Café-philo Cucuron, mardi 10 décembre 2024
Le bonheur peut-il être le but de la politique ?
Le constat qui peut être partagé, à propos du bonheur, c’est qu’on vit dans une société qui en parle beaucoup !
On en parlait déjà beaucoup dans les milieux lettrés de l’Antiquité, mais pas tout-à-fait dans le même sens. On en faisait alors une affaire de conduite de sa vie personnelle, alors qu’aujourd’hui la question du bonheur est reliée de mille manières à la vie sociale. Par exemple des polémiques politiques actuellement enfiévrées comme l’accès aux soins, ou l’âge de la retraite, sont parties prenantes de notre quête du bonheur.
Pourtant, entre les deux – entre l’Antiquité et la période contemporaine – on ne parlait quasiment plus du bonheur en Occident. On parlait bien plutôt de salut, c’est-à-dire, dans l’optique de la croyance religieuse alors omniprésente, de la qualité de la vie éternelle de l’âme après la mort.
C’est pourquoi il est intéressant de réfléchir au rapport contemporain des humains à cette valeur qu’est le bonheur. Et pour cela la question de son lien caractéristique avec la politique est une bonne approche.
La liberté des valeurs finales
Un lettré florentin du Moyen Âge, Brunetto Latini, publia, au milieu du XIIIe siècle, en ancien français (langue d’oil) – il était alors exilé en France – une sorte d’encyclopédie avant la lettre, Le livre des Trésors, en lequel on peut lire cette phrase :
« Où que j’aille, je serai en mienne terre, car nulle terre ne m'est exil, ni pays étranger ; car être bien appartient à l’homme, non pas au lieu. »
(Livre II, part 2, chap 71)
Ce texte nous signifie qu’en tant qu’humains, « être bien » relève de nous, c’est-à-dire de notre propre choix : le bien que nous visons exprime notre liberté proprement humaine. Autrement dit, c’est nous-mêmes qui choisissons le sens que nous donnons à notre vie. Ce qui n’est pas le cas des animaux, lesquels ne sont bien qu’en suivant leur instinct, lequel est imposé par leur nature spécifique. Or cet instinct les attache nécessairement à un « lieu » qui est une certaine configuration de l’espace adaptée à leur physiologie – ce qu’on appelle aujourd’hui un biotope – en lequel ils s’épanouissent et hors duquel ils dépérissent. Il faut une étendue herbeuse au bovin, de hautes futaies à la girafe, etc.
L’être humain a la possibilité d’habiter à peu près n’importe où dans la biosphère, en fonction de ce qu’il juge bien.
C’est pourquoi l’individu humain a toujours la notion de Bien qui éclaire le ciel de ses pensées.
Platon, dans l’Allégorie de la Caverne, identifie le Bien au soleil qui éclaire et donc donne leur juste valeur à toutes les réalités du monde, mais qui ne peut pourtant pas être regardé en face car il éblouit.
Et, en effet, tout se passe comme si les humains tournaient autour du Bien en essayant d’en capter les principaux rayonnements sur le monde. Ces rayonnements ce sont les modalités du Bien qu’on appelle « valeurs finales » une valeur est finale si, quand on la réalise, on est bien !
Les valeurs finales s’opposent aux valeurs intermédiaires, lesquelles ne sont des valeurs qu’autant qu’elles permettent de progresser vers une valeur finale. Réussir à un examen ou concours est la valeur intermédiaire dont j’ai besoin pour réaliser mon idéal d’homme riche et puissant, ou pour celui d’avoir un rôle solidaire envers autrui. Ici « riche et puissant », « solidaire » sont des choix de l’« être bien » que je veux devenir. Et, effectivement « richesse et puissance », « solidarité », sont des valeurs que peuvent choisir les humains pour donner sens à leur vie. Mais beaucoup d’autres valeurs finales sont possibles : la vérité, la connaissance, la sagesse, le plaisir, l’amour, le bonheur, la liberté, etc.
Il faut remarquer que certaines valeurs finales portent exclusivement sur la vie sociale, telle la paix, et aussi l’égalité et la fraternité (qui appartiennent à la devise de la République Française). On dit que ce type de valeurs sont de Bien commun.
