La
démocratie est-elle le moyen ou la fin ?
Spinoza nous
a légué la très belle idée que la joie
est le sentiment que nous avons d’une augmentation de notre puissance d’agir.
Ce serait
litote de dire qu’il y a aujourd’hui peu de joie dans la vie sociale. En
réalité il y a un incontestable fond de tristesse
collective – ce que confirme, a contrario, le constant besoin de faire rire
dans les médias dominants.
Si nous
sommes tristes, ce n’est pas tant parce que nous sommes dans un état mondial de
crise écologique larvée avec une planète se réchauffe dangereusement et
l’élimination de 60% des vertébrés sauvages ces quarante dernières
années ; ce n’est pas tant parce que des centaines de milliers d’exilés
errent dans le monde en se demandant s’ils seront bienvenus quelque part ;
ce n’est pas tant parce que nous nous sentons la cible de massacres
collectifs ; ce n’est pas tant parce que la répartition des richesses est
devenue d’une injustice invraisemblable.
Nous sommes
tristes parce que nous savons que les trajectoires doivent être redressées tout
de suite et que nous ne savons comment faire, et que nous ne pouvons pas le
faire.
Nous sommes
tristes d’être impuissants face aux désastres qui s’amorcent
Or nous
devrions être puissants puisque nous sommes en démocratie
La
démocratie n’est-elle pas le « gouvernement du peuple, par le peuple et
pour le peuple » comme cela est écrit dans notre Constitution
(article 2).
Qu’est-ce
qui ne fonctionne pas en notre démocratie ?
En
démocratie, l’acteur principal est le peuple,
c’est-à-dire l’ensemble des citoyens. Les citoyens sont définis par leur
responsabilité quant à la vie et l’avenir de la société, et par la liberté qui
va de pair avec cette responsabilité. Ce sont les libertés garanties par les droits du citoyen inscrits dans les
textes juridiques fondamentaux : libertés d’opinion, de croyance, de
culte, de presse, de déplacement,
d’entreprendre, d’association, de réunion, etc.
Or le peuple
ne se retrouve pas dans le fonctionnement démocratique de notre modernité
tardive.
Les dysfonctionnements de la
démocratie contemporaine
On peut
pointer 5 dysfonctionnements remarquables de la démocratie contemporaine (on
s’appuie ici sur le cas de la France)
1. Le premier
dysfonctionnement concerne la liberté du
citoyen. Aujourd’hui, on voit couramment des citoyens dont la liberté est
restreinte pour nulle autre raison que la décision de fonctionnaires du
maintien de l’ordre leur ayant prêté l’intention de commettre un délit – alors
que toute atteinte aux droits du citoyen doit relever soit d’une peine
prononcée légalement suite à une action délictueuse, soit d’un état d’exception
lié à une situation critique (ceci est l’effet de l’intégration récente d’un
certain nombre de dispositions légales propres à l’état d’urgence dans le droit
commun.)
2. Ce qui est
étonnant, c’est que cela ne fasse pas scandale. Ce défaut de solidarité ne
manifeste-t-il pas une autre dimension de la crise démocratique ? N’y aurait-il
pas quelque chose de brisé dans la cohésion de celui qui constitue le sujet de
la démocratie : le peuple ? L’idée de peuple implique en effet la visée d’une
volonté commune qu’on appelle volonté
populaire. Le peuple n’apparaît-il pas le plus souvent perdu dans une
rivalité d’intérêts catégoriels ?
3. Mais ne
faut-il pas relier ces brisures dans la société au vertigineux creusement des
inégalités de conditions de vie depuis quelques décennies ? Or ce creusement
des inégalités relève à n’en pas douter de cet autre aspect, bien identifié, de
la crise des démocraties modernes : la dégradation
de la représentativité parlementaire = de plus en plus les lois sont
adoptées malgré le peuple, alors que des lobbys de puissants intérêts privés
arrivent à imposer la prise en compte de leurs demandes. Par ailleurs, la
procédure du référendum, qui pouvait compenser cette dégradation de la
représentation parlementaire, est délaissé.
