Pour commencer, quelques mots sur moi
et le parcours qui m’a emmené à ici, pour vous adresser la parole
ce soir. De formation, je suis ingénieur en électronique. Ayant
travaillé un peu partout dans la télécommunication, pendant une
période de croissance massive, j’ai eu le privilège de voir de
près les changements profonds provoqués par les avances
technologiques. Mais en même temps, j'avais aussi un fort désir de
mieux comprendre l’univers, et notre place dans cet univers, à
travers les yeux et les idées des philosophes. Alors que dans mon
travail, j'ai été témoin de la mise en service de systèmes quasi
miraculeux qui ont changé toutes nos vies, personnellement, je
voulais comprendre ce qui nous a poussé à réaliser ces avancées
technologiques. Donc, à l’université, en plus de mes études
d’ingénieur, j’ai commencé à lire les philosophes, et à
réfléchi sur les liens entre ces deux domaines. Et c’est à la
suite de ce mélange d’idées, que je voudrais partager avec vous,
ce soir, quelques réflexions sur ces liens. D’où le thème de ce
soir : « La philosophie est - elle soluble dans la science ?» Mais
je voudrais questionner plus spécifiquement, « Si (et comment) une
question philosophique peut devenir une question scientifique ? »
Peut-être ne sera-t-il pas trop surprenant que l'on puisse établir
qu'il existe de tels liens, car même si les facultés de philosophie
et de sciences sont souvent éloignées dans les universités
modernes moralement, aussi bien que géographiquement, elles
partagent les mêmes racines dans les temps anciens. En fait, il fut
un temps où la science était appelée "philosophie naturelle",
et de grands penseurs, comme Aristote, peuvent être considérés
comme hommes de science autant que philosophes.
Mais je voudrais aller un peu plus
loin, et poser la question suivante qui est peut-être un peu moins
évidente : « existe-t-il des questions purement philosophiques ? ou
: toutes les questions sont-elles susceptibles d’analyse
scientifique ? » Je pense que beaucoup d’entre vous vont penser,
instinctivement, un « non » très fort à cette dernière question,
mais on verra.
Commençons avec des définitions, que
sont la science et la philosophie ? Tout de suite on voit des liens
entre les deux - si on ignore les racines grecques et latines,
respectivement, ces deux mots proviennent tous du mot « savoir ».
Philosophie se traduit par « amour de savoir » et Science par « le
savoir ». Le philosophe Dominique Lecourt a écrit qu'il existe «
un lien constitutif [unissant] aux sciences ce mode particulier de
penser qu'est la philosophie. C'est bien en effet parce que quelques
penseurs .... eurent l'idée que l'on pouvait expliquer les
phénomènes naturels par des causes naturelles qu'ont été
produites les premières connaissances scientifiques ». Mais est-ce
que ces liens continuent aujourd’hui, ou est-ce que ce sont deux
domaines écartés pour toujours par les avances que nous avons vues
pendant les siècles ?
Pour aborder les questions que j’ai
posées, je propose de considérer les trois branches dont on dit
souvent que la philosophie occidentale est composée : la physique,
la logique et l’éthique. Selon Wikipédia, « la physique est la
science qui essaie de comprendre, de modéliser et d'expliquer les
phénomènes naturels de l’Univers. ». Comme la logique et
l’éthique, la physique a ses racines dans la Grèce antique ou les
penseurs ont cherché à formuler une explication par des lois
naturelles des phénomènes observés. La physique a toujours eu deux
branches principales, celle concernant le monde purement matériel
d’un côté, et celle des sciences de la vie de l’autre. On voit
tout de suite la proximité de cette branche de philosophie avec la
science que nous connaissons aujourd’hui, et elle va nous servir
comme notre point de départ pour la considération de nos questions
ce soir. La logique signifie à la fois « raison », « langage »
et « raisonnement » est donc l'étude des règles formelles que
doit respecter toute argumentation correcte. Elle a des liens avec la
science historiquement, parce que ces règles de l’argumentation et
de l’inférence fournissent la fondation pour la « méthode
scientifique », formalisée par Bacon, Popper et d’autres, qui
permet de s’assurer que la science procède correctement et
rigoureusement. Mais on verra plus tard qu’il existe d’autres
liens qui impactent notre quotidien plus concrètement. Pour finir
nous allons considérer l’éthique, qui est surtout concernée par
les questions et jugements moraux, telles que « comment vivre une
bonne vie » ou « comment faire une société juste et équitable »
? A première vue, cela aura peu à voir avec les choses tangibles
considérées par la science, mais nous allons examiner si c’est
toujours le cas.
Donc, premièrement, la physique. On
peut la considérer comme l’ancêtre de tous les domaines de la
science d’aujourd’hui, dont il y a beaucoup plus que j’ai
montré ici. Considérons notre première question, si (et comment)
une question philosophique peut devenir une question scientifique ?
Je veux commencer avec une question assez simple à poser, mais qui a
laissé perplexe les plus grands esprits pendant des siècles, voire
des millénaires.
Imaginons que l’on prend un morceau
de n’importe quel matériau – du carbone, comme ce diamant, par
exemple – et qu’on le coupe en deux. Voilà deux morceaux,
forcément plus petits, de diamant. Alors on en prend un et on le
coupe à nouveau, et voilà deux morceaux – encore plus petits,
mais toujours du diamant. La question est donc, est-ce que le
matériau est toujours sécable, c’est-à-dire est-il possible de
continuer à couper ce matériau à l’infini avec toujours le même
résultat, avec des morceaux de plus en plus petits de la même
matière ? Ou est-ce qu’on arrivera à un moment où il ne sera
plus possible de le couper sans changer sa matière, c’est-à-dire
que le morceau serait insécable ?
