Dans
l’Histoire philosophique de ces deux concepts se jouent des
péripéties comparables aux démêlés du couple de Liz Taylor et
Richard Burton, qui, on le sait, ne pouvaient ni vivre ensemble ni se
passer l’un de l’autre. Dans le temps fort restreint d’un
café-philo, il était impossible de revenir sur chaque épisode de
cette saga, nous avons seulement tenté de cerner ce qui à la fois
relie et oppose raison
et
religion (considérée
sous l’angle de la foi,
par qui elle peut perdurer). Nous avons été contraints de laisser
de côté la question légitime de savoir si l’on peut parler de LA
raison (et non pas de
multiples formes de rationalité) ou, aussi bien, de LA
religion (alors qu’en
Europe, ou ce que l’on nomme « Occident », c’est
essentiellement avec le christianisme que s’est nouée la question
qui nous occupe).
La
difficulté est de trouver pour ce sujet un espace commun de
discussion, de partage du sens. Qui dit religion dit clivage,
entre ceux qui y adhèrent et ceux qui n’y adhèrent pas, ou bien
entre ceux qui voudraient faire adhérer les autres à ce qu’ils
croient (prosélytisme), et les autres qui non seulement n’y
adhèrent pas, mais qui militent pour qu’on n’y adhère pas. Il
est vrai qu’à ce clivage
échappe, comme
nous l’a fait remarqué P.J. Dessertine, un
agnostique, qui dirait
« je ne sais
pas » et
suspendrait son jugement (à la manière cartésienne). Mais un tel
agnostique serait-il pour autant dépourvu de toute « croyance »,
ne pencherait-il pas en son for intérieur vers l’un ou l’autre
terme de l’alternative – foi ou athéisme ? En d’autres
termes, peut-on jusqu’au bout s’abstenir de choisir entre une
croyance ou une non - croyance qui détermine nos choix de vie ?
Descartes lui-même constatait qu’en attendant d’accéder à un
savoir assuré, on ne pouvait suspendre indéfiniment son jugement,
parce que de toute façon, il fallait vivre, avec ou sans « savoir »
(d’où la « morale provisoire » du Discours
de la méthode.)
Entre
« croyant » et « athée », il faut donc
trouver un terrain neutre, une entente préalable pour un échange
possible. C’était déjà le problème de Socrate avec les
sophistes : comment arriver à avancer dans le dialogue si l’on
utilise pas les mêmes règles langagières, les mêmes « jeux
de langage » comme dit Wittgenstein ? Et pourtant il faut
y arriver : Merleau-Ponty le disait :
« Notre
rapport avec le vrai passe par les autres. Ou bien nous allons au
vrai avec eux, ou ce n’est pas au vrai que nous allons.»
Or
en matière religieuse, cela ne va pas de soi « d’aller
ensemble au vrai » :
Pour
un athée convaincu,
la religion peut être une simple « foutaise » ou
bullshit
,
de surcroît dangereuse par les violences qu’elle peut susciter.
Pour
le croyant
convaincu,
rejeter la religion serait « insensé ». Insensé,
« insipiens »,
c’est
ce que disait de l’athée Anselme de Cantorbery:
littéralement, celui qui ne sait pas vraiment ce qu’il dit quand
il prononce le mot Dieu, parce que s’il en avait la saveur, le
goût (sapere
= savoir, a aussi le sens de goûter), il serait obligé, selon
Anselme, de reconnaître son existence.
Comment
donc le « croyant » et l’athée, pourraient-ils
s’entendre ?
Peut-être, par un
premier pas, en reconnaissant qu’en un sens, tous deux sont
croyants : S’il
est impossible, comme Kant l’a montré, de fournir des preuves
rationnelles tant de l’existence de Dieu que de son inexistence,
l’idée d’une « croyance
athée » n’est
après tout pas un oxymore, dans la mesure où l’athéisme ne
saurait être un savoir.
Ainsi Oscar
Wilde
imagine-t-il
une « religion » sans Dieu :
« Lorsqu’il
m’arrive de penser à la religion, il me semble que j’aimerais
fonder un ordre pour ceux qui ne peuvent croire : la Confrérie
des enfants athées, pourrait-on l’appeler, où, devant un autel
où ne brûlerait aucun cierge, un prêtre, dans le cœur duquel la
paix ne saurait entrer, officierait avec du pain non béni et un
calice vide de vin. Toute chose, pour être vraie, doit devenir une
religion et, non moins que la foi, l’agnosticisme
devrait avoir ses rites. Il a semé ses martyrs, il devrait
recueillir ses saints et louer Dieu chaque jour de s’être dérobé
aux yeux des hommes. » (De
Profundis.)
Nietzsche
nous permet d’aller plus loin dans la recherche d’un point commun
entre raison et religion, puisqu’il met « dans le même
sac », sous le nom d’« idéal ascétique »,
la « volonté de savoir » de la raison, et la volonté
de croire des prêtres :
« Si
l’on fait abstraction de l’idéal ascétique, dit-il, on
constatera que l’homme, l’animal-homme, n’a eu jusqu’à
présent aucun sens. Son existence sur la terre était sans but ;
« pourquoi l’homme existe-t-il ? » - c’était là
une question sans réponse ; la volonté de l’homme et de la
terre manquait ; derrière chaque puissante destinée humaine
retentissait plus puissamment encore le refrain désolé : « En
vain ! » Et voilà le sens de tout idéal ascétique :
il voulait dire que quelque chose manquait, qu’une immense lacune
environnait l’homme. »
Religion
et raison sont toutes deux en quête de ce sens manquant.
I.
La Raison. Toute notre
existence est faite de raisons, que l’on donne pour se justifier,
par lesquelles on explique et on prévoit ce qui va advenir, et avec
lesquelles on construit une foule de savoirs pratiques ou théoriques.
