mais alors, il se retrouverait enfermé dans une contradiction sans
issue. C’est cette contradiction que mettait en relief Platon en faisant dire à
Socrate : « Protagoras (…) admettant
comme il le fait que l'opinion de chacun est vraie, doit reconnaître la vérité
de ce que croient ses opposants de sa propre croyance lorsqu'ils pensent
qu'elle est fausse (…) Ainsi tout le monde, à commencer par Protagoras,
contestera, ou plutôt, c'est lui qui tombera d'accord en convenant que celui
qui le contredit a une opinion vraie. »
L’idée que la vérité soit relative à chacun se disqualifie elle-même car
sa forme, qui est celle d’une affirmation universelle, est incompatible avec
son contenu, qui nie cette universalité.
On voit que le problème de la vérité est lié au fonctionnement du
langage, et en particulier à la manière dont il se rapporte à la réalité.
Vérité et réalité
Il semble que les mots « vérité » et « réalité »
puissent quasiment valoir comme synonymes : dire toute la vérité n’est-ce
pas dire toute la réalité ? Pourtant il y a une différence essentielle.
Car la vérité se rapporte toujours à l’usage du langage, elle est la valeur
attribuée à l’acte de langage en ce qu’il est capable de dire la réalité. La
réalité, c’est le donné sensible que le discours (l’acte de langage) désigne.
Le point délicat à saisir, c’est que, dès lors que nous pensons la réalité,
nous sommes toujours déjà au-delà de la sensibilité brute et subjective. On
évoque son expérience sensible toujours à l’aide de mots et lorsqu’on nous
demande des comptes sur ces mots – « Vous
dites que vous l’avez vu, mais qu’avez-vous vu exactement ? » ‑
on répond toujours par d’autres mots. Les mots ne permettent jamais de
rejoindre notre relation sensible à la réalité parce que celle-ci en tant que
telle est muette et ne peu rien apporter. La signification d’un mot n’est
jamais donnée par des sensations, mais toujours par d’autres mots :
« On ne peut inférer le sens du mot
fromage d'une connaissance non linguistique du roquefort ou du camembert sans
l'assistance du code verbal. Il est nécessaire de recourir à toute une série de
signes linguistiques si l'on veut faire comprendre un mot nouveau. » (Jakobson,
1963)
C’est ainsi que l’enfant pour grandir s’empresse de sortir des sensations
pour parvenir aux choses nommables. C’est cette « soif de nommer », si
caractéristiques des petits enfants de 2 - 4 ans. « Quécèça ? »
demandent-ils incessamment ; et ils rentrent dans le monde humain en
emmagasinant ainsi les choses par leur capacité à les nommer.
Car accéder au langage, ce n’est pas s’approprier le moyen de communiquer
ses sensations. Ce moyen on l’a de naissance, c’est le cri (et ses modulations)
commun avec le monde animal. Accéder au langage, c’est accéder au monde commun
des hommes, celui qui est constitué de toutes les choses nommables. Car il faut
que l’homme s’extraie, par le langage, de sa vie sensible purement subjective
pour devenir vraiment humain.
C’est pourquoi la vérité ne peut être qu’une valeur absolue : c’est
la valeur qui atteste qu’en ce que nous disons, nous restons bien dans le monde.
Et nous n’avons de cesse de nous inquiéter de la possibilité de dire le faux,
c’est-à-dire de ne plus être dans le monde. C’est ainsi qu’il faut comprendre
la condamnation absolue du mensonge par Kant : « Le mensonge nuit toujours à autrui : même s’il ne nuit pas à un
autre homme, il nuit à l’humanité en général », D’un
prétendu droit de mentir par humanité (1797).
Affirmer
que la vérité est relative à chacun, c’est tout simplement nier l’humanité de
l’homme car il n’y a plus de discours possible attesté par un monde commun.
C’est entrer dans des relations avec autrui qui ne peuvent être que des
rapports de force.
La vérité de chacun
Mais il ne faut pas oublier que la sensibilité de chacun fait partie du
monde, puisqu'on la nomme. Il faut donc reconnaître une vérité propre à chacun
liée à la manière dont il vit sensiblement son rapport au monde. Cette vérité a
été particulièrement explorée par le philosophe danois Kierkegaard qui la
formule sous forme d’interrogation : il s’agit de « savoir ce que je dois faire »
écrit-il dans son Journal (1835),
et il précise qu’il lui faut accéder à l’idée « pour laquelle je veux vivre et mourir ». Autrement dit, la
vérité de chacun se manifeste comme sens qu’il doit donner à sa vie et imprègne
d’une tonalité propre tous ses vécus sensibles.
Or, de toutes les vérités, cette vérité, du point de vue de chacun, n’est-elle
pas la plus importante ? On est obligé de reconnaître, en effet, qu’elle conditionne
toutes les autres puisque mon rapport au monde dépend du sens que je veux donner
à ma vie. Par exemple, si je veux affirmer ma volonté de puissance, ne serai-je
pas amener à légitimer le mensonge, et donc à faire croire, entre autres, que
la vérité est relative à chacun, de façon à imposer mon monde ?
Ainsi, il ne faut pas confondre la
vérité de chacun, qui est la vérité la plus importante pour chacun, qui fait
partie du monde quoique demeurant inaccessible à tous (puisqu'elle est déjà
problématique pour celui qui en est le sujet), et la thèse que la vérité est relative à chacun, qui
est une aberration humaine, mais qui peut être affirmée par ceux qui mettent le
sens de leur vie (leur vérité propre) dans l’affirmation de désirs qui
contredisent leur humanité.
Pierre-Jean Dessertine