Bien sûr, tout le monde d’aujourd’hui connaît la réponse à cette question qui a tourmenté pas mal
des grands penseurs pendant des millénaires. Une question philosophique devenue une question
scientifique, et qui est enfin résolue. Et comment ! Notre compréhension de l’atome est devenue la
pierre angulaire, la fondation de presque toutes les avancées scientifiques de notre âge. C’est non
seulement la physique et la chimie, mais aussi la biologie, la médecine, la science des matériaux, et
l’astronomie etc., qui reposent aujourd’hui sur les bases de notre compréhension des choses
atomiques et subatomiques. Ce savoir est aussi, bien sûr, la clé de tant des aspects de notre vie, des
centrales nucléaires qui nous fournissent de l’électricité jusqu’aux appareils qui l’utilisent.
Alors, on peut dire que oui, une question anciennement philosophique peut être transformée en
question scientifique. Mais comment ça arrive ? Alors, selon la méthode scientifique, tout
commence quand une observation inspire dans l’esprit d’un chercheur une idée qui relie les causes
d’un événement avec ses effets. Par exemple, j’observe que, si je lâche un objet, il tombe sur le sol.
Je réfléchis à partir de cette observation, et j’imagine qu’il peut exister une règle générale qui dit que
tout objet qui ne soit pas attaché ou tenu fermement vont tomber par terre. Ce processus, qui
consiste à partir des observations spécifiques pour aller vers une règle générale, s’appelle
« induction ». Et on peut dire qu’à ce stade c’est toujours plutôt philosophique : rien ne s’est passé
sauf dans l’esprit du chercheur.
Dans la prochaine étape, on utilise la notion toujours un peu floue de la « règle générale » pour
générer une hypothèse – autrement dit, une assertion de cette règle dans un forme qui est
susceptible d’être testé. Dans une hypothèse il y a des prédictions, de ce qui va arriver si on fait une
expérience dans telle ou telle circonstance. Et après ça, normalement, on procède à la réalisation de
l’expérience pour confirmer ou infirmer l’hypothèse.
Il faut noter que même après des expériences réussies, pour les scientifiques, l’hypothèse ne deviens
qu’une « théorie ». Les scientifiques méprisent les termes comme « loi » ou « fait prouvé », par ce
qu’il n’est jamais possible de prouver une hypothèse complètement, parce qu’il y a toujours la
possibilité qu’il existe des conditions dans lesquelles une expérience ne donne pas les résultats
prévus. Par exemple, on croyait autrefois que seuls les cygnes blancs existaient, et cela était
supposé être une règle générale - jusqu'à ce que des cygnes noirs soient découverts. Ou dans la
physique, l’exemple le plus célèbre est les « lois » de Newton qui ont été supplantées par les
théories plus nuancées d’Einstein, même si à toutes fins pratiques, les notions de Newton suffisent
toujours.
Parfois, l’expérience peut arriver tout de suite, et le penseur qui a conçu l’hypothèse peut la
confirmer sur le champ, ou presque. Mais également, cela pourrait prendre des années, ou même
des siècles, pour arriver à ce point. Pourquoi a-t-il fallu tant de temps pour trouver une réponse
définitive à cette question si ancienne, et démontrer l’existence de l’atome ?
7
Evidemment il y a souvent le besoin de la technologie pour mener les expériences requises pour
confirmer ou infirmer les hypothèses. Pour démontrer l’existence des atomes, qu’on a suspecté
depuis des siècles, il fallait des laboratoires chimiques, équipés des éprouvettes, des cornues et les
instruments pour faire les mesures précises. Pour comprendre la forme et les constituants des
atomes on avait besoin d’une certaine maîtrise d’électricité, y compris de fils en cuivre et de tuyaux
de verre sous vide. Pour ça il a fallu attendre la révolution industrielle, qui a fourni les matières
premières, les méthodes et les outils pour les expérimentateurs.
Mais pour que les scientifiques puissent travailler sereinement, et discuter de leurs idées les uns
avec les autres, ils ont besoin d’un environnement sécure, où ses idées peuvent être discutées sans
trop d’interruptions ou d’interventions. Ce n’était pas toujours le cas, surtout quand ses idées
s’opposaient à celles de l’autorité – souvent l’église – qui pouvait limiter ou empêcher les
recherches. Tel était le cas avec la notion des cieux, par exemple.
Depuis que nous humains marchons sur la terre, depuis la descente des arbres de nos ancêtres
primates jusqu’aux aventures des frères Montgolfier, le ciel a constitué pour nous un grand mystère
– hors de portée, intouchables, inconnaissables. Pendant ces siècles, le ciel était considéré comme
distincte de la terre, un endroit où pouvaient exister toutes sortes de choses, ou d’êtres. Beaucoup
de gens considéraient le ciel comme la maison des dieux, ou plus tard, du Dieu.
En dépit le fait que, depuis le philosophe grec Aristarque de Samos au troisième siècle avant notre
ère chrétienne, beaucoup de gens ont observé les mouvements des corps célestes et ont conclu qu’il
existe une organisation héliocentrique du cosmos, c’est-à-dire la Terre et les autres planètes
tournant autour du soleil qui est au centre de l’univers, les autorités avaient toujours insisté que la
Terre est fixée au centre et que les régions hors de la portée des hommes étaient le domaine du divin. Cette vue était tellement établie que même aujourd’hui, plusieurs entre nous continuent à
dire régulièrement, « Notre Père, qui est aux cieux ».