Tous les conflits humains ne sont-ils pas marqués par la volonté
d’ « avoir
raison », ou de
« faire
entendre raison »
à l’autre, parfois d’ailleurs par des méthodes musclées,
lorsque justement la raison ne suffit pas à pacifier la guerre,
lorsque les deux parties ne sont pas « raisonnables »?
La
raison est donc plus qu’une faculté caractéristique de notre
condition d’homo
auto-prétendu sapiens.
C’est un véritable horizon
à l’intérieur
duquel nous vivons, et dont nous admettons implicitement la vérité.
Mais il a fallu attendre l’an 1710 pour que Leibniz la formule
explicitement, dans la Théodicée,
sous le nom de
Principe de Raison :
« Nihil est sine
ratione : Rien
n’est sans raison. »
Quatre
ans seulement après la Théodicée, Laplace
semble confirmer ce principe leibnizien: « Pour une intelligence
qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces dont la
nature est animée et la situation respective des êtres qui la
composent, rien ne
serait incertain pour elle et l'avenir comme le passé serait présent
à ses yeux.»
Nous savons aujourd’hui que pour un physicien d’aujourd’hui,
les choses ne sont pas aussi déterminées depuis la théorie des
quantas. Mais
c’est toujours en essayant de rendre raison (reddere
rationem) de la
réalité physique, et donc en obéissant au principe leibnizien que
fonctionnent les sciences actuelles.
La
philosophie, d’une toute autre manière, n’est pas en reste
lorsqu’elle s’intéresse à des questions dites existentielles
(Pourquoi sommes nous là, nés à telle époque, pour quoi y faire…)
Il s’agit encore là d’une quête de raison. Et même quand
l’existentialisme de Sartre en vient à affirmer, à partir de la
contingence de l’existence, son absurdité (abs
ordine), la conscience
(le « Pour
soi ») est
pour ainsi dire condamnée à redonner une signification à la
présence humaine au sein de l’En soi.
Alors
que les sciences donnent sens à l’expérience des phénomènes en
tentant de découvrir les lois qui les régissent, la raison
philosophique s’aventure dans des questions existentielles, en
cherchant un sens
(i.e. signification, orientation, voire direction) à notre présence
humaine au sein du cosmos. La
raison est essentiellement une quête de sens.
Remarquons
avant de parler de la Religion, que dans la Théodicée,
où apparaît le Principe de Raison, il est question de Dieu,
du mal, et de la justification d’un Dieu qui aurait tout créé, y
compris le mal, tout en étant infiniment bon. Sans entrer dans les
détails de ce procès compliqué, le simple titre de « Théodicée »
nous montre que Raison
et
Religion
s’entrelacent, elles forment couple. Et la notion même de
Dieu, contrairement à
ce qu’on pourrait croire, n’est
pas une notion qu’il faudrait confiner au religieux,
elle est au contraire, chez Leibniz, chez Descartes déjà, chez
Spinoza, un concept
rationnel,
hyper-rationnel
même,
puisque Dieu y est pensé comme la cause
de tout (y compris de
lui-même chez Spinoza : Dieu comme Causa
sui). Et que recherche
justement la Raison, sinon les causes, et finalement LA cause qui
rendrait raison de tout, et satisferait pleinement le Principe de
Raison ? Dieu est pensé par la philosophie comme le Sens du
sens,
dans la philosophie rationaliste occidentale. Derrida le rappelle : «
Dieu, c'est l'autre nom de l'absolu de la raison elle-même, de la
raison et du sens en général. »
A
ce moment, religion et raison ne sont pas encore les ennemies que
l’on en fera plus tard au XVIIIème, précisément, sous la forme
de l’antagonisme Lumières/ Obscurantisme [ou superstition, à
quoi on voudra, à tort ou à raison, réduire la/les religion(s)].
II.
LA RELIGION. Le terme
latin de religio
renvoie à religare,
être relié, être
attaché à : relié à quoi ? Eh bien, à la, ou aux
divinités, mais du coup aussi aux autres qui partagent le même
attachement. Pour Cicéron, religion renvoie à relegere
« cueillir, ramasser » : c’est le sens du culte, des
rites, de la prière, qui organisent la vie d’une communauté plus
ou moins importante, donc qui créent du sens.
Le
sens, on
le voit,
n’est pas seulement un échange de significations. Il est ce qui
est entre
deux ou plusieurs personnes, appartenant à tous et à personne. Ce
que nous avons en commun n'est appropriable par aucun en particulier.
Le sens n’est pas seulement partagé, ou commun, il est en
commun, il est le en,
l’espace qui permet
le partage, il est l’intersubjectivité même. « Le sens
n'est donc jamais individuel, solitaire, mais il est commun,
communiquant, communiqué, donc en
commun : par définition, tout sens est sens en commun. »
Cela
est particulièrement vrai dans le domaine religieux : c’est
ce sens « en commun » qui « fait » l’unité
des croyants. Le « sens » est premier, là comme
ailleurs : Il
advient quelque chose de croyable
qui n’est pas seulement croyable par moi mais par l’autre, les
autres, et ce sens partagé fait de chacun non seulement le membre
d’une « église »
(ἐκκλησία,
assemblée), comme on prend une carte d’un parti ou d’une
association, mais quelqu’un
dont la vie prend sens
par cela : c’est
ce que l’on nomme une « conversion »,
un changement existentiel qui peut être radical.
