Café philo du mardi 9 septembre 2025


               Qui aura le courage ?


En août 2018, une lycéenne suédoise de 15 ans, Greta Thunberg, s’installe devant le Parlement suédois à Stockholm avec une grande pancarte où elle a écrit : « Grève scolaire pour le climat ».

En s’exposant ainsi, frêle adolescente anonyme, elle lance un mouvement de jeunes qui aura un retentissement mondial. Ce qui lui a valu l’admiration et l’adhésion, c’est bien le courage dont elle a fait preuve.

Le courage a toujours été reconnu comme une qualité essentielle et admirable dont est capable l’être humain. Il est en effet la capacité de se mettre en risque pour faire valoir ce que l’on juge être bien.

Mais qui est courageux ? Qui aura le courage quand il le faudra ? Cela semble impossible à prédire. Contrairement à la lâcheté, son contraire, qui paraît bien faire partie de la vie ordinaire, le courage ne se manifeste qu’à l’occasion. Il est, en cela, assez insaisissable !

Ne nous faut-il pas essayer de saisir quand même quelques réquisits de l’apparition du courage ? N’avons-nous pas, plus que jamais besoin de courage par les temps qui courent ?

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Je propose que nous évoquions 4 situations









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Sous quel mot commun peut-on réunir ces 4 situations ?

  • Le courage !

2 remarques :

  1. Le courage désigne d’abord une expérience vécue. Et c’est toujours une expérience particulièrement intense, laquelle valorise considérablement les personnes qui en sont les acteurs à nos yeux. Et la reconnaissance de cette valeur va de pair avec le savoir de leur vulnérabilité par rapport au pouvoir qu’elles ont bravé. On est porté à se soucier : que sont devenues ces personnes ?

  2. Nous avons pu constater ce fait très étrange, en reprenant des articles relatant ces cas emblématiques de courage dans le journal Le Monde, que ce soit celui sur « L'inconnu de Tiananmen » du 29/08/1997, sur Greta Thurnberg « En grève scolaire pour le climat » du 13/12/2018, celui sur « Alexeï Navalny arrêté dès son retour en Russie, cinq mois après son empoisonnement » du 17/01/2021, et celui sur « Iran : une étudiante se déshabille devant son université pour protester contre la police des mœurs, avant d’être arrêtée » du 04/11/2024, jamais n’apparaît le mot « courage » !

Tout se passe comme si le courage était l’objet d’un désintérêt, peut-être même d’un discrédit, dans le monde contemporain. Alors même que les séquences évoquées ci-dessus nous interpellent et ont eu une diffusion mondiale essentiellement pour le courage qu’elles manifestent !

Car, de toute façon, le courage demeure une valeur importante pour chacun de nous, voire décisive. L’humanité est aujourd’hui dans une impasse qui bouche ses perspectives d’avenir. Elle sait ce qu’il faut faire pour en sortir. Elle a les moyens de le faire – c’est beaucoup plus aisé, et tellement moins triste, que d’entreprendre une guerre ! Et elle ne le fait pas ! Ne serait-ce pas de courage dont elle manque ?

Il y a donc un paradoxe contemporain de la situation du courage, valeur à la fois largement escamotée dans la communication publique, et pourtant à laquelle on est extrêmement sensible et dont il semble qu’on ait le plus grand besoin !

Il faut savoir que Le Courage a été une notion très importante dans l’histoire de la pensée Il a été considéré, depuis l’Antiquité avec Platon, et pendant tous les siècles de la Chrétienté en Occident, comme une des 4 vertus cardinales, à côté de la Justice, de la Tempérance, et de la Sagesse. Les vertus cardinales sont celles qui conditionnent toutes les autres vertus, comme les 4 piliers sur lesquels se construit l’excellence humaine.

Cette notion de vertu comme qualité d’excellence de l’individu humain donne une première approche de ce qu’est le courage. Un autre moyen est le recours à l’étymologie. Le mot « courage », que l’on trouve employé dès le Haut Moyen-Âge, est dérivé du mot « cœur » qui était déjà utilisé, à l’époque, en son sens figuré, comme dans « Rodrigue, as-tu du cœur ? » (Corneille), ou « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point » (Pascal).

En s’appuyant sur les éléments que nous avons réunis auparavant : les cas évoqués, l’étymologie, mais aussi sa propre expérience :

1ère question : Qu’est-ce qui fait la spécificité de la vertu de courage ?

Notre expérience nous a appris que le courage est une capacité d’action qu’on peut qualifier littéralement d’extraordinaire (extra-ordinaire).

C’est le rattachement à cette idée de « cœur » qui le fait considérer comme tel. Elle peut être interprétée comme une adhésion sans restriction de tout l’être du courageux au but de son action qui l’amène à accepter de se mettre en risque pour l’atteindre.

Mais une telle valorisation d’un but implique une prise de recul par rapport à ses intérêts égoïstes et donc une réflexion personnelle sur les valeurs finales, celles qui peuvent donner sens à sa vie au-delà de ses sensations bonnes toujours éphémères.

C’est ainsi que l’on pourrait dire que le courage est dans la capacité d’agir en prenant des risques pour ce qu’on juge Bien (nous mettons une majuscule puisque la valeur visée devient alors un absolu par rapport à sa propre personne). Il y a à la fois du « cœur », de la raison, et de l’action au sens le plus noble du terme, dans le courage. C’est ce qui fait la singularité de cette vertu.

Mais, on peut alors s’interroger : n’en est-il pas de même du fanatique ?

