Qu’est-ce qu’un
philosophe ? Qu’est-ce que la pratique philosophique ?
Quelques références et réflexions
pour prolonger notre café Philo
Mes commentaires sont en
italiques
« Zeus
– Toi, dispose les bancs et prépare le
lieu pour les arrivants ; toi, amène
les philosophes et aligne-les ; mais d’abord fais-leur une beauté pour qu’ils présentent bien et
attirent le plus de gens possible. Et toi, Hermès, sois
le crieur et appelle les clients.
Hermès
– Qu’une bonne fortune fasse venir les acheteurs au marché ! Nous allons vendre à la criée des philosophes
de toute espèce avec des systèmes de toutes les couleurs. Ceux qui ne peuvent
pas payer comptant payeront l’année prochaine après avoir donné
caution. »
Lucien de Samosate : Philosophes
à vendre (IIème siècle)
Ainsi
certains paradent-ils dans nos petits écrans….
« Qu'est-ce que la philosophie ?
Chère
Sophie, Les gens ont toutes sortes d'occupations : certains collectionnent les
pièces anciennes ou les timbres, quelques-uns s'intéressent aux travaux manuels
ou au bricolage et d'autres consacrent presque tout leur temps libre à tel ou
tel sport. Beaucoup apprécient aussi la lecture. Mais tout dépend de ce qu'on
lit. On peut se contenter de lire des journaux ou des bandes dessinées, n'aimer
que les romans ou préférer des ouvrages spécialisés sur des sujets aussi divers
que l'astronomie, la vie des animaux ou les découvertes scientifiques. Si j'ai
une passion pour les chevaux ou les pierres précieuses, je ne peux pas exiger
des autres qu'ils la partagent. Et si je ne manque pas un reportage sportif à
la télévision, cela ne me donne pas pour autant le droit de critiquer ceux qui
trouvent le sport ennuyeux.
Et s'il y avait pourtant quelque
chose de nature à intéresser tous les hommes, quelque chose qui concernerait
chaque être humain, indépendamment de son identité et de sa race ? Eh bien oui,
chère Sophie, il y a des questions qui devraient
préoccuper tous les hommes. Et ce genre de questions est précisément l'objet de
mon cours ». Jostein Gaarder, Le
monde de Sophie, Ed. Seuil 1995, p.26-27
« Tous
les hommes désirent naturellement savoir » Aristote, Métaphysique A 980a21)
« Devraient » : mais
pourquoi si peu s’y emploient ? « Désirent savoir » :
pourquoi tant de gens préfèrent-ils l’ignorance ? Toute philosophie se
doit de se confronter à ce mystère.
«
Cet état, qui consiste à s’émerveiller/s’étonner
(θαυμάζειν est tout-à-fait celui d’un philosophe ; la philosophie en effet
ne débute pas autrement. » Platon, Théétète
(155d)
« C’est,
en effet l’étonnement (τὸ θαυμάζειν) qui poussa, comme aujourd’hui, les
premiers penseurs à philosopher. (Métaphysique,
A2 982b 13).
« Le
mot grec philosophia (φιλοσοφία) est
un chemin sur lequel nous cheminons ». Heidegger Questions II p.14.
Le mot « philosophe » a
très vraisemblablement été un néologisme créé par Héraclite d’Ephèse (544-480 av.JC),
« Il
faut, oui tout à fait, que les hommes épris de sagesse (φιλοσόφους ) soient les
juges des nombreux (de la foule) » Héraclite, Fragments, 24 (35)
« Il est sage que ceux qui ont écouté, non
moi, mais le discours, conviennent que tout est un (ὁμολογεῖν σοφόν ἐστιν ἓν πάντα εῖναι )» Héraclite, Fragments, 1(50).
Le sophon, ce qui
est sage, c’est s’accorder par le discours (logos) à cela : Tout est un,
Un est le tout. La sophia est plus qu’une vision du monde, elle a l’ambition
d’être une pensée de l’uni-vers. Rechercher le sophon, c’est avec le logos
(langage pensant) rechercher du sens.