Le Bien commun étant la version sociale du Bien, est ce qui donne son sens à l’activité humaine qui prend en charge l’organisation de la vie sociale, soit la politique.
Or la relation sociale est un caractère essentiel de la condition humaine – ne serait-ce que parce que l’individu humain ne développe ses capacités proprement humaines que dans le langage, lequel est une création de la vie sociale. Il s’ensuit que tout individu ne peut exercer son choix de valeurs finales qu’à l’intérieur du cadre des choix de Bien commun de la société à laquelle il appartient.
Ainsi la priorité est bien de choisir les valeurs finales en fonction desquelles on veut vivre ensemble.
Or nous vivons désormais dans une société devenue mondialisée par le dynamisme du marché économique, et nous savons que, dans cette société, il est beaucoup question, peut-être plus que de toute autre valeur finale, du bonheur.
Souveraineté du bonheur
Aristote, au IVe siècle avant J-C, réfléchissant sur les valeurs finales, écrivait :
« Ce qui est digne d'être poursuivi par soi, nous le nommons plus parfait que ce qui est poursuivi pour une autre chose, et ce qui n'est jamais désirable en vue d'une autre chose, nous le déclarons plus parfait que les choses qui sont désirables à la fois par elles-mêmes et pour cette autre chose, et nous appelons parfait au sens absolu ce qui est toujours désirable en soi-même et ne l'est jamais en vue d'une autre chose. Or le bonheur semble être au suprême degré une fin de ce genre, car nous le choisissons toujours pour lui-même et jamais en vue d'une autre chose. » (Éthique à Nicomaque, I, 5)
Quelle est la thèse d’Aristote ? Parmi toutes les modalités du Bien (les valeurs finales), le bonheur a le privilège d’être la seule à ne pas pouvoir valoir pour une autre valeur finale.
En effet on peut choisir la justice pour avoir la paix, on peut choisir l’amour pour le plaisir qu’il apporte, on peut choisir la connaissance pour atteindre la sagesse, etc.
Mais pour quoi d’autre que lui-même choisirait-on le bonheur ? Ce serait se poser la question « À quoi bon le bonheur ? », et on se rend compte que cette question n’a pas de sens !
C’est pourquoi Aristote affirme que le bonheur est le « Souverain Bien ». Est « souverain » un pouvoir qui a le dernier mot sur tout. Et c’est bien ainsi que fonctionne le « bonheur » dans notre communication : dire que telle mesure politique est prise pour notre bonheur musèle toute objection.
Si le sens d’une organisation sociale est le bien commun, alors, là aussi, la souveraineté du bonheur doit s’imposer. C’est pourquoi on peut retrouver la référence au bonheur dans quelques lois fondamentales.
La Déclaration d'indépendance des États-Unis (1776) revendique le « droit à la vie, à la liberté et à la recherche du bonheur »
L’article premier de la Déclaration précédant la Constitution de la première république française (24 juin 1793) affirme : « le but de la société est le bonheur commun »
Pourtant nous sommes interpellés par le fait que la référence au bonheur intervienne tardivement dans les lois fondamentales des États. Seulement à la fin du XVIIIe siècle en Occident, les occurrences citées ci-dessus étant les premières connues. Plus étonnant encore : cette référence au bonheur comme principe de l’organisation sociale est restée rare puisqu’on ne la retrouve ni dans l’actuelle Constitution Française, ni dans la Charte Européenne.
Parce qu’il va de soi que toute organisation sociale vise l bonheur de la société ? Mais rien ne va jamais de soi en matière juridique ! Tout doit être écrit pour faire valoir que de droit.
Qu’est-ce qui fait donc problème dans la valeur finale qu’est le bonheur ?
Le problème de la définition du bonheur
Essayons de définir le bonheur.