Donc c’est avec précaution pour ne pas déranger les religieux que Nicolas Copernic (1473-1534) ait
publier sa théorie de l’héliocentrisme, plaçant le soleil au centre de l’univers. Il devait s’empêcher
de parler trop ouvertement sur ses idées. Galilée (1564-1642) n’était pas si circonspect. Tandis que
le polonais a observé les mouvements célestes à l’œil nu, Galilée a perfectionné la technologie en
utilisant la lunette astronomique qui lui a donné une vision plus longue et plus claire sur l’univers. Il
est donc parvenu à accumuler une masse d’observations sur les corps célestes, qui lui ont donné la
confiance de publier ses thèses, bien soutenues par ses propres observations. Les autorités ont
réagi et Galilée, mis en résidence surveillée, a été forcé, sous peine de torture, de renoncer à ses
théories. L’ordre sociale, représenté par les autorités religieuses, a donc réussi à ce moment-là à
imposer des freins sur les progrès de l’astronomie.
Mais après la lunette développée par Galilée, beaucoup de gens ont continué à perfectionner les
lentilles, particulièrement en Holland, où travaillait un certain tailleur de lentilles nommé Baruch
Spinoza. Les phénomènes rapportés par Galilée deviennent évidents pour tous, et les prévisions des
savants basées sur les observations sont devenues trop précises pour être niées. Et la technologie a
fait un autre grand pas en avant quand Isaac Newton, déjà renommé pour son expertise dans le
domaine de la lumière, a utilisé cette connaissance pour développer le télescope. A l’aide des
miroirs, plutôt que les lentilles, pour capturer la lumière, cet instrument fournissait une image plus
claire et sans les aberrations des lunettes de Galilée. Il permettait Newton d’examiner l’univers
comme jamais auparavant et enfin de formuler des équations de base des mouvements et des
forces qui sont toujours la fondation de toute notre science mécanique. En fait, jusqu’aux petites
modifications d’après Einstein, bien sûr.
Mais il ne fallait pas un télescope pour assister à l’épisode d’inspiration peut-être le plus connu du monde après le moment « eurêka ! » d’Archimède dans le bain. C’était dans un jardin anglais en 1666, où Newton, assis paisiblement sous un pommier dans le jardin, en buvant du thé, a remarqué que les pommes tombent perpendiculairement au sol. Dans cet instant il a appris que les lois qui gouvernent les corps célestes qu’il étudiait de loin, et celles qui contrôlent les mouvements terrestres comme la chute des fruits, sont les mêmes. Autrement dit, l’univers et la terre sont fait de la même manière. Essayons d’imaginer comment cela aurait pu influencer des gens qui, depuis toujours, regardaient le ciel comme un endroit totalement séparé de leur vie quotidienne sur la terre. Un espace où pourrait exister des dieux, des anges ou même les âmes de leurs parents décédés, soudainement devenu juste un autre endroit fabriqué des mêmes matériaux et assujettis aux mêmes lois. Plus d’espace pour les dieux ! C’était bouleversant mais, avec toutes les preuves qui s’entassaient autour de ses théories, cela devenait irréfutable. Donc, comme pour l’atome, les scientifiques ont trouvé les réponses aux questions philosophiques posées il y a des siècles, même s’il y a eu une résistance de ceux qui préféreraient les réponses religieuses. Et de même que notre connaissance de l’atome nous a appris qu’il y a des composants communs qui réunissent tout l’univers matériel, les lois universels de Newton nous ont appris qu’il y a aussi les phénomènes communs, comme la force, le vélocité et l’accélération, qui déterminent le comportement de tout l’univers. A ce stade, on peut remarquer que, même si ces lois universelles de mouvement et les notions de particules microscopiques ont beaucoup changé nos visions de l’univers, elles contiennent néanmoins quelque chose de familier et compréhensible pour la plupart des gens. C’est facile d’imaginer les planètes tournant autour du soleil, ou les électrons tournant autour d’un noyau. Donc au niveau de la philosophie, c’est une certaine satisfaction. On a posé les questions à la science, et la science y a donné des réponses définitives et reconnaissables. Il y avait un sentiment croissant qu'il existe un ordre dans l'univers, et que nous étions sur le point d'acquérir une compréhension complète de cet ordre. Ce sentiment de certitude avait son apogée dans la seconde moitié du 19e siècle, quand un physicien nommé Abraham Michelson a même dit, « il me semble probable que la plupart des grands principes sous-jacents ont été solidement établis ». C’était une déclaration qu’on peut comparer, peut-être, avec le fameuse « fin de l’histoire » de Fukuyama en 1989. Parce que dans les premières années du 20ème siècle il y a eu des nouvelles découvertes qui ont bouleversé non seulement la science, mais aussi la philosophie. Au cœur de cette révolution il y avait un autodidacte troublé par les résultats d’une série d’expériences faites par le même Michelson et son collègue Edward Morley , qui ont émis des doutes sur les théories – jusqu’à là assez solides – de Newton. Il s’appelait Albert Einstein.