Pensons à celui qui a pénétré dans une salle de spectacle, a massacré en arrosant la foule avec sa Kalachnikov, jusqu’à se sacrifier.

Sauf que dans l’un et l’autre cas la notion de « bien » change de sens.

- Le bien du fanatique passe par l’exclusion d’un autre groupe social rejeté hors de la pleine humanité. Il vise toujours aussi des bénéfices individuels – une place au Paradis, une adulation par sa communauté comme martyr, etc.

- Le bien du courageux est l’amour de l’humanité, son gain est l’estime de soi, qui n’a rien à voir avec le bien-être, qui n’est pas un but égoïste, mais qui est toujours donnée comme par surcroît : elle est le sentiment altruiste de voir l’humanité grandie à travers son action.

Le « bien » que vise le courageux est celui qui relève de la sagesse, laquelle est aussi l’une des vertus cardinales. La sagesse est en ce sens la capacité d’utiliser sa raison pour ce qui constitue la plus grande liberté humaine : déterminer le bien vers lequel on va orienter sa vie et les moyens de progresser vers lui – étant entendu que ce bien ne sera raisonnable qu’autant qu’il contribuera à grandir l’humanité, ce qui exclut qu’il implique de porter atteinte à la dignité humaine.

Ainsi, le courageux est d’abord sage, et il est courageux parce qu’il prend sa sagesse à « cœur » dans un monde d’injustices et de violences.

C’est pourquoi on peut proposer de conclure notre démarche pour mieux comprendre la notion de « courage » par cette citation de Spinoza :

« Le courage c’est la capacité d’agir dans le sens de notre sentiment qui naît de notre compréhension d’une réalité ! » (Éthique, III, 59, scolie – 1675)

« Comprendre », ce n’est pas simplement connaître une réalité, c’est la « prendre avec soi » (com-prendre), c’est-à-dire la placer dans l’ordre du monde pour juger du sens qu’elle y prend pour le bien qu’on veut contribuer à faire advenir. Il s’ensuit que la compréhension n’est jamais neutre et que « notre sentiment qui naît de notre compréhension » verse soit dans le positif, soit dans le négatif, et nous induira à agir pour ou contre la réalité que l’on comprend. Mais on voit aussi que notre action rencontrera le plus souvent des oppositions, soit du fait des réalités naturelles (sauver quelqu’un qui s’est jeté à l’eau), soit du fait de la diversité de la conception de leur bien par chacun. Le courage de l’action sera alors relatif à la puissance de ces oppositions.

Le courage implique donc que, dans la décision d’action, le « cœur » tienne contre la peur que génèrent les menaces venant de l’opposition.

2ème question : Faut-il se délivrer de ses peurs pour être courageux ?

On peut certes remiser hors de son champ de conscience le Bien par lequel on voulait donner sens à sa vie, et se contenter des comportements confortables, ceux qui ne font pas peur. C’est le comportement du lâche, pour lequel la peur est toujours là qui l’écarte des actions qui lui tiendraient le plus à cœur. Le lâche entérine sa peur !

On pourrait penser que le courageux est celui qui a été capable de se délivrer de sa peur pour s’investir pleinement dans les actions qui lui tiennent le plus à cœur.

Mais est-ce bien cela l’expérience commune : qu’on puisse éliminer sa peur par un acte de volonté ?

Non !

Le courageux n’est pas un surhomme. Il reste accompagné par sa peur mais il la surmonte. Pourquoi ? Pour servir une valeur qu'il juge infiniment supérieure à ses sentiments personnels. Il n’est pas contre sa peur, il est pour ce bien qui la rend petitement circonstancielle, qui la relativise.

C’est pourquoi on a pu écrire « Pour être courageux, il faut avoir peur ! » (V. Jankélévitch, Le paradoxe de la morale, 1981)

Ci-après voici une forte illustration du courage qui surmonte la peur :




C’est parce qu’il n'élimine pas sa peur, que le courageux n'est pas le téméraire, l'intrépide, la tête brûlée. Il n'a pas besoin de drogue (comme on en distribue couramment aux soldats qui vont au front) pour faire le courageux.

On parle beaucoup du courage des soldats : qu’en reste-t-il si l’on enlève les divers stimulants, les aboiements et menaces des chefs, la peur de déchoir devant le regard des autres, etc. ? Remarquons simplement que le milieu militaire n’est pas forcément le milieu privilégié du courage ! De la peur ? Oui ! Il y a sans doute du courage, mais beaucoup plus rarement qu’on le dit !

Dès lors :

3ème question : Y a-t-il des natures courageuses et d’autres lâches ?

Le courage est la solution positive d’un conflit de sentiment : le sentiment positif d’attachement au bien, et le sentiment négatif de peur. Mais les sentiments tels qu’ils se manifestent ne sont jamais prévisibles ; ils sont le donné intérieur à partir duquel on fait ses choix. Et quand les sentiments atteignent une puissance telle qu’elle porte à agir, ce sont des émotions. Et les émotions, par nature, sont hors de notre contrôle.

On ne peut donc jamais anticiper à l'avance, dans une situation de danger inédite, ce que sera le poids de sa peur, et si on pourra surmonter ce poids.

Si bien qu’on ne sait jamais jusqu’où on sera capable de sacrifier pour le bien. Donc le courage n’est jamais acquis, ni la lâcheté définitive.