Certes on peut penser à Aristote : « Le bonheur est le Souverain Bien. » Mais nous n’avons là qu’une définition formelle qui permet situe le bonheur relativement aux valeurs finales. Mais cela ne nous dit pas en quoi il consiste
Essayer de penser le bonheur de manière substantielle nous mène vers l’idée de généralisation des états de satisfaction. On peut ainsi penser le bonheur comme un état d’accumulation de plaisirs, comme un accès pérenne à la puissance et gloire dans la société, comme un état d’accumulation de richesse telle qu’il supprime la possibilité du manque, comme un état d’absence de trouble de l’âme – parfaite et durable sérénité, ou « ataraxie » comme disait les anciens grecs, comme une permanence d’aimer et être aimé par autrui, etc.
On laisse de côté toutes les objections qui peuvent être faites à chacune de ces propositions de définition substantielle du bonheur, pour écouter Kant qui a très bien formulé le problème général qu’elles posent.
« Le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu'a tout homme d'arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. (…) Veut-il la richesse ? Que de soucis, que d'envie, que de pièges ne peut-il pas par-là attirer sur sa tête ! Veut-il beaucoup de connaissance et de lumières ? Peut-être cela ne fera-t-il que lui donner un regard plus pénétrant pour lui représenter d'une manière d'autant plus terrible les maux qui jusqu'à présent se dérobent encore à sa vue (…) Veut-il une longue vie ? Qui lui répond que ce ne serait pas une longue souffrance ? Veut-il du moins la santé ? Que de fois l'indisposition du corps a détourné d'excès où aurait fait tomber une santé parfaite, etc. ! »
KANT, Fondements de la. Métaphysique des mœurs, deuxième section, 1785
Que nous dit Kant, au fond ? Que ce en quoi chacun fait consister le bonheur est irréaliste et ne saurait lui permettre d’avoir prise sur la réalité pour y parvenir. Pourquoi ? Parce que le bonheur dans son exigence d’une satisfaction sans restriction est comme le rêve du désir et ne saurait donc prendre en compte la résistance des réalités objectives à nos désirs.
La valeur finale qu’est le bonheur est essentiellement subjective !
Est subjectif ce qui ne vaut que pour soi, est objectif ce qui vaut de la même manière pour tous. Il y a des valeurs finales qui peuvent être objectivées. La valeur de justice est parfaitement objectivable dans le partage du gâteau pour les convives qui attendent le dessert. Le bonheur ne l’est jamais. Ce que Kant établit très bien dans la suite du texte proposé.
« Le problème qui consiste à déterminer d'une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d'un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble ; il n'y a donc pas à cet égard d'impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l'imagination. »
Ainsi l’impossibilité de donner une définition substantielle du bonheur est l’effet de la nature essentiellement imaginaire de la pensée du bonheur. Or, l’imaginaire est propre à chacun parce qu’il est l’expression mentale la plus directe de sa subjectivité. C’est pourquoi le bonheur est irréalisable : on ne peut former un projet raisonnable de bonheur, que soit du point de vue individuel ou du point de vue collectif.
Un couple qui pense s’être trouvé sur un même projet de bonheur parce qu’il utilise quelques mots semblables pour l’exprimer, mais sans que soit interrogé l’imaginaire par lequel ces mots sont investis, est assuré d’aller vers de douloureuses déconvenues.
Comme l’écrivait la philosophe Simone Weil
« Il n'y a qu'une seule et même raison pour tous les hommes ; ils ne deviennent étrangers et impénétrables les uns aux autres que lorsqu'ils s'en écartent. » (Oppression et Liberté, 1934)
Funestes projets de bonheur
Proposition d’une petite expérience mentale concernant le bonheur
« Imaginons l'individu qui planifie la plus belle soirée dont il puisse rêver ; il invite ses meilleurs amis, plus quelques gens drôles ; il prévoit des mets attrayants, des animations éprouvées ; il soigne le décorum ; rien n'est laissé au hasard. Il pourra peut-être ainsi grappiller beaucoup de miettes de plaisirs, mais il sera déçu. Il n'aura pas été heureux [ne serait-ce que par l’inquiétude d’un incident malheureux]. Et s'il se trouve qu'il l'a été, ce sera toujours par surprise, là où il ne l'a pas prévu, par quelque événement qui aura bousculé son bel ordonnancement. » Tiré de PJ Dessertine, Les seins de Marianne, http://pjdesser.free.fr/politic/marianne.htm - 2001.