4. La notion de
démocratie désigne la source du
pouvoir légitime ; la notion de république
désigne la forme de l’Etat où s’exerce ce pouvoir. Les sociétés modernes
s’organisent presque toujours en États
démocratiques républicains, du moins
dans l’affichage. La république a une affinité particulière avec la démocratie
parce qu’elle donne la priorité à l’intérêt public que vise
naturellement la volonté populaire, ce qui suppose l’élaboration d’un droit qui s’impose également à tous.
En démocratie, la volonté populaire est à la source du droit, soit à travers ses représentants, soit directement
par référendum. Or, un phénomène récent (depuis 2 décennies) manifeste un grave
dysfonctionnement dans l’élaboration du droit.
C’est le phénomène d’inflation
législative. Par exemple, le code pénal a plus que doublé en volume durant
les 20 dernières années. La loi devient un élément de communication du
pouvoir : il y a un problème qui ébranle l’opinion ? On fait une
nouvelle loi pour montrer qu’on le prend en compte.
D’autre part les lois ont tendance à prendre de l’embonpoint – les articles se
multiplient pour prendre en compte les amendements, c’est-à-dire souvent les
points de vue des intérêts particuliers (elle peut tripler en nombre d’article
entre sa présentation aux députés et sa publication). Enfin, les lois peuvent
attendre plusieurs années le décret qui les rendent applicables.
Conséquences :
- Le droit
est devenu illisible pour le citoyen :
l’adage « Nul n’est censé ignorer la loi » doit être remplacé par
« Nul n’est capable de maîtriser les lois auxquelles il censé se
conformer » !
-
On constate un fort absentéisme
parlementaire lors du vote des lois. Il est dû aux sessions à rallonge et aux
séances de nuit.
-
Les citoyens ne se reconnaissent plus dans des lois qu’ils doivent
respecter. Les lois semblent souvent à contre-courant de la volonté populaire
sans qu’ait pu avoir lieu un débat public. Il ne lui reste alors d’autre choix
que rentrer dans un rapport de force : manifestation dans l’espace public,
grèves, etc.
-
Il y a dès lors une dévaluation commune de la loi, alors qu’elle est la colonne vertébrale qui fait tenir
une république démocratique debout.
5. Le dernier dysfonctionnement
concerne la souveraineté de l’État
démocratique. Elle est en crise puisqu’une part importante des prérogatives
de l’État-nation devient de fait subordonnée à la souveraineté des institutions
européennes. Or il est problématique de parler d’une démocratie européenne. Les
pouvoirs de l’instance élue, le parlement européen, sont assez limités.
Surtout, on ne peut pas parler – c’est un problème culturel – de peuple
européen et de volonté populaire européenne. Autrement dit, la citoyenneté européenne
reste une abstraction.
La démocratie apparaît ainsi altérée au niveau de ses principes :
·
Celui de la liberté
par l’atteinte aux droits du citoyen
·
celui de la fraternité
par le morcellement du peuple en groupes d’intérêts catégoriels
·
celui de l’égalité
par la dépossession de la maîtrise populaire dans l’élaboration des lois
·
celui de la souveraineté
par l‘exportation d’une partie du pouvoir souverain à des institutions
supranationales encore plus en déficit de légitimité démocratique que
l’État-nation.
C’est parce que l’État démocratique ainsi dysfonctionne que les décisions
publiques ne sont habituellement pas démocratiques,
On peut se demander d’ailleurs, s’il y a jamais eu véritablement
démocratie ? La démocratie athénienne de l’antiquité ‒ la première démocratie
instituée qui sert d’emblème à toutes les démocraties ‒ excluait de la
citoyenneté les femmes, les esclaves et les métèques.
La démocratie ne serait-elle pas une illusion sur laquelle nous
serions en voie de dessillement ?
Mais pour vivre comment ensemble ?
Car la démocratie n’est-elle pas la plus belle idée sur la manière de
vivre ensemble ?
Parvenus à ce point de perplexité, n’est-il pas temps de s’interroger
sur le sens de la démocratie ?
Les valeurs finales de la société
Or, la question - la démocratie
est-elle le moyen ou la fin. ? – est la meilleure manière de se poser la
question du sens de la démocratie. Car éclairer le sens d’une réalité
quelconque, c’est d’abord savoir si elle vaut comme moyen ou comme fin en
soi ; si elle vaut pour permettre d’accéder vers autre chose qui est
finalement visé, ou si elle vaut pour elle-même.