Le nœud du problème était quelque chose d’aussi banale que la vitesse, enfin, la vitesse de la lumière. Les expériences de Michelson et Morley leur ont donné le résultat surprenant que l’apparent vitesse de la lumière est constante, quel soit la vitesse de l'observateur. Normalement, selon nos expériences quotidiennes, la vitesse apparente devrait changer si l'observateur se déplace. Cette énigme a mis dans la tête du jeune Einstein les idées qui allaient le mener à sa théorie de relativité et à l’équation la plus brève, la plus belle et la plus élégante que je connaisse : e=mc2. Ça veut dire que l’énergie est égale à la masse multipliée par la vitesse de la lumière au carré. En d’autres mots, la matière et l’énergie sont interchangeables. Si l’on détruit la masse, on récupe de l’énergie – beaucoup d’énergie, d’où la puissance électrique venant de nos centrales nucléaires, ou la bombe atomique. Logiquement, si deux matériaux sont interchangeables, il s’en suit qu’ils sont, en quelques sortes, de la même substance. La relativité d’Einstein concerne l’univers à grande échelle, de la gravité et de la lumière, mais elle préparait aussi la prochaine onde de choc à l’extrémité opposée de l'échelle – le quantum. On savait alors que toute matière est faite des atomes et leurs composants – électrons, neutrons et protons. Et on a découvert que la masse de ces particules peut se transformer en énergie – mais comment ? En enquêtant sur ce mystère, les grands physiciens de la première moitié du 20ème siècle ont découvert que ces composants de l’atome sont eux-mêmes composés d’autres trucs plus petites encore, qui ne se comportent pas comme des particules que nous connaissons. Etant parfois des particules et parfois des ondes, elles présentent des propriétés bizarres comme « l’incertitude », qui veut dire qu’il est physiquement impossible de savoir exactement et leur position et leur vitesse. Pour être clair, ce n’est pas qu’une question de précision technique de la mesure, mais quelque chose de plus profond, avec des implications majeures pour la philosophie. En une période de quelques années, tout était bousculé. La certitude exprimée par Michelson était remplacée par les doutes les plus extrêmes, à deux échelles. Aux plus grandes distances, la relativité 11 a renversé non seulement les lois de Newton concernant la lumière et le mouvement, mais aussi les idées d’espace et de géométrie d’Euclid datant de 300 ans avant notre ère. Nous n’habitons plus un univers de trois dimensions qui s’accordent avec nos expériences quotidiennes, mais dans les quatre dimensions d’espace-temps. Et aux échelles les plus petites existaient des particules et d’autres phénomènes qui sont fondamentalement impossible à observer ou mesurer. Ces résultats ont été assez troublants pour les scientifiques, qui ne savaient pas comment les expliquer ni au public ni à eux-mêmes, mais ils y sont parvenus en se concentrant sur les mathématiques et en essayant d'ignorer les conséquences réelles : « shut up and calculate », « taisez-vous et calculez » comme on dit. Mais pour les philosophes, ils étaient comme une bouffée d’air. Quand les certitudes des gens comme Michelson disparaissent, elles laissent le terrain libre pour les nouvelles questions philosophiques. L’amalgame d’espace et du temps dans une continuité a ouvert la porte à des questions et spéculations sans fin sur ses conséquences possibles, de trousnoirs à trous de ver, et à la possibilité de voyager à travers l’univers ou dans le temps
Tout à coup les concepts comme l’incertitude ont donné le vent en poupe aux ceux qui s'opposaient
à une autre idée qui a été débattu depuis l’antiquité – le déterminisme. Héraclite, Epictète, Aristote,
Epicure et beaucoup d’autres ont contribué au débat autour de l’idée que chaque évènement qu’on
peut observer est le résultat d’un nombre de causes, et que cette combinaison des causes auraient
forcément ce résultat. Par exemple, je frappe une balle, et la balle roule. Et si on considère que
chaque cause est aussi un évènement, avec ses propres causes, on peut voir une chaîne
d'événements allant du début des temps jusqu'à sa fin. Il semblait que les lois de Newton ont donné
raison à cette idée d’un déterminisme, basée sur de causalité, alors qu’à la fin du 19ème siècle on
voyait tout l’univers comme une machine géante qui procède avec la précision d’un mécanisme
d’horlogerie. A partir d’une condition initiale donnée, et en ayant connaissances de toutes les règles
universelles, on peut, en principe, déterminer tous les événements à suivre.
12
Mais c’est une idée accablante et décourageant pour les philosophes, les religieux et les
humanistes– car si le corps humain est une partie de cette machine, est-ce que ce déterminisme
s’appliquera ainsi à la vie, et même à la vie humaine ? Dans ce contexte, où se trouveraient
l’humanisme et le libre-arbitre ?
(En fait, Epicure a proposé une solution à ce dilemme il y a 2 300 ans, quand il a défini le « clinamen
», ça veut dire « déclinaison », comme une déviation spontanée et aléatoire des atomes, ce qui
permettait d'expliquer l'existence des mouvements indéterminés. Cette notion de nondéterminisme a créé l’espace pour la liberté humaine et donc le libre arbitre. Avant le découvert de
quantum, il n’y avait aucune espace pour cette déclinaison aléatoire. Mais soudain, on a trouvé une
mouvement déviation non pas au niveau atomique, mais dans les particules subatomiques. Epicure
avait presque raison !)
Le quantum a donc balayé tout cette certitude, d’où on voit que les liens entre la philosophie et la
science se compliquent. La transformation d’une question philosophique en question scientifique ne
va pas que dans un seul sens. Les considérations et les spéculations philosophiques sont
normalement basées sur ce que l’on voit autour de soi. Avec l’arrivée de toutes nouvelles formes de
phénomènes, comme la relativité, l’incertitude du quantum ; les trous noirs et les trous de ver, les
philosophes peuvent s’offrir pas mal de nouveaux topiques de réflexion. Et trouver pas mal de
questions à se poser.
Avant de terminer notre réflexion sur la philosophie physique ou naturelle, je voudrais parler d’un
autre sujet qui est quelque chose d'aussi banal que mystérieux – la vie. Bien sûr, la vie – dans toutes
ses formes – est à la fois la chose la plus quotidienne et familière mais aussi la plus mystérieuse et
inaccessible. Depuis l’antiquité on a ruminé et spéculé sur la vie des humains, des animaux et des
plantes. On a observé les formes et les rythmes des vies, remarqué les similarités et les différences
entre espèces. Platon, avec sa théorie des Formes, a considéré que les concepts, notions, ou idées
13
abstraites, existent réellement, sont immuables et universels et forment les modèles des choses et
formes que nous percevons avec nos organes sensoriels. Donc le cheval qu’on voit n’est qu’une
imitation du vrai cheval idéal. En revanche, Aristote en étudiant soigneusement les créatures,
observait comment elles s’adaptaient à leur environnement et pouvaient parfois muter.