[
Parenthèse :
En mettant l’accent sur ce mot de « conversion », on
pourrait nous reprocher de nous focaliser sur les trois monothéismes
et plus particulièrement le Christianisme. Il ne s’agit
évidemment pas de privilégier celui-ci, et notre choix n’est pas
dicté par le nombre de fidèlesde
cette religion. Il est dû à la prise en compte d’une remarque de
Marcel Gauchet :
« La
« spécificité
chrétienne […] est un facteur matriciel et déterminant dans la
genèse des articulations qui singularisent fondamentalement notre
univers, qu’il s’agisse du rapport à la nature, des formes de la
pensée, du mode de coexistence des êtres ou de l'organisation
politique. »
Cette remarque concerne également la manière dont nous envisageons
la croyance et la foi.]
En
résumé, la religion a en commun avec la raison, d’être une
quête et une construction collective de sens.
Elle s’efforce de répondre aux questions existentielles de la
philosophie, mais d’une autre manière. Les « querelles
conjugales » Raison-religion viennent de là :
elles marchent toutes
les deux sur les mêmes plates-bandes, celles de la quête
du sens, ce qui peut
entraîner une sorte de concurrence : Va-t-on privilégier
l’approche de la Raison ou celle de la Croyance (ou « Foi ») ?
L’une peut-elle disqualifier l’autre ? Qui a « raison » ?
Les deux peuvent elles s’allier, concourir à un même
but, ou au contraire
le divorce est-il inévitable, à terme,
entre deux approches
si différentes ?
III.
SCENES DE LA VIE CONJUGALE
1°
Le Religieux
est devenu une affaire privée. Par
delà le droit, c’est devenu une évidence pour beaucoup, un
acquis, une chose perçue comme « normale », non
questionnée, dans notre pays de laïcité « à la française »
(ce qui n’est évidemment pas le cas dans un certain nombre
d’autres pays). Il est généralement admis, ce qui est finalement
récent, qu’à la raison revient l’exercice d’une liberté
publique (liberté d’opinion, liberté de parole), alors qu’il
convient que la religion se cantonne à une sphère privée,
familiale, voire individuelle.
Cette
perspective n’est pas seulement celle de l’athée laïc, elle est
aussi celle de bien des « croyants » aujourd’hui. Leur
adhésion à leur religion relève selon eux de leur conviction
intime, elle ne regarde qu’eux.
Beaucoup de catholiques se sentent de plus en plus mal à l’aise
lorsque les homélies de leurs prêtres leur rappellent, ainsi que
leur Pape,
le verset de Marc,
16,15 : «
Allez dans le monde entier. Proclamez la Bonne Nouvelle à toute la
création »,
ils
ont le sentiment que faire du prosélytisme est une atteinte à la
liberté d’autrui, un racolage. Leur religion doit rester secrète,
intime, ils préfèrent s’appuyer sur
Matthieu,
6,6 :
« Pour toi,
quand tu pries, retire-toi dans ta chambre, ferme sur toi la porte et
prie ton Père, qui est là dans le secret ; et ton Père qui
voit dans le secret te le rendra ».
Ludwig
Wittgenstein, philosophe
du langage, mathématicien,
logicien, mais ayant eu une sorte d’expérience mystique - ce qui
nous intéresse ici, parce qu’il a pour ainsi dire un pied dans
chaque camp - va dans ce sens : « Pour lui, la religion
devrait être et rester, autant que possible une affaire personnelle
entre le croyant son Dieu.»
Nous avons affaire à une hyper-individualisation du croire.
2°
LUMIERE ET CHALEUR.
Dans cette « privatisation », la religion et la « foi »
religieuse sont renvoyées, quant à leur perception, du côté de
l’affectif, du passionnel, de l’émotion,, d’une sensibilité
souvent taxée de « féminine ».
Leibniz
opposait ainsi lumière
et chaleur : la
« lumière »
c’est déjà les
Lumières, celles de
l’Aufklärung, donc
de la Raison des modernes,
et la
chaleur, c’est
l’émotion religieuse devant des images, de la musique (époque du
baroque) : donc, pour Leibniz, la part de croyance que la raison
est bien obligée de tolérer, en raison de la faiblesse de l’esprit
humain. « Parmi les dévots mêmes, il y en a peu qui aient en
même temps de la chaleur et de la lumière. La plupart des hommes
n’ont ni l’une ni l’autre, et même les mystiques bien souvent
sont plutôt entêtés qu’éclairés. J’ai peur que ceux qui
disent sentir un je-ne-sais-quoi qu’ils ne sauraient exprimer ne
soient éblouis par de fausses lueurs de l’imagination qu’ils
prennent pour des lumières du Saint Esprit. ».
Tout
en respectant la religion « révélée », Leibniz pense
que c’est du côté de la raison qu’il faut chercher la vérité
de Dieu, conçu par la Monadologie
comme une sorte
d’ordinateur surpuissant :
« Dum deus
calculat, fit mundus : Dieu
calcule et le monde advient ».
Leibniz était on le
voit un partisan résolu de la « lumière ».
Mais
tout cela ne touche guère le cœur des fidèles ! Leibniz est
lucide, et constate amèrement que la raison fait défaut à beaucoup
en matière de conversion: « Nous ne manquons pas de véritables
raisons pour maintenir la religion, et je suis marry qu’il y a
si peu de gens qui s’en servent comme il faut. ».
Aujourd’hui les « charismatiques » ou des évangélistes
américains et brésiliens le savent : La lumière de la raison
se révèle de peu de poids par rapport à la « chaleur »,
quant au pouvoir qu’a une religion d’attirer ses ouailles en son
bercail, de les rassembler, d’augmenter le nombre de ses adeptes.
Aujourd’hui, Mahalia Jackson, Marion Williams, ou d’autres Gospel
singers touchent plus
les âmes que les cantiques européens.