Pourquoi la démocratie ? Parce que c’est l’idéal du
vivre-ensemble ou bien parce que cela permet de réaliser d’autres buts sociaux.
Et d’ailleurs, que pourraient-ils être ?
L’essentiel n’est-il pas ici de déterminer ce qui peut être la fin de
la vie sociale. Pourquoi, finalement, vit-on en société ?
·
pour se prémunir contre (contenir) la violence –
réaliser durablement la sécurité ?
·
pour faire de l’espèce la plus démunie de la
nature – l’espèce humaine – une espèce
forte, la plus forte ?
·
pour réaliser une prospérité collective ?
·
pour vivre libre ? Mais en quel sens ?
Veut-on le maximum de liberté pour chacun compatible avec la vie
collective ? Est-ce bien le seul sens possible de la liberté que l’on peut
viser ?
·
pour réaliser la justice entre les hommes ?
Ou l’égalité (que l’on peut penser comme une forme de justice) ?
·
pour réaliser le bonheur collectif ? C’est
l’idée que défendait l’anglais Bentham au début du XIX° siècle qui voulait
organiser la société afin de favoriser « le plus grand bonheur du plus
grand nombre », le bonheur étant défini comme le maximum de quantité de
plaisir, étant soustraite la quantité de peine inévitable.
L‘idée démocratique est-elle capable de porter en elle-même de telles
valeurs ? Est-elle digne d’un investissement comme
fin en soi ? Peut-elle être notre idéal de vie sociale ? Nous
connaissons le mot de Churchill «La démocratie est le pire des systèmes, à l'exclusion de
tous les autres.» Autrement dit, elle serait le moins pire des systèmes
malgré tous ses défauts.
Quels sont ses défauts ?
·
Elle amène à beaucoup parler pour décider. Or les pouvoirs de la parole sont
ambigus : elle peut certes contribuer à unifier les points de vue, mais elle
peut tout autant les cristalliser en passions antagonistes.
·
Elle rend du temps.
Au point que dans la démocratie grecque on en était venu à indemniser les
citoyens venant débattre sur l’agora, afin de compenser leur manque à gagner du
fait du temps soustrait à l’activité économique.
·
Elle favorise une vie sociale procédurière. C’est le problème du
développement de bureaucraties qui concourent à la gestion des institutions
démocratiques
·
Elle nécessite un niveau de culture personnelle qu’on peut juger inaccessible à l’ensemble des
citoyens. C’est tout le problème de l’éducation jugée nécessaire pour pouvoir
assumer sa responsabilité de citoyen.
·
Dans la mesure où elle installe le préalable du
palabre avant la décision, on peut craindre qu’elle compromette la réactivité de l’État, spécialement en
période de crise. C’est d’ailleurs pourquoi toutes les démocraties prévoient
des dérogations aux principes démocratiques en des périodes déterminées qu’on
appelle « état d’exception. » Seulement, l’expérience montre que
l’état d’exception peut être prolongé de manière arbitraire, voire, comme en
France, intégré pour partie dans le droit commun ‒ il s’est ainsi installé en
France depuis 2017 cette forme d’État assez paradoxale qu’on pourrait nommer
« démocratie policière ».
·
Elle nécessite, pour bien fonctionner, un souci
partagé du Bien commun prioritairement à ses intérêts personnels. Cela suppose
une haute moralité de tous qui peut
sembler incompatible avec la versatilité humaine.
·
La démocratie a très souvent montré sa capacité à
s’autodétruire, à se suicider. C’est
par des procédures d’élections démocratiques qu’on été mis au pouvoir des
individus au projet clairement antidémocratique qu’ils ont pu ainsi
concrétiser : l’État théocratique d’Iran en 1979, et déjà auparavant
l’État fasciste en Italie, et l’État nazi en Allemagne.
Ainsi désacralisée, la démocratie apparaît ne pas pouvoir valoir comme
fin en soi. Elle est donc valorisée comme moyen pour un idéal de vie sociale
pensé au-delà d’elle.