Cette impuissance d’un projet de bonheur se retrouve dans le domaine de la vie collective, mais avec des conséquences quelquefois dramatiques dans la mesure où elle entraîne le destin d’une société.
Par exemple, les Conventionnels français qui ont rédigé la Constitution de l’an I (1793) qui affirme le bonheur comme but de la société ne paraissaient pas connaître Kant (qui avait écrit sur le bonheur la décennie précédente). Or, ils ont confirmé tragiquement ses écrits. Car ce sont bien eux (les Robespierre, St Just, Barrère, etc.) les acteurs principaux d’un des épisodes les plus malheureux de l’histoire moderne de la France – la Terreur – avec, entre le 11 juin 1794 (loi suspendant les droits de la défense) et le 27 juillet 1794 (chute de Robespierre), 1376 guillotinés à Paris !
Sachant que cela se produisit au nom du bonheur que doit réaliser la société communiste, on peut aussi évoquer les millions de morts des famines délibérément organisées par Staline il y a un siècle, la famine qu’a impliqué « Le grand Bond en Avant » de Mao en Chine dans les années cinquante, les massacres massifs par les communistes de Pol Pot au Cambodge dans les années soixante-dix.
Que s’est-il passé alors ?
Parce qu’il est vécu comme le « souverain bien », le bonheur, en politique, peut tenir lieu de valeur absolue. L’invoquer comme motif de choix politique ne saurait souffrir la contestation car il ne peut pas être relativisé par une quelconque objection. Il suffit alors qu’y adhère une part importante de la population, en particulier celle qui a le pouvoir d’exécution des décisions du potentat, pour que des catastrophes sociales se produisent. D’autre part le potentat, se voulant l’incarnation du projet de bonheur, tend inévitablement à réaliser son propre imaginaire du bonheur. Comme cet imaginaire est essentiellement lié au pouvoir qu’il a sur ses concitoyens, il va le porter à des décisions qui augmentent ce pouvoir et donc à faire taire toute velléité d’opposition. C’est ainsi que l’on voit les politiques du bonheur tendre systématiquement vers une société où le pouvoir est totalitaire. Cette tendance est emblématiquement illustrée par le roman dystopique d’Aldous Huxley Brave New World (en français, « Le meilleur des mondes »), 1932.
C’est ainsi que l’on peut interpréter tous les échecs des projets étatiques de bonheur, conformément à la démonstration de leur caractère contradictoire mis en lumière par Kant il y a plus de deux siècles.
La valeur finale de bonheur, n’est-elle alors qu’un moteur à illusions, quelquefois désastreuses ? Faut-il la proscrire comme expression du Bien ?
Le bonheur comme idée régulatrice
Il faut ici souligner que la valeur finale de bonheur est, quel que soit le mot utilisé, présente dans toutes les cultures. Elle n’est donc pas un accident de l’histoire mais une expression de la condition propre de l’espèce humaine. Elle ne peut donc pas être réduite à un facteur d’illusions.
Du fait de son caractère essentiellement subjectif on peut considérer le bonheur comme le rêve du désir humain d’une totale satisfaction, celle qui ne laisserait plus place au sentiment de manque, d’incomplétude, de finitude.
Or, il faut voir dans cette maximisation idéelle d’une réalité d’expérience – celle d’éprouver des désirs – l’activité de la raison, qui a besoin de cette idée de plénitude pour donner sens à une expérience partielle, puisqu’on ne se connaît que des désirs particuliers. C’est encore à Kant que l’on doit la théorisation de ces produits assez paradoxaux de la pensée humaine : des idées qui sont requises par la raison mais qui se nourrissent de l’activité de l’imagination. Pour se faire comprendre, Kant propose l’exemple de l’eau pure : ce n’est qu’une idée parce qu’on ne saurait trouver une eau parfaitement pure, et pourtant on a besoin de cette idée pour améliorer la qualité de l’eau qu’on boit.