Voici ce qu’écrivait le résistant Daniel Meyer: «"Si tu avais été torturé, tu n'aurais pas parlé", m'a dit un jour Eugène Thomas, député socialiste, du Nord, lui-même longuement torturé avant d'être déporté. Je lui ai répondu que cette affirmation m'emplissait de fierté quant à son appréciation de certaines de mes actions et quant à son jugement sur moi, mais qu'il ignorait en réalité, comme je l'ignorais moi-même, ce qu’eût été mon comportement dans cette hypothèse : je me souviens de notre satisfaction - faite essentiellement de sérénité recouvrée - lorsque ma femme a pu se procurer des pastilles de cyanure, garantie de notre silence. » La politique du vrai, in Le courage, éditions Autrement, 1992

Il faut à chaque nouvelle situation de choix (re)devenir courageux !

Mais la lâcheté qui est au fond une passivité – ne pas agir quand cela réclame du courage – peut être bien plus durable, plus installée, que ne le sera jamais le courage. Mais on ne parlera pas d’une nature de lâche, car qui était habituellement lâche pourra se révéler en une occasion courageux.

Mais comme l’advenue de l’acte de courage est circonstancielle, il faut se poser la question de l’influence du collectif sur le courage de l’individu.

4ème question : Le courage peut-il être collectif ?

On le voit, le courage apparaît essentiellement comme une affaire individuelle. Il s’agit pour chacun de résoudre l’opposition entre peur et idéal.

Mais être courageux ne dépend pas que de nous, mais aussi des circonstances. On peut ne pas se sentir le courage pour agir à la hauteur d’une situation particulière. Mais on ne sera pas lâche pour autant dans la mesure où le courage garde sa raison d’être. En effet le premier pas du courage  d’un individu n’est-il pas de reconnaître, d’accepter ses limites ? Et le plus courageux n’est-il pas celui qui sait être courageux à partir de la connaissance de ses limites ? En tenant compte de cette connaissance ? Le timide qui doit prendre pour la première fois la parole en public pour une cause qu’il juge bien, la servira beaucoup moins bien en faisant comme s’il était à l’aise qu’en assumant sa timidité !

Or, la première limite qu’il faut avoir le courage d’accepter, celle qui devrait s’imposer à tous, c’est d’abord l’acceptation de vivre dans un monde commun, et donc être toujours dans le risque de voir ses désirs buter contre les nécessités imposées par ce monde. Or, ce courage-là, c’est le courage de la vérité. On peut considérer qu’il est le premier courage, le courage basique, celui qu’on peut considérer comme la matrice de tout courage : c’est le courage de la vérité.

C’est sans doute la seule forme de courage vraiment collectif. La vérité est une, et il faut le concours du courage de chacun pour qu’elle soit. Car tout le monde se doit, à partir de son expérience propre, à travers son usage des mots de la langue, de dire la vérité !

Voilà comment Jean Jaurès s’exprimait à ce sujet : « Le courage c'est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains, aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques. » (lors de la distribution des prix, en 1903, au lycée d'Albi).

C’est pourquoi les pires lâches sont ces leaders politiques, si nombreux aujourd’hui, qui affirment leur « vérité » qui les arrange, en dépit de l’expérience partagée qui permet de dire la vérité sur le monde.

Mais aussi font partie des lâches, les propagandistes de tous bords, tous ceux qui investissent les médias, les espaces publics, pour tordre la vérité dans le sens de leurs intérêts particuliers, tous ceux qui distillent le doute sur la vérité de l’état du monde – de la biosphère et de la situation présente de l’humanité – tel que l’établissent les scientifiques, afin que puissent continuer à prospérer leurs petites affaires.

D’autre part, l’acte de courage a toujours une dimension sociale en ce qu’il est exemplaire. Car par son exemplarité il ouvre le champ des possibles pour la société qui le reconnaît – le lanceur d’alerte est d’abord seul et réprimé, et bientôt il voit se lever d’autres lanceurs d’alerte comme s’il avait semé des graines qui avaient germé.

Si nous nous découvrons autant attachés aux images des événements de courage, telles celles qu’on a sollicitées au début de cette réflexion, malgré le dédain voire le black-out des pouvoirs en place, c’est parce qu’elles sont autant d’ouvertures d’espoir pour l’avenir de l’humanité.

Kant écrivait : « La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu'un si grand nombre d'hommes, après que la nature les a affranchis depuis longtemps d'une direction étrangère, restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu'il soit si facile à d'autres de se poser en tuteurs des premiers. » Réponse à la question : «Qu'est-ce que les lumières ?» - 1784

Aujourd’hui encore, l’avertissement de Kant reste valable. Seulement ce qui nous infantilise, ce ne sont plus les superstitions religieuses. Nous sommes aujourd’hui infantilisés par l’emprise sur nos consciences de l’idéologie dominante qui nous enjoint à rechercher notre bien dans le bonheur par la consommation de biens marchands.

Mais notre humanité ne saurait se satisfaire d’un bien fait d’une accumulation de « bonbons » (pour parler de ces biens marchands qu’on fait sans cesse scintiller sous nos yeux). C’est pour cela que, comme pour nos aïeux de 1789, de 1830, de 1848, de 1871, etc., la valeur de courage peut prendre, aujourd’hui aussi, clairement une dimension collective !

Mais en de telle circonstances, qu’est-ce qui fait que le courage devient la force irrésistible d’un mouvement populaire ? La confiance de chacun dans le courage des autres.

Il apparaît que ce petit mot de « confiance » est décisif pour la portée de la valeur de courage dans une société.