Quel
peut-être cet idéal ?
L’idéal libéral d’une société
prospère
Pour
répondre, on peut se tourner vers le plus proche : la manière dont est
considérée la démocratie dans les discours dominants de nos sociétés. Elle est
présentée comme la bonne organisation sociale pour le projet libéral. Le projet
libéral se fait fort d’apporter un état de prospérité par l’abondance de biens
industriellement produits.
Or, le
contexte de la démocratie :
·
assure un état de sécurité suffisamment pérenne
pour la rentabilité des investissements de capital et la réalisation des
contrats à moyen et long terme.
·
garantit la liberté des citoyens, et donc un
espace social ouvert qui permet la fluidité requise pour la mobilisation des
travailleurs, la sollicitation des consommateurs, et le développement des échanges
marchands.
Il faut
apprécier ces avantages économiques de la démocratie à l’aune d’épisodes
historiques antérieurs où les guerres entre princes dévastaient régulièrement
des territoires, et mobilisaient la part de la population masculine la plus vigoureuse
dans les armées, la soustrayant ainsi à l’activité productrice. D’autre part
toute guerre engage les États dans une incertitude quant à l’avenir telle que
les entrepreneurs ne sauraient investir ou s’engager dans des contrats.
Cette
justification de la démocratie comme moyen du libéralisme est advenue très tôt,
dès les balbutiements de l’industrialisation au début du XIX° siècle.
De ce point
de vue, la pensée du français Benjamin
Constant, contemporain de Napoléon, est intéressante. Il
assigne, à la démocratie qu’il appelle de se vœux de tenir à la fois les deux
exigences :
·
Tout acte du pouvoir souverain doit exprimer la
volonté populaire
·
Mais jamais l’expression de la volonté
populaire ne doit amener à empiéter sur les libertés individuelles des
citoyens.
« Toute
autorité qui n'émane pas de la volonté générale est incontestablement
illégitime. […] L'autorité qui émane de la volonté générale n'est pas légitime
par cela seul […].
La souveraineté n'existe
que d'une manière
limitée et relative.
Au point où
commence l'indépendance de
l'existence individuelle, s'arrête
la juridiction de cette
souveraineté. Si la
société franchit cette
ligne, elle se
rend aussi coupable
de tyrannie que
le despote qui
n'a pour titre
que le glaive exterminateur. La légitimité de
l'autorité dépend de son objet aussi bien que de sa source » Principes de politique (1806).
Benjamin
Constant tire ainsi les leçons de la Terreur. Cela lui permet d’envisager une
version heureuse de la démocratie comme moyen d’aller vers une version heureuse
de la prospérité par le libéralisme.
Il n’en
est pas de même d’Alexis de
Tocqueville (1805-1859) qui, une génération après Benjamin Constant, étudie la
manière dont les jeunes États-Unis d’Amérique organisent leur démocratie au
service d’un projet de société libérale. Mais comme cette société se construit
sur des bases quasiment vierges, l’effet de la première révolution industrielle
sur la vie sociale organisée démocratiquement peut-être appréciée avec une
grande acuité. Le diagnostic de Tocqueville est pessimiste : l’homme de la
société libérale à venir bénéficiera d’une sécurité indubitable, et d’une
certaine forme de contentement, mais au prix d’une infantilisation : il ne
sera certes pas un être humain épanoui.
« Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le
despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable
d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se
procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun
d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres :
ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ;
quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit
pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour
lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il
n'a plus de patrie.
Au-dessus
de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul
d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé,
régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si,
comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il
ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ; il
aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir.
Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et
le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins,
facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur
industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il
leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? » (De la démocratie en Amérique,
1840)
Tocqueville propose ainsi la version pessimiste de la démocratie
comme moyen vers la prospérité libérale. Est très frappante dans cette vision
la justesse de sa prescience des maux que nous subissons aujourd’hui dans nos
sociétés de la modernité tardive.
Cette justesse nous amène à prendre au sérieux sa prédiction d’une
métamorphose de la démocratie en un despotisme
inédit.
Notre démocratie dysfonctionnerait pour une raison
fondamentale : ses institutions ne seraient plus au service du peuple
selon leur vocation originelle, mais au service d’un ou de plusieurs despotes.
