Cette présentation du 8 septembre 2020 se veut un prolongement à celle intitulée « Apprivoiser l’art contemporain » où j’avais longuement illustré des postures artistiques et leurs codes dans le but de donner à comprendre les moments de l’art contemporain comme accessibles dès lors qu’on en maîtrise les clés. D’aucuns auraient peut-être pensé, malgré la conclusion ouverte sur la question de la figurabilité et du mystère (citation Marie-José Mondzain), que l’expérience artistique du côté de sa réception pouvait être « ficelée » dans le seul décodage des œuvres. Il y avait donc à ouvrir la question au-delà des codes propres à l’art vers l’expérience artistique.
Sur un long chemin parcouru depuis Platon en passant par le moyen-âge et Kant jusqu’à nos jours avec des philosophes contemporains j’ouvre la réflexion sur ce que les Grecs entendent par Le Beau. Dans l’Hipias Majeur, le Beau reste une notion subjective et le débat qui a lieu entre Socrate et Hipias se conclut sur une aporie. En revanche le Beau chez Platon trouve sa place dans le champ de la pensée. Le Beau est un Beau Idéal, en soi. Cet « en soi » n’est pas sensible mais intelligible. Pour les Grecs, une sculpture représentant une divinité n’est pas appréhendée comme œuvre d’art mais comme divinité. Une statue d’Apollon n’est pas perçue comme sculpture mais comme dieu. Pour eux, si l’Art n’existe pas (pas sous la forme que nous lui accordons), c’est la technè comme habileté, talent propre à l’artiste qui retient et produit des sensations. Avec Kant, la pensée du Beau et de l’expérience esthétique se construisent autour de la notion de Génie pensé comme potentiel créatif propre à l’artiste. Le Beau n’est pas l’agréable, jugé subjectif, ni le jugement de connaissances. Le Beau fait consensus. Quand je pense qu’une chose est belle je le dis indépendamment de l’agréable et ce jugement de goût a une propension à l’universalité.
« Photographie versus photographique… » Reconnue à sa naissance comme technique artisanale, critiquée pour sa fonctionnalité mécanique dans la représentation du réel, la photographie gagne très vite son statut d’Art, d’abord en empruntant ses codes aux règles des Beaux-Arts puis en s’affranchissant sur le terrain propre à son ontologie. Sans chercher à développer les étapes du passage au statut d’art, j’ai privilégié ce médium neuf pour comprendre la notion de geste(s) esthétique(s) ? Support emblématique dont la réputation de transparence par rapport au réel paraît indiscutable. Que la photographie soit un art ne soulève aucune contestation, mais à quel moment ses productions relèvent-elles de l’artistique ? Si l’artistique s’inscrit dans un écart, « Ce qui fait problème », quelles sont les conditions de ce passage ? Pour ce faire j’ai différencié la photographie du photographique. À ce stade j’explore la notion de geste esthétique. Innombrables, ils renvoient à la définition du génie chez Kant, à savoir que l’artiste dans un acte de liberté désintéressée, invente ses propres règles.
Avec le XXème siècle le Beau n’est plus une exigence imprescriptible. Transgressions, nouveautés, recherches de sens et affirmation de concepts sont les marques identitaires de notre modernité en arts. La question de l’expérience artistique reste pourtant entière indépendamment de ce qui semble se perdre ou se déplacer en importance dans le développement de l’histoire de l’art. L’expérience esthétique s’inscrit donc au cœur de ce qui reste, de ce qui résiste au-delà des codes et connaissances. Pour conclure j’ai introduit la notion de « punctum » propre à Roland Barthes, pour l’articuler avec les analyses de Georges Didi-Huberman dans son ouvrage intitulé « Ce que nous voyons, ce qui nous regarde ». La réversibilité de la perception s’oppose ici à la vision cartésienne d’un monde séparé et distant entre nous et les choses. Être sensori-moteur, l’homme s’inscrit dans un environnement qui se structure en pure réciprocité. Les théories de l’énaction ne sont pas étrangères à ces recherches. Toute cognition est incarnation. L’œuvre d’art en appelle au dépassement des évidences visibles. « Donner à voir c’est toujours inquiéter le voir, dans son acte, dans son sujet. Voir, c’est toujours une opération du sujet, donc une opération refendue, inquiétée, agitée, ouverte » (Georges Didi-Huberman, « Ce que nous voyons, ce qui nous regarde »). Conclusion de la conférence autour du mystère propre à l’expérience esthétique et à sa dimension inextinguible.
Alain Marsaud