Nous pouvons avancer l’hypothèse que si l’on est si timoré en notre société pour nommer le courage – comme nous l’avons relevé plus haut – c’est parce que nous vivons dans une société qui est une société de défiance. De cela, la multiplication des relations sociales dématérialisées via les réseaux électroniques, a une grande responsabilité. Dès lors avoir du courage dans une société de défiance devient très risqué et peut même devenir comme un suicide social.

Notre courage à venir – et on en a besoin ! – viendra de la confiance qu’on aura tissée dans notre vie sociale.

La première chose à faire est de cultiver la confiance ! Pour cela il faut prendre le temps de se rencontrer de manière vivante, de mettre en commun ses problèmes, de s’écouter, de débattre – ce que nous avons fait de manière très riche ce soir.

À la question posée – « Qui a le courage ? » – il convient de répondre en prenant en compte cette dimension collective car nous avons aujourd’hui besoin, nous aurons de toute façon besoin, de courages convergents. Cela présuppose – rester fidèle à la vérité – partager la raison – être dans une démarche de compréhension des réalités qui nous interpellent – écouter cette interpellation – restaurer socialement une atmosphère de confiance.

Alors la terre sociale redeviendra fertile pour des décisions d’action propres à nous redonner un avenir.


Pierre-Jean Dessertine, septembre 2025





Blog de l'anti-somnambulique






Café philo du mardi 10 juin 2025

 

Ode à l’olivier : pensées sensibles


Dans son ouvrage « La terre et les rêveries de la volonté » Gaston Bachelard philosophe et épistémologue s’interrogeait sur «l’apparence d’un arbre noueux qui révèle une force d’appel».

En observant le tronc noueux des oliviers nous découvrons que chaque sujet affirme ainsi son trait de caractère.

Baptiste Morizot, philosophe et écrivain souligne dans son livre « L’inexploré » que « la terre vivante a brusquement changé la nature sous nos pieds ».

Nous allons probablement revisiter notre relation au vivant qu’il soit humain ou non humain et à l’olivier bien qu’il soit éternel.

Dans « L’éthique de la terre », J. Baird Callicott philosophe et écologue souligne que « nous sommes à l’aube d’une nouvelle philosophie de la nature pour penser et pratiquer autrement ».

Penser et pratiquer, dans nos relations au vivant, dans nos relations à l’olivier en conjuguant nos pensées critiques et nos pensées projectives.

S’interroger sur des principes philosophiques rationnels mais aussi sur ces relations sensibles à l’olivier qu’elles soient visibles ou invisibles.

Après une brève introduction, nous nous interrogerons ensemble en petits groupes sur ces liens sensibles qui se tissent (ou pas) entre des oliviers et nous.

Dans le fond pouvons-nous penser comme un arbre, penser comme un olivier ?

Une évasion poétique et une observation rationnelle peuvent elles se conjuguer ?

A l’issue de la synthèses des idées des unes, des uns et des autres nous ouvrirons le débat sur l’Ode à l’olivier


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L’olivier : mythique et éternel.

Eternel ?

« Un plant indomptable qui se refait seul ». Théophraste - 371-287 av. J.-C.

Symbolique ?

Un arbre sacré à travers toutes les frontières.

Emblématique ?

L’expression intemporelle de la paix et de la sagesse.

Nourricier ?

« L’olivier se multiplie et se nourrit de ses propres pertes » - Maître Couture - Curé de Miramas 1786


L’olivier : rationnel et inspirant.

Pacifique ?

L’olivier : un arbre qui crée du lien sans discrimination.

Attachant ?

« Je vais et viens avec une étrange liberté dans la Nature, je me fonds en elle » Henri David Thoreau - 1852

Utilitariste ?

Accompagné il fructifie naturellement pour son bonheur et le nôtre.

Anima et Animus ?

Une manière d’être pour nous autoriser une manière de faire.

« l’apparence d’un arbre noueux qui révèle une force d’appel». Gaston Bachelard - 1948



Murmures d’Olivier

Poème de Chantal et Patrick Ochs

Création musicale de Nirek Mokar - Late Harvest

Célébrer l’olivier pour lui

Pour son caractère, 

Pour sa lumière, 

Pour ses couleurs,

 Pour ses odeurs,

Ou simplement lui rendre hommage.


Lui rendre hommage pour ce qu’il est

Pour son ardeur, 

Pour son élégance,

 Pour sa sagesse, 

Pour ses secrets,

Pour les poèmes qu’il nous inspire.


Quelle alchimie 

Quel ardent mélange

 De mémoires,

D’histoires,

De sensibilités,

De saveurs et de parfums.


Que d’émotions,

Dans ces rêves d’oliviers, 

Dans ses relations 

Visibles ou invisibles

Que chacun à sa manière

A bien envie de raconter


De souvenirs en souvenirs,

Que de sensibilités, 

Que d’imagination, 

Que de sagesse,

Depuis la nuit des temps

Dans toutes ces forces du passé.


A bien les écouter

Les oliviers murmurent

A qui veut bien les entendre

Seuls et éternels,

Fidèles à la tradition

Ils décident d’être ce qu’ils sont.


Ils décident d’être,

Ce qu’ils veulent être, 

Fragiles et forts, 

Sensibles et sincères,

Pour eux, à leur manière

Avec leur caractère d’olivier.


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L’olivier : penseur et sensible !

Fougueux ?

« La philosophie de la nature : fruit de toutes les expériences antérieures - FW - Schelling 1799 ».

Prudent ?

L’olivier participe aux mouvements de la nature.

Altruiste ?