Qu’est-ce qu’un despote ? C’est un individu qui utilise son
poste au pouvoir souverain (présidence, gouvernement) au profit de ses intérêts
particuliers. Or, dans ces sociétés, précise Alexis de Tocqueville
(avant-propos de L’ancien régime et la
révolution, 1856), « l'envie
de s'enrichir à tout prix, le goût des affaires, l'amour du gain, la recherche
du bien-être et des jouissances matérielles y sont donc les passions les plus
communes. ». Ce qui amène à penser que le despotisme envisagé par
Tocqueville serait le fait d’affairistes ayant acquis une position dominante
dans la société dont le (ou les) titulaire du poste de l’exécutif d’État serait
finalement la créature.
On voit bien tout ce qui, dans notre expérience politique commune,
argumente en faveur d’un tel despotisme : le poids des lobbys, la
préséance des exigences économiques, la porosité des fonctions entre service
public et grandes entreprises de la haute fonction publique, la difficulté à
faire avancer des causes qui ne vont pas dans le sens des grands intérêts
industriels, l’emprise des grands affairistes sur les médias de masse, etc.
Pour autant ce despotisme serait tout-à-fait inédit puisqu’il
pourrait être mis à jour publiquement, on pourrait en délibérer et le dénoncer.
Il s’accommoderait en quelque sorte avec des modalités démocratiques.
Ces formes démocratiques doivent-elles être considérées comme des
survivances de la démocratie comme moyen ayant amené à une société
d’abondance ? Mais cette « abondance » n’est pas du tout la
prospérité promise : elle est loin de concerner tout le monde, elle porte
surtout sur des biens secondaires et elle a pour envers une pénurie des biens
essentiels : eau potable, air sain, environnement naturel vivant,
etc. !
Ou bien la démocratie aurait-elle une importance particulière pour
l’humanité, telle qu’elle ne saurait y renoncer ?
Pour éclairer cette alternative il convient de revenir au projet
originel. Pourquoi a-t-on inventé la démocratie ?
La démocratie en Grèce antique
L’apparition de l’idée de démocratie a été concomitante de la diffusion
du logos dans la société grecque.
Cela s’est
fait au long d’un processus qui semble avoir commencé vers le -VIII° siècle, et
qui apparaît acquis au début du VI° siècle avec le personnage de Thalès. (Je
m’appuie ici principalement sur J-P Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, La Découverte, 1996)
Le logos, c’est le discours rationnel. Il s’oppose alors au
muthos qui est le discours mythique.
La parole mythique fut la première‒ et reste la plus
universellement répandue ‒ forme de réponse au principal problème qui se pose à
l’homme : « Pourquoi suis-je ici et dans cette condition ? »
Elle est
caractérisée par le recours à la volonté d’êtres surnaturels (les dieux)
qui ne saurait être contestée. De plus c’est une parole révélée donc
définitive (sacrée dit-on). Enfin elle est proférée par une élite qui a
une relation privilégiée aux dieux (prêtres, mais aussi rois, poètes, ceux que
l’on appelait alors les « maîtres de vérité »).
La parole
mythique est la parole élitiste par excellence. C’est
pourquoi la parole mythique est tout-à-fait adaptée à une société organisée
selon des rapports de domination par la force : il suffit que les dominants se
fassent reconnaître comme les portes-parole des volontés divines.
Au contraire le logos a une origine populaire. Car le discours
rationnel a d’abord été le discours de la maîtrise de la réalité. En
effet le logos est l’intégration dans le langage de cet ordre des nécessités,
manifesté par les rapports de causalité dans la nature – c’est pour cela
que les principes fondamentaux du bon usage du logos sont les principes de
non-contradiction et de déduction.
Ce que ne réalise pas du tout le discours mythique qui est capable de
faire parler un serpent et de faire naître une femme de la côte d’un homme.
Cela signifie quoi ? Que le discours rationnel est compris par
tous exactement de la même manière, alors que la parole mythique est
comprise par chacun de manière différente. Ce qui explique le psittacisme des
rites religieux : se retrouver à tout prix dans les mêmes mots pour faire
communauté, puisqu’on ne saurait se retrouver dans les mêmes significations.