Dès
Platon, le « philosophe » se trouve confronté à des rivaux, les
« sophistes » qui comme leur nom l’indique,
eux aussi, ont une prétention à la sophia
et disentt parfois la détenir :
« Jamais
personne depuis des années ne m’a posé une question qui ait pu me
surprendre. » Gorgias 447d La
Rhétorique est pour Gorgias « le savoir qui est réellement le bien
suprême et qui donne à qui le possède la liberté pour lui-même et la domination
sur les autres dans sa patrie, […] J’entends par là le pouvoir de persuader par
le discours (Gorgias 452).
« Elle englobe en elle-même, pour ainsi-dire, et tient sous sa domination
toutes les puissances. » (456a).
A
relier avec la nouvelle sophistique, la « Com », la Pub. La seule
chose qui compte est faire passer un message, quelque soit le contenu, vrai ou
faux, nuisible ou non. 2400 ans
avant, Platon critique les communicateurs et l’audimat :
« La Rhétorique n’a
pas besoin de connaître la réalité des choses, il lui suffit d’un certain
procédé de persuasion qu’elle a inventé, pour qu’elle paraisse devant les
ignorants plus savants que les savants. » République Livre VI, 493 a 459b).
Mais
ce qui est pour Platon négatif, est au contraire un atout pour Gorgias: « N’est-ce pas une
merveilleuse facilité, Socrate , que de pouvoir sans aucune étude des autres
arts, grâce à celui-là, être l’égal de tous les spécialistes? » (Gorgias 459c).
=>
Le philosophe se trouve pris entre deux pôles : manipulateur d’opinions,
entre autre dans l’arène politique,
ou prétendant à la vérité? Cette hésitation est celle qui traverse la
philosophie de Platon, dans l’opposition Platon/Socrate.
La philosophie
continue, à vouloir dépasser la simple doxa (opinion, mais aussi apparence).
Mais
est-elle capable d’atteindre ce sophon, une vérité universelle? Si elle ne le
peut, ne risque-t-elle pas d’aboutir à un relativisme, à l’éclatement de la
philosophie en une multitude de points
de vue, d’opinions ?
Socrate
ne réussit peut-être pas, mais il essaie : il est l’emblème du médiateur,
de l’éveilleur, de l’accoucheur. Il n’enseigne
pas un savoir mais une éro-sophie : la philosophie comme désir, comme
quête jamais achevée. Il n’est pas un maître qui sait tout, mais le sujet
supposé non-savoir, fait pour éveiller le désir (cf détournement du désir
sexuel d’Alcibiade vers la philosophie dans Le Banquet).
du sophon. C’est le désir (eros) qui provoque l’étonnement.
La philosophie a bien sûr un autre versant
chez Platon : l’idée du
philosophe roi qui guiderait la république. Le philosophe deviendrait un maître à penser
et un maître politique. En cela, Platon est élitiste, ne serait-ce que
parce que le peuple est manipulable par les sophistes, et que le souvenir de la
condamnation de Socrate pèse lourdement dans la balance :
« Y a-t-il un moyen de faire
admettre ou reconnaître au peuple que
c’est le beau en soi qui existe, mais non la multitude de belles choses, que
c’est chaque chose en soi qui existe, mais non la multitude des choses
particulières ?
-
il
n’y en a pas, dit-il.
-
Il
est donc impossible, dis-je, que le
peuple soit philosophe ?
-
Impossible !
-
C’est
donc aussi une nécessité que les philosophes soient critiqués par le
peuple ?
- C’en est une. » République
VI, 494 a
Et pourtant, la
constante référence à Socrate garantit malgré tout que la vérité n’est pas
l’affaire d’un seul, elle est nécessairement dia-logique, donc collective.
Sinon Socrate enseignerait, au lieu de tout le temps poser des questions !
« Notre rapport avec le vrai passe par les
autres. Ou bien nous allons au vrai avec eux, ou ce n’est pas au vrai que nous
allons. » Merleau-Ponty Eloge de la
philosophie p.40
De plus, les idées
platoniciennes sont devenues « concepts » dans la philosophie
moderne :
« Les
concepts ne nous attendent pas tout
faits, comme des corps célestes. Il n’y a pas de ciel pour les concepts. Ils
doivent être inventés, fabriqués, ou plutôt créés. […] Le philosophe est l’ami du concept, il
est en puissance de concept. » Deleuze, Qu’est-ce
que la philosophie, p.11
Que
demande-t-on généralement au philosophe ?
- d’être un guide politique: Cf Platon à Machiavel,
Hobbes, Rousseau, Kant et les philosophes des lumières, Hegel, les socialistes
dits utopiques, et bien sûr Marx). Problème de l’utopie tournant en dystopie.