L’oliveraie une communauté communicante : « leur bien être dépend de la communauté » Peter Wohlleben - 2017.

Partagé ?

Relation sensible et pensées partagées.

« la terre vivante a brusquement changé la nature sous nos pieds » 

Baptiste Morizot 2023.

L’olivier : vertueux et généreux

Réflexif ?

Résiste naturellement contre les ruptures climatiques.

Bienfaisant ?

Ses olives contiennent « naturellement » des polyphénols totaux, ses feuilles sont soignantes.

Protecteur ?

Son évapotranspiration rejette de la vapeur qui se transforme en nuages et en pluie.

Intergénérationnel ?

L’olivier crée du lien entre les générations et rapproche le passé du futur.

« Nous sommes à l’aube d’une nouvelle philosophie de la nature pour penser et pratiquer autrement ».


 L’Olivier en question ?

Pouvons-nous penser comme un olivier ?

Existe-t-il une relation sensible entre l’olivier et nous ?


Patrick & Chantal Ochs.




J. Baird Callicott 2021




rd Callicott 2021






Café philo du mardi 8 avril 2025


Thoreau et le vivant

Prémices écologiques


Henry D. Thoreau (1817-1862), philosophe américain et naturaliste amateur, mais aussi père de la désobéissance civile, a consacré une large partie de sa vie et de son œuvre à étudier la nature de la Nouvelle-Angleterre aux environs de Concord (Massachusetts). Son originalité a consisté, dès le milieu du XIXe siècle, à récuser l’opposition traditionnelle entre nature et culture. De nombreux exemples montrent combien il voulait « passer de l’autre côté » de cette frontière. En cela, il est un précurseur de la notion actuelle de vivant, incluant l’humain et le non-humain. Son œuvre nous importe dans la mesure où elle fait un premier pas en direction d’une écologie capable de modifier notre imaginaire et d’aider notre époque à mieux affronter la crise écologique de l’anthropocène.


Pour situer son attitude, je commencerai par citer une anecdote tirée du Journal dans laquelle il raconte comment il est allé ramasser des châtaignes :

Une pierre lancée contre l’arbre les fait tomber en pluie sur la tête et les épaules. Mais je ne trouve aucune excuse à cet emploi d’une pierre. Ce n’est pas innocent, ce n’est pas juste, de maltraiter ainsi l’arbre qui nous nourrit. Je ne suis guère troublé en songeant que, si j’abrège ainsi sa vie, je ne jouirai pas longtemps de ses fruits, mais des raisons de pure humanité me poussent à une ligne de conduite plus innocente. Je sympathise avec cet arbre, et pourtant tel un voleur guère capable de commettre un meurtre j’ai lancé une grosse pierre contre ces troncs. Je crois que je ne recommencerai jamais. L’on devrait accepter ces dons, non seulement avec douceur, mais avec une certaine gratitude empreinte d’humilité. Il ne faudrait même pas secouer trop rudement l’arbre dont nous convoitons les fruits. Ce n’est pas un temps de détresse, quand on pourrait même pardonner un peu de hâte et de violence. Il est pire que rustre, il est criminel d’infliger une blessure superflue à l’arbre qui nous nourrit ou nous ombrage. Les vieux arbres sont nos parents et les parents de nos parents, peut-être. Quand on désire apprendre les secrets de la Nature, il faut mettre en pratique davantage d’humanité que les autres. (23 octobre 1855, 333-334)

Thoreau décrit une bien surprenante relation aux êtres naturels comme s’ils étaient humains : il leur reconnaît un statut de personne, leur accorde du respect, dépassant ainsi l’opposition entre nature et culture.


Nature/culture

Dans son œuvre maîtresse, Par-delà nature et culture (2005), issue de l’observation de l’animisme des Indiens Achuars, l’anthropologue Philippe Descola a montré que ces populations vivent intégrées dans le monde de la forêt amazonienne, entourées d’animaux, de plantes et d’arbres auxquels elles sont liées comme avec les membres d’une famille : il leur reste le souvenir d’une époque mythique où ils parlaient la même langue et pouvaient s’entendre avec les animaux.

Baptiste Morizot, philosophe et éthologue à l’université d’Aix, suit dans la même lignée, évite de parler de « nature » qui, dans notre société est dévalorisée, exploitée, au point qu’elle est menacée par la surexploitation et l’épuisement ; il préfère le terme de « vivant » qui évite une opposition dénuée de sens. Ce changement de perspective prend ses distances vis-à-vis de l’anthropocentrisme traditionnel et adopte une conception biocentrique.

Dès le milieu du XIXe siècle, Thoreau récuse l’opposition nature/culture, et dans sa vie au bord du lac Walden ou dans les bois, il s’efforce de transgresser cette frontière artificielle. Il s’affranchit de la pensée dominante de son époque, celle du naturaliste de Harvard, Louis Agassiz, qui défend encore la conception religieuse, le créationnisme. En 1860, Thoreau lit L’Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle de Darwin, livre qui lui fournit une théorie pour relier ses observations récentes. Dans un petit ouvrage sur La succession des arbres en forêt (1860), il récuse la notion de génération spontanée et explique le rôle de la dissémination des graines. La terre n’a pas été créée une fois pour toutes, mais évolue constamment sous ses yeux. « Ce monde connaît un apport incessant de nouveautés […] » (W, 341).