Si le
muthos, c’est la parole des dieux, le logos, c’est le discours du monde
La diffusion du logos dans haute Antiquité grecque doit énormément au
développement des échanges marchands en Méditerranée orientale. Affréter un
bateau, pour un voyage de plusieurs semaines afin de faire des affaires dans
plusieurs ports le long des côtes demande effectivement une grande maîtrise de
la parole transparente, i.e. du logos.
Le premier usage politique du logos (politique = concernant
l’organisation de la cité.) fut dans la pratique judiciaire ; très tôt – dès le
-VIIIème siècle.
On remplace l'acte de justice comme sentence royale inspirée, ou
épreuve ordalique, par un jugement prononcé par un juge au-dessus des parties,
au terme d'un débat contradictoire qui lui a permis d'examiner et de comparer
les arguments afin d'amener au jour la vérité objective. C’est le moyen le plus
sûr de parvenir au jugement qui mette tout le monde définitivement d'accord.
De plus la justice se rend de plus en plus sur l’agora – la place
publique – qui devient désormais le centre de la cité, et non plus dans
l’enceinte fermée du palais.
Dans l'agora, tout le monde a une égale possibilité d'accès aux
règles qui régissent les décisions : le droit. Le logos a donc
rendu l’institution de justice beaucoup plus respectée et capable d’éteindre
efficacement les foyers de violence liés aux actes délictueux.
On comprend que cette révolution judiciaire en a d'emblée appelé une
autre, proprement politique, qui a abouti à la fondation de la démocratie
grecque, laquelle est acquise au début du VIème siècle.
Ce qui est décisif dans ces transformations, c'est la nouvelle importance
sociale que prend la parole. Elle devient le principal instrument de pouvoir,
remplaçant, et cela est absolument inédit, la possession des armes et des
chevaux.
Mais c'est une parole métamorphosée. Elle n’est plus le propre de
"maîtres de vérité", qui oblige aussitôt prononcée. C’est une parole
par principe égalitaire : le logos est une parole qui trouve d’abord sa
valeur en elle-même (est-elle cohérente ?), et ensuite dans
l’expérience commune (restitue-t-elle l’expérience commune ?). Si bien que
tout membre de la société est habilité à la dire et à la juger. C'est donc une
parole-dialogue, exposée à l'examen public, qui peut être remise en cause et améliorée.
Cf Vernant, Les Origines de la
pensée grecque.
L’idée de la démocratie, ce fut d’abord la reconnaissance de la valeur du
logos dans son application aux affaires publiques. Cette valeur est d’ouvrir la
possibilité de se mette d’accord, plutôt que d’entrer dans un rapport de force.
C’est pourquoi le pouvoir du logos écarte la violence endémique qui
sévit dans une société qui ne s’organise qu’à partir des rapports de force :
elle rend la société globalement plus forte, et pour chacun plus
heureuse ; peuvent s’y développer les talents et les capacités créatrices.
Ce qui se verra avec le prodigieux développement culturel d’Athènes à partir du
–V° siècle.
De plus elle permet d’impliquer le peuple dans la politique puisque chacun
est égal devant le logos. Au-delà des situations sociales différentes, le
logos réalise une unité de la cité.
La
démocratie a d’emblée été directe : c’est l’assemblée
des citoyens d’Athènes l’Ecclesia, réunie sur l’agora, qui prenait les
décisions concernant l’organisation et l’avenir de la cité. On a même décidé de
payer les citoyens pour leur participation à l’Ecclesia, considérant le manque
à gagner qu’elle impliquait.
Mais les femmes, les esclaves, et les étrangers étaient
exclus de la citoyenneté.
La démocratie, originellement, c’est l’engagement du peuple dans les
décisions publiques par l’entremise du logos.
Ce qui est
essentiel à la démocratie, c’est le logos ! Ce n’est pas le bulletin de vote ! Le vote à la majorité n’est que
la validation de l’issue du débat : le choix du discours le plus
convainquant.
Jean-Pierre Vernant présente l’invention de la démocratie dans la Grèce
antique comme le moyen pour réaliser une société délivrée d’une violence
endémique dûe aux conflits entre potentats locaux, une société donc plus apaisée,
beaucoup plus favorable au développement du commerce.