Mais, comme pour les cieux, les recherches sur la vie, surtout le corps humain, étaient la chasse-gardée des autorités religieuses depuis plusieurs siècles. Basé sur la doctrine que nos corps sont les
« temples du Saint-Esprit », ils ont essayé de garder un contrôle strict sur ce qu’on pouvait connaitre
de son propre corps. Même le grand Leonardo da Vinci était contraint d’effectuer ses recherches et
ses superbes esquisses de l’intérieur du corps humain en cachette. Mais en dépit de ces restrictions,
Da Vinci et plusieurs autres ont réussi à démontrer comment nos corps sont constitués d’éléments
mécaniques et chimiques ; comment les os et les muscles sont des leviers et des ressorts ; comment
les transformations de l’air et de la nourriture correspondent aux réactions chimiques étudiées dans
les éprouvettes. Bref, plutôt que d'être des choses séparées et distinctes, nos corps font partie
intégrante de l'univers, semblables aux machines et assujettis aux mêmes règles. C’est aussi ce que
Descartes a écrit, aussi clairement que possible sans provoquer la colère des autorités religieuses,
dans son œuvre « L’Homme » en 1664.
Comme avec l’atome et les cieux, les avancées techniques ont permis petit à petit aux questions de
la vie de se déplacer de la philosophie vers la science. Et c’est encore une fois à travers la
technologie optique, particulièrement du microscope pour l’observation du minuscule après le
télescope pour l’extrêmement loin. C’était avec cet instrument qu’Antonie van Leeuwenhoek en
1676 a observé les bactéries et micro-organismes. Et c’est aussi grâce au microscope que Robert
Hooke a vu et nommé l’élément le plus élémental de la vie qui forme la base de tous les organismes
et qui contribue à la définition de la vie aujourd’hui : la cellule.
Mais le moment clé dans notre compréhension de la vie, a été la publication de « L’origine de
espèces » de Charles Darwin en 1859. Cette œuvre était le point culminant et la confirmation des
idées qui circulaient depuis l’antiquité. Aristote a remarqué comment les individus d'une espèce
peuvent muter, sans suspecter qu’une espèce puisse se transformer en une autre. Cette idée a été
évoquée en 1555 quand Pierre Belon a comparé le squelette d'un être humain et celui d'un oiseau
dans la première tentative d'anatomie comparée. En regardant ses illustrations de cette œuvre, on
ne peut pas s’empêcher de remarquer les similarités nombreuses entre les corps des oiseaux et des
animaux – les humains y compris. Inspiré par ces idées, Darwin a initié, lors de son fameux voyage
aux Galapagos, les recherches sur les espèces qui l’ont mené à publier sa thèse.
Cette idée n’était pas rassurante ni pour les religieux, ni pour beaucoup de philosophes.
Les religieux ne pouvaient pas supporter l’idée que nous humains soyons les résultats d’une
évolution qui a eu lieu pendant des millions, voire milliards d’années parce que, selon le livre de la
Genèse, c’est Dieu qui a créé toutes les espèces il y a quelques millénaires (spécifiquement le samedi
23 octobre, 4004 avant notre ère, à 18h00 selon l’archevêque irlandais James Ussher en 1654). Et
même les non-croyants ont participé en se moquant de l’idée que nous humains puissions être les
descendants des singes.
14
Aujourd’hui, peut-être on ne trouve pas surprenant que nous soyons parents des singes qui sont les
animaux les plus intelligents et les plus proches de nous. Il est beaucoup plus intéressant de
remarquer que nous sommes tous – nous humains, les singes, les poissons, les arbres et même les
bactéries – les descendants d’une cellule originale et unique qui vivait il y a environ quatre milliards
d'années. Dans un sens, il n’y a qu’une vie qui a existé depuis 4 milliards d’années, un arbre de vie
qui a des millions de branches et de tiges, dont nous ne sommes que les feuilles.
Donc, je crois que nous pouvons conclure, peut-être sans surprise, qu’il y a des questions dans le
domaine de la philosophie physique qui peuvent devenir des questions scientifiques. Mais existent-ils des questions dans ce domaine qui doivent rester purement philosophiques, qui ne sont
pas susceptibles d’analyse scientifique ?
A ce moment, on doit dire que c’est possible. Nous avons vu comment des avancées scientifiques
autour du quantum et l’incertitude ont provoqué des nouvelles questions philosophiques, par
exemple concernant la possibilité de voyager dans le temps ou au travers l’univers. Et en fait les
scientifiques croyaient aussi qu’il existe des choses mystérieuses, que l’on appelle l’énergie noire et
la matière noire, dont on ne sait absolument rien aujourd’hui. Et enfin il y a l’idée du « multivers »,
un nombre infini d’univers comme le nôtre qui s'étendent dans le temps et dans l'espace.
Peut-être telles questions seraient toujours les mystères pour les scientifiques, et donc fournir des
questions pour les philosophes. Mais en se basant sur nos expériences au cours des dernière siècles,
j’en doute. On verra.
Avant de passer au prochain domaine de la philosophie, je voudrais juste faire une petite remarque.
On a vu comment nos enquêtes sur la question de la sécabilité nous ont donné la compréhension de
l’atome, qui est le bloc de construction de toutes les choses matérielles que l’on voit dans l’univers.
Et Newton nous a appris que toute cette matière de l’univers est assujettie aux même trois lois
fondamentales. Ensuite, selon Einstein, on a appris que l’énergie et la matière sont
interchangeables, donc d’une certaine façon de la même substance ; ainsi que le temps et l’espace
font partie du même continuum espace-temps à quatre dimensions.