Kant montre que des idées telles celles de de Dieu, de Monde, d’Âme, procèdent de la même démarche de la pensée. L’idée de Dieu permet de penser la cause de tous les causes que l’on expérimente ; l’idée de Monde permet de penser la totalité des objets de l’expérience possible, l’idée d’Âme permet d’unifier par la pensée la totalité de l’expérience interne d’un individu. Idées auxquelles nous pouvons joindre celle de Bonheur qui est donc la pensée de la totalité des satisfactions possibles. Kant qualifie de « transcendantales » ces idées requises par la raison et pourtant investies par l’imagination, en ce qu’elles transcendent toute notre expérience réelle en lui donnant sens. En effet ces idées, portant les réalités qu’elles désignent à « la plus grande unité avec la plus grande extension. » (Kant), représentent chacune, dans le domaine de réalité qui lui est propre, une valeur finale (comme l’est l’eau pure) en fonction de laquelle les humains pourront régler leur comportement concernant cette réalité (ne pas jeter n’importe quoi dans la rivière).
Ainsi, le principal intérêt de ces idées transcendantales est leur fonction régulatrice. On le sait amplement concernant Dieu et l’Âme par le rôle qu’ont joué les religions à cet égard. En ce qui concerne le Monde, on sait, depuis l’exclamation de Pascal – « Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie ! » (Pensées, 1670) – combien le souci de sa place dans le monde conditionne le comportement humain.
Il en est de même avec l’idée de Bonheur : on ne saurait empêcher qu’à l’horizon de la recherche du bien commun, qui est l’objet de la politique, se trouve l’idée de bonheur, comme elle l’est, tout autant, dans la gestion de sa propre vie, et dans celle de l’unité familiale.
Cela signifie que l’idée de bonheur règle bien l’orientation de nos comportements, individuels et collectifs du point de vue de la satisfaction de nos désirs. On peut même dire que si l’humanité se veut dans une aventure qui se raconte en histoire, c’est parce qu’elle est polarisée par sa quête du bonheur. Que le bonheur est, pour tous et pour chacun, l’espérance, au-delà de toutes les possibilités de satisfaction présentes, de la pleine réalisation des promesses de la vie humaine.
Mais il est tout aussi clair qu’en tant qu’idée transcendantale et régulatrice, le bonheur ne saurait être le but d’un projet. Tout simplement parce qu’il n’est qu’une idée qui se nourrit d’imaginaire et qu’on ne saurait cranter, comme effet plus ou moins lointain, dans la série des causes et des effets qui constituent la réalité.
Cette distinction, entre idée régulatrice et idée du but d’un projet peut paraître délicate à concevoir. Mais rassurons-nous : nous la connaissons déjà !
« Bonheur », la sagesse d’un mot
L’impossibilité d’un projet de bonheur est présente dans le mot lui-même. Bonheur est l’union de bon et heur, ce dernier mot d’ancien français est dérivé du latin augurium signifiant chance. Et l’on retrouve cette même idée d’imprévisibilité du moment heureux dans les autres versions langagières de la notion ; en italien felicità vient du latin felix qui signifie fertile (la fertilité d’une culture, dépendant de la météo, est emblématique de ce qui est aléatoire) ; en anglais happyness vient de hap qui veut dire chance ; en allemand glück vient d’une contraction des mots qui ont donné en anglais good luck.
Quelle que soit la langue parlée, les humains se sont entendus pour donner une forme verbale à leur espérance d’une vie réalisant toutes ses promesses, en marquant clairement que celle-ci ne pouvait pas advenir comme but d’un projet parce qu’elle ne pouvait que dépendre de facteurs hors de portée de leur volonté.
Cela signifie aussi que l’étymologie de bonheur nous détourne franchement du préalable de la constitution d’une société parfaite qui arrêterait l’histoire dans une stase indéfinie de pleine satisfaction pour tous – ce qui est la promesse de l’idéologie communiste, comme de l’idéologie mercatocratique-consumériste.
C’est beaucoup plus simplement du côté de l’advenue de moments heureux que la sagesse humaine, acquise sur une expérience multimillénaire, a catalysé dans le mot bonheur la visée de la plus grande valeur du vécu humain. Ce n’est que dans les siècles récents qu’on a voulu voir le bonheur du côté d’un état de béatitude durable, qu’il est difficile de rattacher à une quelconque expérience humaine, sinon du côté, humainement dégradé, du drogué qui « plane ».