Mais on peut penser qu’elle s’est révélée, en son développement, plus que
cela, comme ayant une valeur en soi, et ceci pour au moins deux raisons :
1.
La prévalence du Bien
commun est apparue immanente à la pratique démocratique. Car dans l’espace
public, concrétisé par l’agora, on doit nécessairement arriver en ayant mis
entre parenthèses tous ses intérêts particuliers pour proposer sa vision du
Bien Commun concernant le sujet traité et la mettre à l’épreuve des arguments
des autres. C’est pourquoi on est allé
jusqu’à interdire la participation de citoyens dont la vie privée serait
particulièrement affectée par la question en débat – par exemple les habitants
limitrophes d’une cité contre laquelle on envisage d’entrer en guerre – de
façon à ce qu’ils ne soient pas pris en un dilemme entre l’intérêt public et
leur intérêt particulier (vous imaginez dans nos Assemblées, les parlementaires
issus des régions viticoles interdits de participer à un débat sur la
règlementation de la vente du vin !)
2.
La diffusion sociale du
logos a permis un développement inédit de la culture, en particulier à
Athènes. Ainsi non seulement la démocratie libère en résolvant le problème
d’une insécurité endémique, mais elle libère de façon toute positive en
enrichissement le monde humain de valeurs culturelles : architecture,
sculpture, peinture, théâtre, jeux olympiques, poésie, philosophie, art
oratoire, etc.
Cette prévalence du Bien commun est consacrée par Aristote : « Seul, entre les animaux, l'homme a l'usage de la parole ; la voix [phonè] est le signe de la douleur
et du plaisir et c'est pour cela qu'elle a été donnée aussi aux autres
animaux. Leur organisation va jusqu'à
éprouver des sensations de douleur et de plaisir et à se le faire comprendre
les uns aux autres; mais la parole [logos] a pour but de faire comprendre ce qui est bien ou mal et, par
conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste. »
Autrement dit l’être humain est le seul à posséder le logos parce qu’il réalise par lui la
plus haute forme de liberté, celle de choisir collectivement les valeurs
finales en fonction desquelles il va vivre. Et c’est l’exercice de cette
liberté qui constitue la politique.
Ce qu’explicite ainsi Hannah Arendt : « la liberté, … est réellement la condition qui
fait que les hommes vivent ensemble dans une organisation politique. Sans elle
la vie politique comme telle serait dépourvue de sens. La raison d'être de la politique est la
liberté, et son champ d'expérience est l'action. » (Qu’est-que la liberté ? in La crise de la culture, 1972)
Car dans
l’activité politique la parole se résout nécessairement en action ‒ H. Arendt utilise le mot « action » en un sens
noble où il est l’apanage de l’homme : seul l’homme agit parce que
l’action est par essence politique – l’action tient
toujours à l’organisation des hommes pour vivre ensemble qui requiert qu’ils
s’accordent sur le Bien commun.
La
condition d’exercice de la politique est donc l’institution d’un espace public
(et donc d’un temps public) pour que puissent se rencontrer et se confronter la
pluralité des points de vue au moyen de la parole (logos). En cet espace chaque
citoyen devient un être métamorphosé en ce qu’il a mis en suspens toutes ses
croyances, tous ses principes de comportements habituels pour s’intéresser à la
meilleure solution au problème posé (construire un nouveau port, déclencher une
guerre, introduire un nouvel impôt, etc.) en
fonction du Bien commun. Et de cette confrontation des points de vue, c’est
la parole la plus convaincante qui emportera la décision.
Pour les
Grecs, la politique est une fin en soi puisqu’elle réalise la plus haute
liberté de l’homme. Comme l’écrivait Aristote « l'homme est par nature un animal politique ». Ainsi
chaque être humain ne peut réaliser son humanité qu’en s’engageant
politiquement. Il s’ensuit que la démocratie est la seule forme d’organisation
politique légitime, puisqu’elle est la seule à faire droit à la liberté
humaine.
La
démocratie comme forme d’organisation de la société est donc une fin en soi.