Et dans la science de la vie, toute la matière organique est composée des cellules, et enfin, toute la
vie est descendue de la même cellule originale
Cette idée de l’unité de toutes choses basées sur des composants communs, même unique, me fait
penser à notre tailleur de lentilles optiques Hollandais, Baruch Spinoza (1632 – 1677). Pendant qu'il
fabriquait des lentilles, Spinoza réfléchissait sur la science. Il a beaucoup correspondu avec des
membres de la Royal Society à Londres, dont les adhérents contemporains incluaient Robert Hook et
Isaac Newton, ainsi qu’avec Gottfried Leibniz. Dans son chef-œuvre, « L’Ethique », il a spéculé sur
l’idée qu’il n’y a qu’une substance, « ce qui est en soi et est conçu par soi, c'est-à-dire ce dont le
concept n'a pas besoin du concept d'une autre chose pour être formé ». Tout ce que nous
percevons ou que nous pouvons imaginer sont les attributs ou les modes de cette substance.
Je trouve tout à fait remarquable la façon dont ces spéculations s’accordent avec les conclusions de
Newton, Einstein et les autres. Et ce n’est pas que moi qui l’ai remarqué. Autant que je sache,
Einstein n’a écrit qu’un poème dans sa vie, et ce poème est dédié à Spinoza.
Alors, passons au deuxième domaine de la philosophie – la logique. Comme j’ai dit auparavant, la
logique signifie à la fois « raison », « langage » et « raisonnement » est donc l'étude des règles
formelles que doit respecter toute argumentation correcte. Il n'y a donc pas nécessairement de
liens, comme il peut y en avoir avec la philosophie physique.
Cependant, la logique a donné à la science une pierre angulaire de la « méthode scientifique » -
l’induction – le type de raisonnement que nous avons considéré auparavant, qui se propose de
chercher des lois générales à partir de l'observation de faits particuliers, sur une base probabiliste.
Mais évidemment, il ne s’agit pas d’une question philosophique étant adopté par les scientifiques,
mais une méthode donnée par les philosophes à l’aide des scientifiques.
Les questions dans ce domaine sont de deux genres, comment se servir du langage naturel pour
décrire ou représenter les choses tel qu’elles sont ? Et comment définir des règles d’argumentation,
utilisant des mots comme symboles, de sorte que l'on puisse arriver aux conclusions valides sur le
monde sans observations directe ?
L’exemple le plus connu est le syllogisme attribué à Aristote. Il commence avec la notion que tous
les hommes sont mortels, qui était une induction qu’on peut croire basée sur l’observation que, en
fait, tout le monde meurt. Si on ajoute l’information que Socrate est un homme, on peut dire que,
logiquement, Socrate est mortel, sans avoir aucune autre connaissance de Socrate. On appelle ce
raisonnement, qui relie des propositions dites « prémisses » à une proposition dite « conclusion » et
préserve la vérité, la « déduction ».
(On voit ici la distinction entre l’induction, la généralisation des règles basées sur des observations
nombreuses, dont on ne peut jamais 100% sûr ; et la déduction, qui lie explicitement les prémisses
avec la conclusion, qui est forcément vrai.)
Cette logique, qui repose sur le thème basique « si x alors y », constitue la fondation de tout l’art du
débat. Des philosophes comme Leibniz, au 17ème siècle et Kant, au 18ème, ont développé un tas de
règles pour déterminer si une conclusion est vraie, fausse ou incertaine, basé sur les prémisses. Ces
règles ont permis le développement des débats formels où les gens peuvent défier la vérité d’une
proposition sans connaissances spécifiques au sujet de la proposition.
Mais depuis longtemps elle est aussi bien connue par les scientifiques, d’abord chez les Arabes qui
on introduit les concepts de la logique dans l’algèbre, dont nous avons tels heureux souvenir depuis
le collège. Ici, le même thème de « si x alors y » est utilisé non pour les mots, mais pour les
numéros. Par exemple, si 2 fois X égale 10, alors X égale 5. Ces symboles algébriques peuvent
représenter des numéros eux-mêmes, comme en mathématiques pures, mais ils peuvent également
représenter des quantités réelles, comme la distance ou le nombre d'objets.
C'est George Boole, au 19ème siècle, qui a l’idée de utiliser les symboles, comme dans l’algèbre,
dans la logique plus philosophique, c’est-à-dire, qui s’agit du monde plus large. En 1847 il a observé,
dans “The mathematical analysis of logic”, que « La théorie de la logique est ainsi intimement liée à
celle du langage. » Il est donc le créateur de la logique moderne, que l'on appelle toujours l’algèbre
de Boole.
Ce concept de représenter le monde avec des symboles qu’on peut manipuler pour mieux le
comprendre a pris son envol au début du 20ème siècle, parmi les grands philosophes dits
néopositivistes. L’un d’eux, Ludwig Wittgenstein, se posait des questions sur les possibilités des
symboles logiques à décrire non seulement le monde des mathématiques, mais l’univers en général.
Dans son Tractatus Logico-philosophicus (1921), Wittgenstein a adressé cette question directement
et explicitement. C’était une œuvre ambitieuse qui a tenté de fournir cette définition symbolique de
la vérité. Je cite : « On pourra résumer en quelque sorte tout le sens du livre en ces termes : tout ce
18
qui proprement peut être dit, peut être dit clairement, et sur ce dont on ne peut parler, il faut garder
le silence. »
Il me semble que cet œuvre du 20ème siècle est l’équivalent, dans son ambition et son envergure
de l’Ethique de Spinoza. Alors que Spinoza a utilisé la géométrie pour exprimer ses idées sur
l’univers et sur l’existence elle-même, Wittgenstein a utilisé la logique symbolique à la même fin. On
peut voir, dans ces deux cas, comment les philosophes ont parfois adopté et utilisé les outils fournis
par la science pour poser des nouvelles questions, ou pour reconsidérer les anciennes.