« Il faudrait
qu’ils chantent de plus beaux chants pour que j’apprenne à
croire en leur Dieu : il faudrait que ses disciples aient devant
moi l’air un peu mieux sauvés ! » disait déjà
Nietzsche
3°
PASCAL : FOI ET MYSTICISME.
Face
aux rationalistes, les tenants de la « chaleur » citent à
l’envi la fameuse phrase de Pascal :
« Le
cœur a ses raisons, que la raison ne connaît point. »
Pascal
ajoute : « C’est le cœur qui sent Dieu, et non la
raison. Voilà ce que c’est que la foi : Dieu sensible au
cœur, non à la raison.» Mais on se trompe sur le sens de ces
affirmations en concluant que la science est une affaire de
connaissance et la religion essentiellement une affaire de cœur, en
réduisant ce que Pascal appelle « le cœur » à celui du
sentiment et de l’émotion. D’une part, Pascal ne rejette
nullement la raison : « - Deux excès : exclure la raison,
n'admettre que la raison.
« D’autre
part, le cœur
constitue, à côté de la raison, une deuxième source de
connaissance dont la science dépend, elle aussi, pour ce qui
concerne la connaissance des premiers principes, y compris en
mathématiques dans lequel Pascal excellait. Le « cœur »
chez Pascal est plutôt une intuition, une « vue » de
l’esprit, une autre forme d’intelligence (inter-legere).
Ceci est vrai en ce qui concerne la religion : le cœur
pascalien est une
autre forme du pouvoir de connaître, par l’expérience
de la foi.
Le virage est capital : Pour Leibniz les croyances sont objets
de méfiance, de défiance, toujours imparfaites, incertaines –
« c’est anéantir la religion que de la destituer de preuve
et de connaissance »
– tant qu’elles n’ont pas été passées au crible de la
raison, tant que celle-ci ne les a pas fondées.
Pour
Pascal, au contraire, à la suite d’une expérience mystique, sa
foi va devenir une véritable « certitude »,
qui n’a plus besoin de la raison pour advenir. Lors de la mort de
Pascal, en 1662, à l’âge de 39 ans, son domestique a trouvé
cousu
dans la doublure de son pourpoint, un témoignage
sur
parchemin que Pascal portait sur lui, et que l’on a appelé le
Mémorial.
En voici les premières phrases :
« L'an
de grâce 1654, Lundi, 23 novembre, jour de saint Clément, pape et
martyr, […] Depuis environ 10 heures et demie du soir jusques
environ minuit et demi,
Feu
Dieu
d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des
savants. Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix »
Le
fait que ce ne soit pas un banal illuminé, mais un des plus grands
scientifiques de son temps qui atteste avoir été ainsi bouleversé,
interdit de rejeter d’un revers de main son témoignage. Mais ce
qui nous intéresse surtout ici est le mot certitude,
qui est répété.
La « certitude »
en question ne
provient pas d’un raisonnement philosophique, comme par exemple la
certitude du cogito
cartésien qui n’advient qu’après le travail du doute
méthodique. Pascal connaît Descartes, mais emploie le mot certitude
en un tout autre sens que lui : elle provient d’une
expérience, une épreuve,
d’un événement qui fait irruption dans l’hic
et nunc, l’ici et le
maintenant. Pascal en note méticuleusement le jour et l’heure,
comme pour garder une
trace de cette irruption dans sa vie.
Nous sommes aux
antipodes d’une croyance en un dogme religieux, d’une profession
de foi comme celle du credo
(le « Je crois en Dieu » répété à chaque messe
catholique), il ne s’agit pas de se rallier à une « doctrine ».
Wittgenstein, qui
savait lui aussi ce qu’est une expérience mystique,
distingue nettement la
foi d’une doctrine :
« Une bonne
doctrine ne doit pas nécessairement empoigner [ergreifen]
quelqu’un ; on peut la suivre comme une prescription du
médecin.– Mais ici on doit être empoigné et retourné par
quelque chose.–(C’est-à-dire, je comprends la chose ainsi.) Si
on est retourné, alors on doit
rester retourné. La
vérité est sans passion, la croyance est une passion. »
Mais
la « certitude » de la foi repose-t-elle uniquement sur
ce qui est vécu comme une sorte de contact immédiat, de rencontre
soudaine, de coup de foudre avec le feu divin ? Pourquoi Pascal
a-t-il eu besoin de coudre dans son pourpoint le « mémorial »
si ce n’est parce qu’une expérience mystique peut s’oublier,
quand celui qui l’a vécu retombe dans la banalité quotidienne :
il a aperçu (ou a cru apercevoir diront les sceptiques) une
« vérité », qui n’en n’est peut-être pas une pour
d’autres que lui, mais qui lui est apparue aveuglante, criante de
vérité, justement. Un soleil en fait pâlir un autre, la révélation
fulgurante de l’absolu dont témoigne beaucoup de récits de
mystiques fait un moment s’évanouir la trivialité de l’ici-bas.
Mais il faut revenir dans la caverne, car chez Platon également, la
« vérité » du monde intelligible ne prend son sens que
si elle illumine aussi la vie dite « de tous les jours ».
Et la trace de la vérité fulgurante, les cendres que laisse le
« Feu » pascalien demeurent dans un récit, donc dans du
langage,
du « sens » partagé. Le mystique devient un témoin
(μάρτυς, μάρτυτος, origine du mot martyr) en
parole, ou par un écrit. C’est bien là le paradoxe : on
parle de quelque chose
d’ineffable,
de ce dont en principe on ne peut pas parler. « Sur
ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. »
disait Wittgenstein. Mais justement, le mystique fait le contraire :
son journal intime ne l’est pas du tout, dès qu’il se traduit en
mots. Ce passage de l’ineffable au dicible, puis au divulgué d’où
naîtra une croyance collective, pose la question de la spécificité
du christianisme dans ses rapports à la raison.