Notons que nous avons un mot pour désigner ces moments de plénitude de satisfaction : ce sont dans les moments de joie ! Comme le remarquait le philosophe Clément Rosset – La force majeure, 1983 – la joie n’est pas enfermée dans l’ego du joyeux, elle exige de se partager autour de soi, elle est comme une lumière inondante, elle fait le monde joyeux. N’est-ce pas l’expérience humaine qui nous rapproche le plus de la plénitude de satisfaction, du bonheur donc ?
D’autre part, la joie ne se prévoit pas, ne se commande pas. Elle advient, ou pas, et s’en va, se jouant de notre volonté.
« Par rapport à tout motif de satisfaction, y compris encore une fois l'ensemble des motifs qui peuvent la faire éclore à l'occasion, la joie apparaît toujours comme une manière de gratification, voire comme ce supplément de bonheur dont parle l'Evangile à propos des joies terrestres accordées en prime à ceux qui les auront dédaignées pour tout miser sur l'au delà : “ Tout le reste vous sera donné par surcroît ”, vous gagnerez à la fois le Ciel et la Terre. » Clément Rosset, La force majeure, Ed. de Minuit – 1983.
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Finalement, n’est-ce pas ainsi qu’il faut penser notre rapport au bonheur ?
Par surcroît ! C’est-à-dire en plus de la satisfaction d’avoir atteint le but réaliste que, dans notre liberté, nous nous étions fixé – par exemple réaliser plus de justice dans notre lieu de travail par une action collective.
Peut-être faut-il penser le bonheur comme un cadeau fait à la vie humaine qui a été généreuse d’elle-même. Un cadeau fait par petites touches : des moments de joie. La joie est ce goût du bonheur qui peut advenir au créateur contemplant à son œuvre enfin achevée, à l’amoureux retrouvant la personne chérie et désirée, ou encore par un bel accueil lors de l’accès en un lieu inconnu, etc. Il y a quelquefois de toutes petites choses qui ouvrent à de grandes joies. Il n’y a pas de recettes, on le sait, mais on soupçonne qu’il y a une condition : être généreux de son humanité.
Il faut ici rappeler un principe évident : le bonheur qui est une plénitude de satisfaction ne saurait se satisfaire du malheur d’autrui. D’ailleurs la joie suit ce même principe, elle veut faire que le malheureux soit aussi joyeux.
Si bien que le rapport humain au bonheur a nécessairement une dimension sociale. Or, on sait qu’il ne saurait être l’objet d’un projet politique. Comment penser l’idée de bonheur pour la vie sociale ?
De la même manière que pour l’individu : par surcroît !
Cela signifie qu’il ne peut survenir qu’autant que la politique a pour projet un bien commun qui permet aux qualités proprement humaines de s’épanouir. De ce point de vue la trilogie des valeurs de la République française – liberté, égalité, fraternité – sont tout-à-fait bienvenues, étant entendu que la liberté soit celle proprement humaine de choisir ses valeurs finales, que l’égalité soit clairement l’égalité de droit (qu’il n’y ait pas de lignée favorisées apriori), et que la fraternité soit vraiment globale c’est-à-dire ne soit pas limitée par l’existence de groupes sociaux privilégiés.
On voit qu’ainsi précisées liberté, égalité, et fraternité ne sont pas des valeurs finales investies par l’imaginaire mais peuvent très bien être réalisées par des lois justes. Les moments de joie, le goût du bonheur, viendront alors par surcroît, et d’autant mieux que la société sera plus proche de réaliser ces valeurs.
Il reste que les moments de joie impliquent l’existence des moments de non joie, et donc cette négation des désirs que signifie la perte de la joie. Comment peut-on parler de bonheur à ce propos ?
Mais si c’est la joie qui nous donne le goût du bonheur, alors la bonne explicitation de notre rapport au bonheur serait le titre d’un beau livre de Jean Giono (1935) : « Que ma joie demeure ! »