Sophistique
Dès lors comment comprendre que la démocratie athénienne ne se soit pas
généralisée de par le monde ? Pourquoi s’est-elle assez vite affaiblie
pour succomber à partir de la fin du IV° siècle sous les invasions macédonienne
puis romaine ?
Ce fit sa force – le logos – devint sa faiblesse. Elle s’est affaiblie
par le populisme, c’est-à-dire un usage détourné du logos qui, tout en
maintenant l’aspect formel de l’argumentation rationnelle, vise à susciter des
réactions émotionnelles du peuple.
La victime prémonitoire de cet usage du logos – la sophistique – a
été Socrate, condamné à mort en -399 par un tribunal populaire, dans le
parfait respect des formes démocratiques. Et ce n’est pas un hasard. Il a été
mis en accusation par des sophistes parce qu’il avait constamment dénoncé, dans
son activité de philosophe de rue, les dérives de l’usage du logos par les
sophistes.
La sophistique est une perversion du logos parce que, au moyen de
procédés rhétoriques, elle fait passer l’intérêt particulier de l’orateur pour
de l’intérêt public. En particulier, le politicien sophiste – qu’on appelait
alors le démagogue – adore utiliser la colère légitime des gens pour incriminer
celui qui lui apparaît comme une bonne figure de responsable afin d’obtenir
ainsi un plus grand nombre de suffrage. Son discours vise à faire réagir au
lieu de faire réfléchir.
La réaction, dans l’espace public, est le contradictoire de l’action car
toujours elle est une inféodation à autrui. Elle n’est pas libre. La parole
populiste agit comme cause délibérément provoquée pour obtenir ce comportement
réactif. C’est là, et là seulement, que l’ensemble des citoyens rassemblés
devient une foule redoutable.
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C’est par
un usage dévoyé du logos que la démocratie athénienne s’est perdue.
Mais c’est
de même par un usage dévoyé du logos que la démocratie moderne s’est abîmé dans
un despotisme d’affairistes comme cela avait été pressenti par Tocqueville.
Dès que le
débat ne se fait plus dans un espace public où toutes les propositions sont
également accueillies et jugées selon la solidité de leur argumentation, où
chacun accepte de remettre en jeu son point de vue en le mettant à l’épreuve
des critiques des autres, où ses intérêts particuliers sont non avenus parce que
l’on est réuni par le souci du Bien commun, alors la démocratie n’a plus de
vitalité et peut vite devenir le déguisement de despotes.
Or le
despote contemporain peut tout-à-fait garder les formes de la démocratie s’il
peut obtenir des citoyens des comportements réactifs.
Or, d’une
part le peuple est attaché à la démocratie, d’autre part le despote a développé
des techniques basées sur les sciences humaines pour favoriser les
comportements réactifs. C’est pourquoi la démocratie fonctionne encore
formellement.
En ce
point on peut retrouver la pertinence de l’idée d’infantilisation des citoyens
avancée par Tocqueville dans sa vision de l’avenir de la démocratie au service
du libéralisme : le despote « ne
cherche … qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ». En effet
le comportement réactif est le mode de comportement privilégié de l’enfance, et
il est quasiment exclusif avant l’âge de raison.
Cela
signifie que vivre dans l’action politique, vivre démocratiquement, c’est vivre
véritablement en adulte, c’est-à-dire être respectable, vivre dignement.
On comprend
alors pourquoi, au-delà d’une démocratie d’apparat, une démocratie vivante se
réinvente constamment venant des dessous, des à côtés, de la société bien
pensante, se donnant des espaces publics inédits pour prendre soin du Bien
commun. Ce sont les lanceurs d’alerte, les acteurs de
désobéissance civile, les promoteurs de conventions de citoyens, les occupants
de ronds-points en gilets jaunes, et bien d’autres encore, sous des formes
multiples (comme nous ce soir, réunis pour débattre de la démocratie).
La démocratie est bien une fin en soi puisqu’elle est un enjeu de
dignité. C’est pour cela qu’elle est si tenace. C’est pour cela qu’il n’est pas
impossible que le meilleur qu’elle ait à nous donner soit à venir.
Pierre-Jean DESSERTINE
8 octobre 2019