- d’être un guide moral. On a pu voir dans Socrate, mais surtout dans les
penseurs qui lui ont succédé lorsque la démocratie athénienne est tombée en
décadence ( les Stoïciens et Epicure), des professeurs de savoir-vivre, des
donneurs de vademecum pour être heureux. Le mot
« sagesse », beaucoup plus large au départ, s’est réduit à l’étroite appréhension de la
manière dont nous, humains, devons conduire nos vies.
- d’être un tuteur (Cf critique remarquable de
Kant, dans Qu’est-ce
que les Lumières ?) , une sorte de
directeur de conscience, situé entre les figures du prêtre (confesseur) et du
psychanalyste, un « coach » dirait-on aujourd’hui. Mais n’y a-t-il pas maldonne ?
D’où nous vient
cette exigence d’un accord si souvent revendiqué entre les actes et les
paroles, entre la vie du philosophe et ses idées? D’un désir d’honnêteté
intellectuelle, d’un refus du mensonge, certes. Mais en demandant au philosophe
d’être toujours en accord avec ces idées, n’en
demandons-nous pas trop ?
« La
philosophie ne me semble jamais avoir si beau jeu que quand elle combat nostre
presomption et vanité, quand elle reconnoit de bonne foy son irresolution, sa
faiblesse et son ignorance. »
Montaigne, Essais,
Livre II , Ch XXVII, p634
Ce
qui ne veut pas dire qu’elle soit triste et manque d’humour :
« On a grand tort de la
peindre inaccessible aux enfans, et d'un visage renfroigné, sourcilleux et
terrible. Qui me l'a masquée de ce faux visage, pasle et hideux? Il n'est rien
plus gay, plus gaillard, plus enjoué, et à peu que je ne dise follastre. Elle ne presche que
feste et bon temps. Une mine triste et transie montre que ce n'est pas là son
giste. » Montaigne, Essais, Livre I , Ch XXVI, p160
Curieusement, Nous
trouvons aussi chez Sénèque (dont on
pourrait s’attendre à ce qu’en bon stoïcien, il défende l’idée qu’il faille
toujours être en accord avec sa pensée), une défense de la faillibilité du
philosophe :
« Les philosophes ne font
point ce qu’ils disent.
Cependant, ils font déjà beaucoup
en parlant et en concevant l’honnête dans leur esprit. Certes si leurs actes
étaient au niveau de leur discours, quel plus grand bonheur pourrait-il y avoir
pour eux ? Ce n’est pourtant pas
une raison pour mépriser les paroles honnêtes et les cœurs pleins de bonnes
pensées. Il est louable de s’occuper
d’études salutaires, même si elles
restent sans effet. » Sénèque, De la
vie heureuse, in Les stoïciens, Pléiade, , p. 741
Il est donc
judicieux, si nous ne voulons pas manquer ce que la philosophie a de plus
intéressant, de ne pas rabattre trop vite une pensée sur un être humain et ses
faiblesses. La seule critique pertinente que l’on puisse faire à un philosophe
ne peut être en définitive que philosophique, faute de quoi on se contenterait
de simplement juger une personne, et, de surcroît, de confondre la philosophie
avec la bien-pensance, le parler correct.
On
ne peut donc définir le philosophe et la philosophie de l’extérieur. « Le
mot grec φιλοσοφία est un chemin sur lequel nous cheminons » : cette
phrase de Heidegger prend ici tout son sens, entendons en elle que la
philosophie est, au moins en droit, l’affaire de tous, que nous sommes tous
philosophes, au moins en puissance. Les philosophes dans leur disparité sont
des amis (Sloterdijk) que nous sommes invités à lire et avec qui nous sommes
amenés à dialoguer : ils ont exploré des chemins, ont tracé des voies, que
nous ne sommes pas obligés de suivre, mais qui nous peuvent nous aider à mieux
nous orienter. On ne philosophe jamais seul, même si c’est en définitive à
chacun de nous de le faire, à la première personne :
« Personne ne peut bâtir à
ta place le pont qu'il te faudra toi-même franchir sur le fleuve de la vie -
personne, hormis toi. » Nietzsche, 3ème considération
intempestive, p.21
Pierre
Kœst, 27 septembre 2016