Une terre vivante

À ce stade de sa réflexion, il lui importe d’affirmer que la terre est vivante. Dans la description d’un talus de neige et de boue qui fond au soleil de printemps, il s’enthousiasme pour ce spectacle qui suggère une création permanente :

« La terre n’est pas un simple fragment d’histoire morte, des strates s’empilant comme les feuilles d’un livre, pour que les géologues et les archéologues surtout l’étudient, mais une poésie vivante comme les feuilles d’un arbre qui précèdent les fleurs et les fruits, – non pas une terre fossile, mais une terre vivante […] » (W, 312).

Il reprend la réflexion dans son Journal :

« La terre sur laquelle je marche n’est pas une masse inerte, morte. Elle a un corps, un esprit ; elle est organique, souple […] » (31 décembre 1851)

Il observe un monde vivant, pénétré d’esprit, un monde que j’hésiterais à qualifier de panthéiste, car je ne sais pas vraiment ce qu’il entend par « esprit » — dynamisme, élan vital, robustesse, forces vitales … ? Il n’y a guère de religion chez Thoreau, même s’il est difficile de savoir exactement ce à quoi il croyait, sauf qu’il excluait catégoriquement l’allégeance à une religion institutionnelle.


Le sauvage

Cette terre vivante, son lieu de vie, est un monde vivifiant où il entre en contact avec le

« sauvage », l’esprit sauvage, autre concept fondamental de sa philosophie. Le mot « sauvage » est synonyme de « la vie » pour Thoreau :

« La vie s’accorde avec l’état sauvage, et ce qui est le plus vivant est le plus sauvage. Quand elle n’est pas encore asservie à l’homme, elle le rafraîchit de sa présence. » (Marcher, 50).

Thoreau préfère à la vie étriquée du village et de ses mondanités la vie sauvage, antidote au monde des affaires, du commerce et de l’argent. Elle est pour lui un refuge contre ce dont il souffre à Concord et elle est la raison majeure pour laquelle il s’est construit une maison en bois dans laquelle il a vécu près du lac Walden entre 1845 et 1847 : « J’aime en partie la Nature parce qu’elle n’est pas l’homme, mais un refuge loin de lui. » (3 janvier 1853, 186). « En partie » seulement, parce qu’elle a surtout pour lui une valeur très positive lui permettant de se nourrir « du fortifiant de la nature sauvage » (W, 326) et d’en être ainsi revigoré.

         Les bois, les lacs et les rivières de sa commune n’étaient en rien sauvages à son époque. La Nouvelle-Angleterre avait été fréquentée pendant des siècles par des tribus indiennes, puis colonisée et cultivée par les colons européens au début du XVIIe siècle. Mais pour être compris de ses contemporains, il recourt à la version culturelle de la nature, « l’Ouest », une région où il n’est jamais allé, mais à laquelle il se réfère en la mythifiant. Cela reste son étalon pour inventer un autre mode de vie, une alternative émancipée de l’emprise économique, commerciale et financière des États-Unis au début de la Révolution industrielle. C’est une zone intermédiaire de contact qui lui permet d’accroître son savoir sur l’environnement non humain. Lorsqu’il se rend dans les forêts de l’État du Maine, sa vie se voit augmentée par les connaissances qu’il obtient d’Indiens dont il envie l’intégration dans la nature.


L’homme, partie intégrante de la nature

Car c’est bien la motivation principale de sa recherche d’une « vie naturelle », vécue au bord du lac Walden, mais aussi de son investigation méthodique de botaniste, qui font de lui un naturaliste amateur très averti. Au début de l’essai Marcher, initialement une conférence destinée aux villageois de Concord, il exprime clairement le désir d’intégration dans la nature : « Je souhaite considérer l’homme comme un habitant ou une partie intégrante de la nature plutôt que comme un membre de la société. » (Marcher, 19). Il en donne un autre exemple lorsqu’il parle de s’endormir au soleil sur le seuil de sa maison :

« J’ai poussé à cette époque comme le maïs croît dans la nuit […] C’était sans doute le comble de l’oisiveté aux yeux de mes concitoyens ; mais si les oiseaux et les fleurs m’avaient jugé selon leurs propres critères, je n’aurais certes pas été pris en défaut. […] » (W, 121-122).

Plus explicitement encore, « Qu’est donc l’homme, sinon une masse d’argile fondant ? » (W, 317) et lui-même, se demande-t-il, « Ne suis-je pas moi-même en partie feuilles et terreau végétal ? « (W, 148).

Ses longues promenades quotidiennes dans les environs de Concord visent à aérer son corps et son esprit, à le resourcer :

« Il faut que je sorte assez au grand air pour faire l’expérience de la saine réalité, afin d’équilibrer la pensée et le sentiment. La santé requiert cette détente, cette vie sans but. Cette vie au présent. On pense ce qu’on veut de la Nature entre quatre murs, elle sera toujours nouvelle à l’extérieur. Je vis en plein air pour le minéral, le végétal et l’animal qui est en moi. » (4 novembre 1852, 178).

En de nombreux textes, Thoreau ne se perçoit pas comme différent, extérieur, surplombant le milieu naturel qu’il fréquente ; il s’y sent implanté, enraciné. Il y est vraiment chez lui.