Wittgenstein a renoncé à ces idées plus tard dans ses Investigations philosophiques publiées après sa
mort, mais elles ont déjà planté des racines dans les esprits d’autres grands penseurs. Parmi eux le
mathématicien et cryptologue Alan Turing (1912-1954) qui était le premier, peut-être, à ne pas
considérer que cette question concernait seulement les philosophes et mathématiciens, mais aussi
les ingénieurs. Turing, dans son remarquable article de 1936, « On Computable Numbers, with an
Application to the Entscheidungsproblem » a présenté le concept de la « machine universelle », une
proposition pour un proto-ordinateur qu’on peut estimer être le commencement de toutes les
sciences numériques. Il a imaginé la programmation d’une machine n’utilisant que les seuls
symboles un et zéro.
Ce qui a facilité la concrétisation de cette vision de Turing a été la technologie électronique
naissante, des circuits qui pouvaient incarner les mêmes propositions que la logique des anciens, « si
x et y alors z » dans les circuits. Le ruban contenant le programme est devenue une bande
magnétique, puis un disque, et finalement un morceau minuscule de silicium. Les uns et les zéros
sont manipulés dans ce mémoire électronique grâce aux langages de programmation informatique,
basés eux-mêmes en quelques sorte sur les langages naturels.
Dans le domaine de la philosophie logique nous avons constaté que, comme pour la physique, les
idées et les questions philosophiques peuvent être transformées en scientifiques, et vice versa. En
fait, on peut considérer un ordinateur comme une machine à débattre ; si les données entrantes
sont valides et vraies, et qu’on a fait un programme correct, la machine va appliquer parfaitement
les règles du débat et produire des résultats corrects. Mais elle le fait des milliards de fois par
seconde.
Mais y a-t-il des questions de la philosophie logique qui doivent rester purement philosophiques, qui
ne sont pas susceptible d’être soumises aux investigations scientifiques ? Peut-être a-t-on un indice
dans la phrase que je viens d’utiliser, « si les données entrantes sont valides et vraies ». Vous
connaissez, peut-être, la phrase « garbage in, garbage out » - entrées pourries, sorties pourries – que
les ingénieurs et les programmeurs utilisent souvent pour répondre aux plaintes des utilisateurs qui
disent que leurs programmes ne fonctionnent pas. Mais comment on peut assurer les
entrées « valides et vraies » ? On trouve ici une autre question de l’antiquité liée à la logique :
qu’est-ce c’est la vérité ? Est-ce qu’on peut la savoir, vraiment, et comment ?
Je trouve cette question très pertinente à ce moment, avec tous les débats autour de l’Intelligence
Artificielle et des applis comme ChatGPT. Peut-être vous avez vos propres pensées sur ce sujet.
Et alors nous appliquons nos questions de ce soir à la troisième, et dernière, branche de la
philosophie : l’éthique. Est-ce qu’une question philosophique peut devenir une question scientifique
? A première vue, ce n’est pas évident. On dirait qu’il n’y a pas trop de rapports entre la science et
l’éthique, qui est surtout concernée par les questions et jugements moraux. Mais je veux vous
proposer des exemples où peut-être que cela change actuellement.
Depuis l’antiquité, les grands penseurs se penchaient sur des questions de comment vivre nos vies,
individuellement et collectivement. Les grecs ont discuté le concept de « vertu » pour atteindre le «
21
bonheur », que les religieux ont mêlé avec leurs textes sacrés pour définir comment vivre une bonne
vie « chrétienne ». Sortie de la nécessité de vivre sous la direction d’autrui (c’est-à-dire, l’église)
Kant a proposé, en 1785, l’impératif catégorique « qu’il faut agir de telle manière que la maxime de
notre action puisse être élevée au rang de maxime universelle ». En principe, une bonne idée mais
hyperdifficile à réaliser dans le monde comme il est. Donc Jeremy Bentham a proposé, en 1780, une
doctrine un peu plus nuancée appelée l’Utilitarisme, qui tente de prescrire comment d'agir de
manière à maximiser le bien-être collectif, entendu comme la somme ou la moyenne de bien-être de
l'ensemble des êtres sensibles.
Selon cette doctrine, il faut évaluer toutes les conséquences de chaque acte potentiel afin de faire le
choix de celui qui représente le meilleur pour tout le monde. Les défis philosophiques qui se posent
dans ce mode de penser ont été exposés assez brutalement en 1967 par Philippa Foot, avec son
expérience de pensée nommée « Le dilemme du tramway (trolley problem) ». La formulation a pris
beaucoup de variations depuis l’original de Foot, mais toujours présente le penseur expérimental
avec un dilemme où on doit choisir qui va mourir et qui va survivre dans tel ou tel circonstance,
basant la décision sur des facteurs pertinents de vies des individus comme leur âge, leur sexe, leur
santé ou leur prospérité économique etc. Autrement dit, il faut juger de la valeur de la vie de chaque
victime potentielle.
Pendant la dernière décennie elle est devenue un sujet de débat animé dans les domaines
techniques, notamment la robotique et les voitures autonomes.