Dans
l’antiquité gréco-romaine, le rapport au divin, au θεῖον
(theion)
à ce qui dépasse l’homme, prenait la forme de l’oracle
(traduction de μαντεῖον,
manteion,
qui, selon Héraclite, « à Delphes, ne dit pas
clairement les choses, ne les occulte pas non plus, mais les
signifie. »)
On ne se demandait pas s’il fallait croire ou non à la vérité de
cet oracle, on ne se posait pas cette question, et en ce sens, on
n’était pas obligé d’y « croire » ou de ne pas
« croire ». On pourrait dire que c’étaient des fables
« réelles », du μῦθος, muthos ,
mot qui a donné
« mythe ».
Mais alors que le mot « mythe » sous-entend illusion,
produit d’une imagination subjective, le muthos
avait, lui, une autre
« valeur de
vérité », aussi importante que le discours du logos,
et n’en était pas moins porteur de sens.
En
revanche, les textes bibliques ne disent pas que les paroles de Dieu
(YHWH), retransmises par des interlocuteurs les prophètes,
« signifient »,
et qu’elles relèvent du μῦθος.
Elles relèvent au
contraire, si l’on en croit la Septante,
du dire
(λόγος, λέγειν). Les choses sont dites en face et même
« face à face » dans le cas de Moïse, elles n’ont pas
la confusion du μαντεῖον, du discours de la divination :
« Sur la montagne, au milieu du feu, Yahvé vous a parlé face
à face [πρόσωπον κατὰ πρόσωπον], et moi je me
tenais alors entre Yahvé et vous pour vous faire connaître les
paroles de Yahvé ; car, redoutant le feu, vous n’étiez pas
montés sur la montagne. » Deutéronome
5, 4-5
La
divinité demande d’emblée à être écoutée, son message est
clair (ce qui ne veut pas dire qu’il n’ait pas à être
interprété). Mais il y a au départ une expérience mystique, une
sorte de contact de la divinité avec un porte-parole médiateur qui
accepte le risque d’affronter le sacré, le Tout
Autre. À charge à
ceux qui n’auront pas vécu l’expérience du feu initiatrice, le
baptême du feu, en quelque sorte, de devenir « fidèles »,
c’est-à-dire fidèles au témoignage, selon le sens de la fides.
Contrairement au Grec qui se rend à Delphes, il est demandé dans la
Bible au fils d’Israël :
-
Une Écoute
du témoignage de celui qui a risqué de se brûler au contact de
l’absolu,
-
Une confiance
en l’honnêteté
(donc l’autorité) de celui qui témoigne,
-
Une fidélité
au sens quasi-conjugal
du terme (respect du pacte, de l’alliance, entre la divinité et
l’homme, en vertu d’un amour
réciproque).
Pour
récapituler,
nous avons ici l’apparition d’un « tenir pour vrai »
bien différent de ce que recherche une connaissance rationnelle.
Nous sommes en présence d’un autre « régime de vérité »,
ou « programme
de vérité »
selon l’expression
de Paul Veyne, ou d’autres « jeux de langage »
(Wittgenstein).
Dès
lors la raison ne
cessera pas d’essayer de dire la vérité de la religion, de se la
réapproprier, alors
que la religion chrétienne ne cessera de défendre une approche de
la vérité qui ne dépend pas de la raison, qui passe par une
relation personnelle,
ou avec un « témoin » qui a été en contact avec le
divin, et en qui on a confiance. La fides
est une voie d’accès à la « vérité », aussi bizarre
que puisse paraître le nouveau sens de ce mot du Christ, selon
Jean,14,6
: « Je suis le
Chemin, la Vérité [ἀλήθεια] et la Vie. » Cf.
également 18,37
« Quiconque
est de la vérité écoute ma voix.» Pilate lui répondit :
« Qu’est-ce que [la] vérité ? [τί έστιν ἀλήθεια
;] ». Commentaire de Nietzsche : La noble ironie d’un Romain
devant qui l’on a fait un impudent abus du mot « vérité ».
Il
y a bien partage du sens, mais cette « vérité » de la
foi est sans doute bien particulière, puisque l’on peut en
accepter le nouveau mode, ou bien le trouver, avec Pilate lu par
Nietzsche, « impudent » et « abusif ». La foi
nous indique un « tenir
pour vrai », qui choque la raison,
dans la mesure où il suppose qu’il peut y avoir du non
rationalisable, de la
gratuité, du don, de l’absolue contingence. Cela est manifeste
dans ces vers d’Angelus Silesius :
La
rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu'elle fleurit,
Elle
ne fait pas attention à elle-même, ne demande pas si on la voit.
Pourquoi
cette phrase nous touche ? Parce qu’elle nous montre que la
façon dont la Raison exerce son empire sur le monde (le « nous
rendre comme maîtres et possesseurs de la nature »
cartésien )
n’est qu’une façon de voir le monde, de lui donner sens. Il est
bien sûr légitime de s’y connaître en matière de rose, comme de
n’importe quoi : on peut utiliser sa raison pour faire de la
biologie, de la génétique, de la botanique, de l’agronomie, en
étudiant les mille façons de croiser différentes espèces de
roses. Mais on peut aussi voir les choses autrement, chercher du sens
autrement, en regardant tout simplement. La raison n’est pas
l’unique voie d’accès à une connaissance authentique, telle est
du moins l’affirmation sous-jacente des témoignages de foi. Et
dans la mesure où le discours rationnel (voire scientifique) tend à
s’imposer comme le seul discours vrai, de façon totalitaire, la
foi n’a plus de place.