Le naturaliste observateur

Malgré sa volonté d’être intégré, de ne pas être en dehors, ni au-dessus ; Thoreau sent bien qu’il est distinct, éloigné par sa réflexion intellectuelle et sa recherche d’un savoir de naturaliste. Il s’efforce donc de retrouver ce qu’il a perdu en s’éloignant. Il note le rétablissement d’une forme de lien, alors qu’il pêche la nuit :

« […] je communiquais par de longues lignes en lin avec de mystérieux poissons nocturnes qui vivaient quarante pieds plus bas […] C’était très étrange (…) de sentir cette faible secousse, qui venait interrompre vos rêves et rétablir votre lien avec la nature. » (W, 185)

Pourtant, le désir de relation fusionnelle co-existe avec une éthique de l’attention systématique, indispensable à la construction de la vie qu’il élabore : « Aucune méthode ni aucune discipline ne remplace la nécessité d’être sans cesse en éveil. ». C’est ce qu’il nomme « cette injonction de toujours regarder ce qui se donne à voir. » (W, 121). Thoreau veut réapprendre à voir le monde, mais aussi l’enseigner aux villageois : reconfigurer l’attention de ceux qui travaillent les champs mais ne perçoivent pas ce que Thoreau s’applique à observer.

Ainsi, il se donne comme programme de tout connaître d’un biotope :

« Je désirais si possible connaître mes voisins, m’approcher un peu d’eux. Je me suis bientôt mis à observer la date où les plantes fleurissaient et faisaient leurs feuilles, et j’ai poursuivi cette tâche de bonne heure le matin et tard le soir, loin et près de chez moi, plusieurs années de suite, courant de divers côtés de la commune et dans les communes voisines, parcourant souvent entre vingt et trente miles par jour. J’ai souvent rendu visite à une plante éloignée de quatre ou cinq miles, une demi-douzaine de fois en moins de quinze jours […] En même temps, je restais attentif aux oiseaux et à tout ce qui pouvait bien se présenter à moi. » (4 décembre 1856, 405)

« Tout », c’est-à-dire la « réalité fabuleuse » (W, 105) qu’il tente de découvrir, souvent en réponse à des questions qu’il se pose :

« Pourquoi seuls ces visions et ces bruits devraient-ils accompagner notre vie ? Pourquoi devrais-je entendre le gazouillis des merles, pourquoi sentir la moufette chaque année ? J’explorerais volontiers le lien mystérieux entre moi-même et ces choses. » (18 avril 1852 ; p. 131)

« Pourquoi précisément ces objets que nous contemplons font-ils un monde ? Pourquoi l’homme a-t-il justement ces espèces animales pour voisins ? » (W, 235).

Thoreau est en permanence à la recherche d’un sens à travers les faits de nature : c’est la récompense de son observation méthodique, découvrir, accroître son savoir, être ainsi mieux relié. « Quel bonheur dans la perception d’un fait nouveau de la nature ! » (19 avril 1852, 131)


Ses voisins animaux, des cohabitants

Thoreau parle souvent de voisins, de cohabitants, pour désigner ceux qui partagent son territoire : ces appellations marquent l’égalité de considération, le refus de la supériorité qui est au cœur de la pensée anthropocentrique. Ce qu’il note lors de son arrivée dans la maison de Walden :

« […] je me retrouvai soudain le voisin des oiseaux ; non que j’en aie emprisonné le moindre, mais parce que je m’étais moi-même mis en cage dans leur voisinage. » (W, 95).

Il recherche les situations qui lui donnent l’impression de comprendre ces animaux par l’empathie :

« Je suis prêt à partager les souffrances de chaque créature pour en faire l’expérience et en connaître les joies. Le bruant chanteur et l’éphémère bruant fauve n’ont-ils aucun message pour moi cette année ? » (31 mars 1852, 122)

Les deux mondes – apparemment séparés – semblent communiquer au moins imaginairement : les animaux sont « des bêtes de somme faites pour porter une part de nos pensées. » (W, 235), ou les incarnations des « pensées insatisfaites, sombres et crépusculaires, que nous avons tous. » (W, 135). Le passage de l’humanité à l’animalité lui paraît presque possible lorsqu’il entend son guide indien pousser des cris aigus pour s’adresser à un rat musqué qu’il voudrait faire s’approcher : « Il sembla soudain avoir délaissé complètement l’humanité et être passé du côté du rat musqué. » (The Maine Woods, 207). Un semblant de communication s’instaure.

Lors de diverses rencontres avec des animaux, Thoreau s’efforce de comprendre ce qui se passe dans leur tête, d’analyser leur faculté de prendre des décisions. Un jour, il réussit à bloquer le passage d’une marmotte, l’hypnotise en quelque sorte, puisqu’elle ne cherche plus à partir ; il s’assoit en face d’elle pour l’observer à loisir, lui soulève une patte avec un petit bâton afin de l’examiner, lui parle… Le long passage se termine par la conclusion suivante :

« Je la respecte comme l’un des habitants autochtones. […] Je crois qu’elle pourrait m’enseigner quelque sagesse. Ses ancêtres ont vécu ici depuis plus longtemps que les miens. Elle est mieux acclimatée et naturalisée que moi. » (16 avril 1852, 129-130).

C’est aussi ce qui se passe sur le lac Walden où Thoreau depuis sa barque tente de se rapprocher d’un huard qui plonge et de deviner où il réapparaîtra à la surface :

« Pendant qu’il concoctait une pensée dans son cerveau, je tâchais de deviner sa pensée dans le mien. C’était un jeu plaisant, joué à la surface lisse du lac, un homme contre un huard. » (W, 244).