Déjà en 1942 l’écrivain Isaac Azimov avait prédit les complications qui surviendraient avec l’éventuel
développement de machines plus puissantes que nous, physiquement et mentalement. Il a proposé
trois lois destinées à protéger nous, les êtres humains, contre les possibles dangers posés par ces «
robots ». Je cite la première loi : « Un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant
passif, laisser cet être humain exposé au danger. ». Ses lois étaient est un peu comme l’impératif
catégorique de Kant – une bonne idée mais peu pratique à appliquer dans le monde réel. Elle a
provoqué beaucoup d’objections, comme « et si un robot voit un humain qui fume, est-ce qu’il fallut
l’arrêter, lui arrachant la clope des doigts ? » Pas si bon pour notre liberté et notre libre arbitre ! De
telles objections ont provoqué beaucoup de débat parmi les amateurs de la science-fiction ainsi que
parmi les philosophes, qui ont proposé un tas de modifications pour améliorer les lois, généralement
basées sur le concept d’utilitarisme, et souvent faisant référence au « dilemme du tramway ».
Mais aujourd’hui ces débats philosophiques sont devenus plus prégnants et plus concrets, parce
qu’ils doivent définir les règles générales pour être incorporées dans ces projets comme les voitures
autonomes, les systèmes qui doivent faire quotidiennement les décisions dont les résultats peuvent
inclure les éventuels accidents de la route, les blessures et les morts.
Donc encore une fois nous voyons une question philosophique devenir une question pour les
scientifiques.
Mais pour notre autre question, « Toutes les questions de l’éthique sont-elles susceptibles d’analyse
scientifique, ou existe-t-il des questions purement philosophiques » ? Le comportement des
machines intelligentes est d’une importance croissante, bien sûr, mais il y a aussi le domaine
22
beaucoup plus large des comportement humains. Sartre a dit que « Tout a été compris, sauf
comment vivre ». Est-il possible que ces recherches scientifiques puissent répondre à cette question
de comment vivre une bonne vie ?
Dans une certaine manière, ils l’essaient déjà. Actuellement il y a des milliers de projets de
recherche en neurosciences, et des milliards d’euros sont investis dans ces recherches. Même si,
pour le moment, ils concentrent sur des questions de comment nous vivons actuellement, plutôt
que de comment nous devrions vivre.
C’est sur ce point, avant de terminer cette intervention, je vous prie de me permettre une petite
spéculation sur ce qui pourrait arriver dans ce domaine, basée sur quelques thèmes dont nous avons
parlés ce soir.
Je voudrais spéculer, qu’au fond, nous partageons tous une communauté d'intérêts sur l’objet de
nos projets de loi et de la société plus largement. Que presque tout le monde veut vivre dans une
société où toute la population soit saine, aisée, et contente. Donc en débattant des lois, des règles
et des mœurs qui vont définir nos comportements, nous débattons des chemins et des moyens pour
atteindre ces buts, plutôt que des buts eux-mêmes.
Par exemple, nous sommes tous d’accord pour souhaiter que tout le monde puisse profiter d’une
retraite heureuse et satisfaisante. Il y a un désaccord parce que certain disent qu’il faut s’arrêter de
travailler plus tôt afin d’en profiter quand on a encore une bonne santé et qu’on n’est pas trop
épuisé ; pendant que d’autres disent qu’il faut assurer les fonds disponibles afin que tous puissent
profiter de leur retraite dignement. Et beaucoup de temps, d’efforts, d’émotions et de lutte sont
investis dans ce débat.
23
Serait-il possible de remplacer tous ces débats par la science ? J’ai mentionné il y a quelques
minutes qu’on peut considérer un ordinateur comme une machine à débattre. Pourrait-on imaginer
réaliser une machine capable de considérer des questions telles que des questions politiques de
société ?
Evidemment, l’objection première sera celle de complexité. La société est composée de millions
d’individus, est chaque individu est complexe, mystérieux est surtout imprévisible. Comment donc
prédire avec précision les réactions d’une population à telle ou telle politique ?
Peut-être il y a une réponse dans toutes les idées que nous avons considérées jusqu’à maintenant.
On peut dire que l’univers matériel est, au moins, aussi complexe que nos vies, mais nous avons
constaté ce soir qu’il est fabriqué d’un nombre de composants, de blocs de constructions qui sont
assemblés pour faire un tout. Nous avons vu les atomes, les lois de Newton et le fait que l’énergie et
les matières sont interchangeables. Et que la vie, dans toute sa complexité, est basée sur un
composant commun, la cellule ; en fait toute la vie sur cette planète provient d’une seule cellule
originale.
Actuellement les neuroscientifiques travaillent sur des modèles de comportement commun à tous
les animaux. Par exemple, il y a un ver nématode qui présente des comportements qu’on peut
reconnaître à partir de nos propres expériences : fuir quand ils ont peur, chercher de la nourriture
quand ils ont faim, éviter les mauvaises odeurs etc. Les scientifiques apprennent beaucoup de ce
ver, dont le comportement est assez prévisible. Ce ver n’a que 302 cellules nerveuses alors que nous
en avons environ cent milliards – mais on constate beaucoup de similarités entre celles du ver et les
nôtres.
Donc, si on peut comprendre comment le comportement d’un ver se produit des 302 cellules, est-ce
que c’est trop fantastique de dire qu’on arrivera, un jour, faire le même pour le comportement d’un
humain ? Est-ce que ce n’est qu’une question d’échelle, et du temps ?
Nous avons considéré les liens entre la science et les trois branches principales de la philosophie.
J’espère que vous serez d’accord avec moi qu’il existe des liens, sous différentes formes dans les
trois domaines, que la science a tenté de répondre aux questions soulevées dans chaque domaine,
et que les réponses scientifiques ont souvent provoqué de nouvelles questions pour les philosophes.
Donc je me tais, j’espère que vous avez trouvé quelque chose d’intéressant dans mes propos, et que
vous aurez des commentaires ou des questions à partager.
De Chris Hayward.