Et
pourtant le « fait » est là : la rose de Silésius
échappe au principe de
raison. Elle offre sa
beauté à qui prend le temps de la voir, sans pour autant vouloir
l’expliquer. Il y a une Rose. « Il y a » se dit en
allemand « Es
gibt », ça
donne, cela se donne. Il y a du sens qui se donne sans que nous en
soyons les producteurs, quelque chose dans la rose échappe à toute
emprise : « elle fleurit parce qu’elle fleurit »
Silésius met en évidence une sorte de miracle, qui ne relève pas
nécessairement de l’ordre du religieux : attribuer à un Dieu
la création de la rose comme du reste de l’univers, et lui imputer
sa beauté relèverait encore du travail de la raison, et de ce
Dieu-cause dont les métaphysiciens du XVIIème et du XVIIIème
cherchaient à prouver l’existence. Mais le miracle
de la rose nous aide à comprendre ce que veut dire le mot foi, pour
ceux qui disent l’avoir : une sorte de confiance
bienveillante, admirative envers ce qui est, fleur ou fruit d’un Es
gibt. Qu’il y ait ou
non un Dieu derrière ce don, ce n’est peut-être pas le plus
important. La floraison de la rose relève de la grâce, une grâce
que comme la raison on peut rendre,
en disant simplement merci. La rose dans sa beauté semble
s’émerveiller du simple fait qu’elle existe, et nous invite à
en faire de même, à nous émerveiller de la grâce d’être en vie
et de voir cette rose, au cœur d’un monde qui, du coup, n’a plus
rien de rentable.
C’est
la gratuité de la rencontre amoureuse. La rose fait la belle devant
le moine, l’air de rien. Si elle est coquette, elle le cache bien.
Sa coquetterie est pudeur, sa pudeur est coquetterie. Il y a bien là
une expérience mystique, sans feu, sans Dieu, ni coup de foudre.
Elle fait comprendre en douceur à la raison qu’elle n’est pas
toute puissante.
IV.
Raison et Foi aujourd’hui.
Pour
filer la métaphore : en
vieillissant,
les vieux conjoints, quand ils ont réussi à éviter le divorce,
finissent par s’habituer l’un à l’autre, et acquièrent une
sorte de bienveillance, de tolérance, ou se contentent de
nostalgiquement regretter le passé.
Ainsi, la guerre du rationalisme athée contre l’Église s’émousse
peu à peu, elle prête à sourire comme la saga des Don
Camillo
et
Pepone.
-
Du côté de la raison, l’âge du rationalisme positiviste et
scientiste de Comte et Renan n’est plus guère de mise. Renan
pensait que la disparition de la croyance était un phénomène
inéluctable et irréversible.
Mais
« en relisant aujourd’hui L’Avenir
de la science,
dit Bouveresse, on ne peut manquer de sourire de la naïveté
rationaliste et de l’optimisme dont fait preuve de son auteur quand
il constate que les sectes religieuses n’ont plus d’avenir et que
toutes celles qui ont tenté, depuis un demi-siècle de s’établir
en Europe sont venus se briser sur le mur de l’esprit critique qui
les a prises par le côté ridicule et peu rationnel. ».
Depuis
la Critique
de la Raison Pure
de Kant (1781), les prétentions dogmatiques de la Raison pure ont
été mises à mal, on ne peut plus prétendre donner une preuve
rationnelle de l’existence de Dieu. Et les sciences dites
aujourd’hui « dures », si elles font chacune dans leur
domaine particulier des progrès phénoménaux, ne peuvent suppléer
au besoin de sens qu’aussi bien la Métaphysique
que
la Religion traditionnelle semblaient combler, bon an mal an.
De
plus, les sciences s’exposent à une accusation
de malhonnêteté
intellectuelle lorsqu’elles prétendent outrepasser leur
domaine (c’est le « passage
à
un autre genre », d’Aristote),
et statuer sur Dieu alors que Dieu, conçu comme idée métaphysique,
ne peut être objet d’ « expérience », en tout
cas au sens kantien.
Les
savants croyants ont évidemment le droit de croire et de parler de
leur foi, mais à condition qu’ils ne la présentent pas comme une
découverte
scientifique.
En ce sens, toutes les spéculations sur le Big
Bang
comme confirmant le récit de la Genèse
ne sont à nos yeux qu’escroquerie : par exemple celle
des
frères Bogdanoff,
auteurs
d’un livre intitulé Le
visage de Dieu,
où l’on s’avisera, dit le 4ème
de couverture, « que la science se confond avec la plus haute
spiritualité » : on ne saurait mieux dire, elle se
confond au point de devenir une bouillie intellectuelle où raison et
foi se mélangent sans aucune rigueur. Cette confusion guette
également le camp de la foi, avec par exemple le « concordisme »
du Pape Pie XII en 1951 : « il semble en vérité que la
science aujourd’hui, remontant d’un trait des millions de
siècles, ait réussi à se faire le témoin de ce Fiat
Lux
initial, de cet instant surgit du néant avec la matière un océan
de lumière de radiation, […] Donc il y a un Créateur, donc Dieu
existe !» Et les frères Bogdanoff de commenter leur citation :
« c’est bien là, au cœur de cet « océan de
lumière », que le chef de l’église chrétienne croit
deviner – il est le premier à le dire tout haut – le visage de
Dieu. ».
Mais en disant cela, ce pape, selon nous, dévalue autant la science
que la foi, en se comportant comme si celle-ci avait besoin d’une
confirmation de type scientifique : c’est l’affaire Galilée
à l’envers !
Une
confusion comparable (quoique sans doute plus grave dans ses
conséquences) a lieu quand les évangélistes américains versent
dans le créationnisme.
La Bible
est lue par eux à la lettre, comme un ouvrage
scientifique.