Sympathie pour les plantes et les arbres

On a vu qu’il se donne le projet d’étudier à fond un marécage, de devenir « familier des plantes », « de connaître ses voisins » (4 décembre 1856). Il se singularise en s’intéressant à un marécage, lieu non exploitable, sans utilité ; mais il va plus loin dans une déclaration provocatrice dans laquelle il proclame que son monde est extensif et ne se réduit pas à ce que le village connaît et estime :

« Je sympathise peut-être davantage avec les mauvaises herbes qu’avec les récoltes qu’elles étouffent, car elles manifestent une belle vigueur. Elles sont la vraie récolte que la terre porte plus volontiers. » (24 juillet 1852, 163).

Cette attitude singulière est particulièrement marquée dans son attachement aux arbres, au pin blanc, par exemple, qui, dit-il, « semble l’emblème de ma vie ; il se dresse pour l’ouest, le monde sauvage. » (21 avril 1852, 133). Son esprit « est aussi immortel que moi et peut-être montera-t-il plus haut au ciel que moi, d’où il me dominera encore. » (MW, 122). Cette phrase hérétique sera censurée par le rédacteur en chef de la revue à qui Thoreau avait soumis un article rendant compte d’une excursion dans les forêts du Maine : l’idée qu’un arbre soit immortel, aille au paradis et domine un humain, n’était pas acceptable.

Thoreau va même jusqu’à exprimer de la sympathie pour de simples détails, des aiguilles de pin qui meublent sa solitude. Un jour de pluie il était « sensible à la compagnie tendre et bienveillante de la Nature », il remarque que

« La moindre petite aiguille de pin s’allongeait et se dilatait de sympathie et d’amitié pour moi. J’ai pris si clairement conscience de la présence d’une chose qui m’était apparentée » (W. 141-142).

En fait, tout le milieu naturel des environs de Concord lui est familier et lui donne l’impression qu’il est « apparenté », autrement dit qu’il est un vivant parmi d’autres vivants. Le paysage, les plantes, lui parlent — « le langage parlé sans métaphore par toutes choses et tous événements » (W. 121). Son corps aussi perçoit le monde par tous ses sens :

« Voilà bien une soirée délicieuse, quand le corps tout entier n’est plus qu’un sens et absorbe le plaisir par tous les pores de la peau ! Je vais et viens avec une étrange liberté dans la Nature, je me fonds en elle. […] je me sens étrangement à l’unisson de tous les éléments. » (W, 139)

Pour Thoreau, le monde est expressif et lui parle. « L’appel lugubre mais mélodieux d’une chouette effraie » représente pour lui « l’authentique lingua vernacula des bois de Walden » (W, 282).

Sa « sympathie intelligente », généreuse, totale, lui permet d’entendre ce langage. Il se retrouve comme dans la situation des autochtones animistes qui communiquent avec le milieu naturel. Alors que dans notre civilisation, la terre s’est tue1.

Par l’écriture, alors qu’il décrit avec précision la réalité du territoire des environs de Concord, Thoreau évoque le monde qu’il souhaite, un monde imaginaire, un monde « comme si… », avec lequel la communication est possible. Il s’ouvre ainsi à une écologie du vivant.


L’échec de la société écologique

Sa conception innovante n’a pas été reprise par une époque trop préoccupée de commerce, d’industrie et de développement des chemins de fer ; dans le même temps, elle a dû s’engager dans une guerre pour mettre un terme à la sécession du Sud esclavagiste. Trop peu connu de son temps, Thoreau exprimait des pensées hétérodoxes qu’il était impossible de mettre en œuvre : il n’a pu provoquer la création d’une société écologique2.

La préservation intégrale de la nature qu’il prônait, au moins dans de petites réserves communales, s’est heurtée à la conservation selon Gifford Pinchot3, l’utilisation rationnelle des ressources naturelles qui présentait l’avantage pour la société de ne pas soustraire une partie du territoire à l’exploitation économique. L’idée de Thoreau a cependant été reprise par le naturaliste John Muir4, actif dans le mouvement pour la création de parcs nationaux. Ces célèbres réserves de sites exceptionnels, plus ou moins protégées, ont néanmoins laissé le champ libre au capitalisme pour exploiter le reste du territoire.

Certes, Thoreau a su par son mode de vie simple au bord du lac Walden fournir un modèle de « vie naturelle » qui a séduit de nombreux adeptes : ils ont imité sa retraite, vécu un temps à l’écart. Actuellement, l’intérêt pour son œuvre pionnière est susceptible de conduire à l’écologie selon Baptiste Morizot5, celle du vivant et de ses alliances qui pourraient permettre de contribuer à faire face à la crise écologique.

                                                                               Michel Granger 


Œuvres de Thoreau citées :

Journal, sélection Michel Granger, trad. Brice Matthieussent, Le mot et le reste, 2014. La succession des arbres en forêt, trad. Nicole Mallet, Le mot et le reste (2007), 2019. Marcher, trad. Nicole Mallet, Le mot et le reste (2007), 2024.

The Maine Woods, Princeton University Press, 1972.

Walden, préface Jim Harrison, trad. Brice Matthieussent, Le mot et le reste (2010), 2023.

1 David Abram, Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens, Les empêcheurs de penser en rond/ La Découverte, 2013.

2 Serge Audier, La société écologique et se ennemis. Pour une histoire alternative de l’émancipation, La Découverte, 2017., p. 158-164, 414-426.

3 Gifford Pinchot (1865-1946), forestier, devenu chef du Service des forêts des États-Unis.

4 John Muir (1838-1914), naturaliste, lecteur d’Emerson et de Thoreau, militant de la protection de la nature.

5 Baptiste Morizot, Raviver les braises du vivant. Un front commun, ActesSud/Wildproject, 2020.