Selon Dominique
Lecourt, « le risque de doctrines visant à rejeter toute
thèse faisant descendre l’homme du singe existe, là où la
lecture littérale de la Bible et des textes sacrés trouve des
adeptes de plus en plus nombreux : au-delà des fondamentalistes
protestants, les islamistes radicaux et les juifs « intégristes ».
Il n’est pas jusqu’à certains catholiques qui ne soient
aujourd’hui touchés, malgré les positions prises par Jean-Paul
II et l’Académie pontificale. La thèse de l’
Intelligent Design
risque de séduire des
milieux intellectuels qui depuis un temps ont beaucoup sacrifié de
leurs exigences épistémologiques au constructivisme et au
relativisme, selon lesquels rien ne distinguerait la science de tout
autre production intellectuelle. »
Les
thèses de la post-Truth
attaquent frontalement
le discours scientifique sur son propre terrain. On assiste à une
dévaluation totale de la raison qui permet tous les délires
possibles. Et du coup, chose intéressante, on [re]découvre que les
sciences ont,
comme condition de possibilité de leur exercice, besoin
d’un assentiment,
d’une foi
en la validité de leur
discours. Or cette
« foi » fait de plus en plus défaut en Amérique, et
déjà parfois en Europe. Au nom du libéralisme, toutes les idées
se valent. Certains américains ne comprennent pas pourquoi des
propos antisémites ou racistes sont condamnés, et la frontière
entre la recherche scientifique et l’idéologie ou le militantisme
est largement perméable. Le discours politique contamine le discours
universitaire et cela semble gagner peu à peu notre pays.
Du
côté de la religion,
aujourd’hui. les
choses ne vont guère mieux.
Les mouvements
communautaristes chrétiens qui veulent « ré-enchanter le
monde » ne relèvent plus de la « Fides
quærens intellectum
[la foi cherchant l’intelligence] et pas d’avantage « Intellectus
quærens fidem »
[l’intellect cherchant à acquérir ou à retrouver, par ses
propres moyens, une forme de foi] mais bel et bien de la « Fides
contra Intellectum ».
Olivier
Roy, dans La Sainte
Ignorance
fait le constat d’une
inculture religieuse massive, qui ne touche pas seulement le
catholicisme, mais d’autres religions, l’Islam en particulier. Le
religieux se coupe des cultures traditionnelles où il est né, dans
une sorte de schizophrénie pouvant expliquer la plupart des
aberrations religieuses actuelles, dont le passage à la violence..
L’analyse de l’islamologue Gilles Kepel, lui, montre comment des
populations ayant perdu le lien avec leur religion d’origine le
retrouvent parfois , en étant soumis à un endoctrinement
croissant, où les réseaux sociaux s’organisent pour développer
ce que l’on nomme la « radicalisation ». Mais le
phénomène d’ignorance et de non transmission d’une tradition
religieuse classique se développe et touche aussi de plein fouet le
Christianisme. Ou bien la religion implose, on s’invente des
religions sur mesure, faites de bric et de broc, bricolées, entre
les sagesses orientales, le développement personnel, et la floraison
d’une foule de superstitions ; ou bien certains « seniors »
qui n’allaient plus à l’office depuis longtemps, se retrouvent
une ferveur religieuse de surface,
par
crainte de l’Islam, ou par repli identitaire.
Parmi les proches
d’un certain « rassemblement », il est cocasse de voir
chez certains chrétiens une phobie de l’étranger faire bon ménage
avec l’évangile du bon Samaritain. Il ne s’agit évidemment pas
pour nous de vouloir réduire la pratique religieuse actuelle à ces
deux cas de figure, mais de mettre en question l’idée d’un
« retour du religieux » et d’un retour aux « racines,
qui fait sourire Paul Veyne :
« Comment,
dira mon lecteur n’aurions-nous [225] pas une identité chrétienne,
alors qu’en nous et autour de nous le christianisme est partout ?
Tout notre héritage chrétien, les grandes cathédrales, l’église
du moindre village, Blaise Pascal, notre littérature classique,
Jean-Sébastien Bach, la peinture religieuse qui emplit nos musées…
mais précisément, pour la majorité d’entre nous, c’est
là un héritage, c’est du patrimoine,
c’est-à-dire du
passé, un passé que
nous vénérons en ce « culte moderne des monuments ».
Le christianisme est ce que nous fûmes et qui reste un nom
ancestral. Nous habitons une vieille maison, nous vivons dans un
cadre historique, Mais, pour la plupart, nous n’avons plus les
convictions ni les conduites des anciens habitants. ».
Raison
et Religion semblent donc faire aujourd’hui triste mine,
elles n’ont plus
trop envie de s’affronter, car un ennemi commun les pousse à
s’unir :
un monde de consommation et de productivité où Dieu n’a plus de
place, sinon comme un folklore suranné (ex les débats sur la crèche
dans les lieux publics), alors qu’une autre forme de raison
computationnelle, qui ne pense
plus, étend le règne implacable de son efficacité machinique :
un monde d’algorithmes, où l’homme lui-même est devenu une
marchandise, celui dont on achète (ou à qui l’on vole) les data,
plus que celui à qui l’on vend. On ne peut que constater ici une
perte de sens, tant du côté de la raison comme de la religion
Georges
Bernanos a vu venir cela avant les autres dans un livre paru en
1944 : « Le danger n’est pas dans les machines, sinon
nous devrions faire ce rêve absurde de les détruire par la force, à
la manière des iconoclastes qui, en brisant les images, se
flattaient d’anéantir aussi les croyances. Le danger n’est pas
dans la multiplication des machines, mais dans le nombre sans cesse
croissant d’hommes habitués, de leur enfance, à ne désirer que
ce que les machines peuvent donner. […] Vos fils et vos
filles peuvent crever, le grand problème à résoudre sera toujours
de transporter vos viandes à la vitesse de l’éclair. Que fuyez
vous donc ainsi, imbéciles ? Hélas ! C’est vous que
vous fuyez, vous-mêmes – chacun de vous se fuit soi-même, comme
s’il espérait courir assez vite pour sortir enfin de sa gaine de
peau… on ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si
l’on admet pas d’abord qu’elle est une conspiration
universelle contre toute espèce de vie intérieure. »
On
peut entendre ici un écho de la « mort de Dieu » telle
que Nietzsche l’a annoncée, et qui constitue peut être une clé
pour interpréter non pas seulement le déclin des religions ou d’un
certain discours de la raison, mais le nihilisme contemporain. Cette
« mort de Dieu » n’est pas imputable à un athéisme
virulent, qu’il faudrait incriminer pour revenir aux époques
soi-disant idylliques du couple raison et foi. C’est la crédibilité
même d’un sens basé sur ce que l’on nomme « Dieu »
qui est en cause, et pour Nietzsche, le principal responsable de
cette mort est le christianisme lui-même. Un Dieu normalement, ça
ne meurt pas, mais la foi que l’on a en lui peut disparaître, tel
est le sens de la « mort » de Dieu nietzschéenne :
« Le plus grand récent évènement - à savoir que « Dieu
est mort », que la croyance au Dieu chrétien est tombée en
discrédit - commence dès maintenant à étendre son ombre sur
l'Europe. »
Raison et Foi se sentent orphelins de Dieu, du Sens,
car nous l’avons dit, derrière Dieu, c’est du Sens dont il
s’agit. Un sens sans lequel croît le désert du nihilisme.
« L’insensé » [Der
Tolle Mensch]
s’affole, comme une boussole qui a perdu son nord. Alors que les
plus jeunes eux, (les « derniers hommes » d’Ainsi
parlait Zarathoustra),
n’en ont cure, ils ne se souviennent pas de l’époque où ce
Dieu, à la fois fruit de la raison et de la foi, régnait encore. La
mort de Dieu, la mort du Sens les fait ricaner :
« N’avez-vous
pas entendu parler de cet homme insensé, qui, ayant allumé une
lanterne en plein midi, courait sur la place du marché et criait
sans cesse : « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! (Ich
suche Gott !) »-
et comme là-bas se trouvaient précisément rassemblés beaucoup de
ceux qui ne croyaient pas en Dieu, il suscita une grande hilarité;
L’a-t-on perdu ? dit l’un. S’est-il égaré comme un enfant ?
Ou bien se cache-t-il quelque part ? A-t-il peur de nous ? S’est-il
embarqué ? Ou bien a-t-il émigré ? - ainsi ils criaient et riaient
tous à la fois. L’insensé se précipita au milieu d’eux et les
perça de ses regards. « Où est Dieu ? cria-t-il , je vais
vous le dire! Nous l’avons tué - vous et moi ! Nous sommes tous
ses meurtriers ! Mais comment avons-nous fait cela? Comment
avons-nous pu vider la mer? Qui nous a donné l’éponge pour
effacer l’horizon tout entier ? Qu’avons-nous fait, à
désenchanter cette terre de son soleil ? Vers où roule-t-elle à
présent ? Vers quoi nous porte son mouvement ? Loin de tous les
soleils? Ne sommes-nous pas précipités dans une chute continue? Et
cela en arrière, de côté, en avant, vers tous les côtés? Est-il
encore un haut et un bas? N’errons-nous pas à travers un néant
infini? Ne sentons-nous pas le souffle du vide ? Ne fait-il pas
plus froid? Ne fait-il pas nuit sans cesse et de plus en plus nuit?
(Kommt nicht immerfort
die Nacht und mehr Nacht ?)
Ne faut-il pas allumer nos lanternes dès le main? »
En
relisant ce texte, je me suis soudain rendu compte que cette angoisse
devant la perte du sens avait pour moi un air de déjà vu, j’ai
fouillé dans ma mémoire, et mon souvenir a surgi : Molière !
« Au
voleur ! Au voleur ! A l’assassin ! Au meurtrier ! Justice, juste
ciel ! Je
suis
perdu, je suis assassiné, on m’a coupé la gorge, on m’a dérobé
mon argent. Qui peut-ce être ? Qu’est-il devenu ? Où est-il ? Où
se cache-t-il? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas
courir ? N’est-il point là ? N’est-il point ici ? Qui est-ce ?
[…] Hélas ! Mon pauvre argent, mon pauvre argent, mon cher ami !
On m’a privé de toi ; et puisque tu m’es enlevé, j’ai perdu
mon support, ma consolation, ma joie ; tout est fini pour moi, et je
n’ai plus que faire au monde : sans toi, il m’est impossible de
vivre. C’en est fait, je n’en puis plus ; je me meurs, je suis
mort, je suis enterré. »
Quel
rapport entre ces deux textes, demandera-t-on ? Cela : ce
Dieu qui a disparu est le lieu de la totalité du sens, trésor inouï
que la Raison et la foi ont voulu s’approprier, et ainsi, en ont
fait une idole, un « veau d’or », ou l’or d’Harpagon.
Peut-être
ont-elles tué la poule aux œufs d’or ! Ou peut-être, tout
simplement n’ont elles pas compris qu’il fallait chercher le Sens
ailleurs, dans la gratuité de l’absence de sens, dans le « sans
pourquoi » de la Rose de Silésius. On leur avait dit pourtant,
c’est dans l’Évangile
de Matthieu :
« Observez
les lis des champs, comme ils poussent ; ils ne peinent ni ne
filent. Or je vous dis que Salomon lui-même, dans toute sa gloire,
n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. »
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