Peut-on encore être moderne ?
Il y a quelques décennies, il fallait être moderne. « Pour une France moderne ! », tel était le slogan de la campagne pour l’élection présidentielle du candidat Mitterrand en 1965.
Aujourd’hui un tel slogan politique n’est plus envisageable. Le modernisme semble passé de mode, si l’on peut dire.
On devine qu’il lui est reproché de valoriser un type de comportement jugé responsable de la désastreuse situation écologique de l’humanité
Mais la réalité que désigne l’adjectif moderne a-t-elle pour autant disparue ? N’est-ce pas être encore être moderne de passer à la caisse automatique dans les commerces, à la fibre, à la 5G, à la robotisation dans l’industrie, et à l’usage tous azimuts de l’intelligence artificielle ?
Alors que l’on constate qu’il y a 60% d’oiseaux en moins dans nos champs depuis 40 ans, que la chute de la biomasse des insectes volants y est de l’ordre de 80 % (depuis le début des années 1990) – et l’on sait très précisément que c’est dû à l’épandage d’un type particulièrement destructeur de pesticides au nom d’une agriculture moderne.
Cela a-t-il encore un sens d’être moderne dans la situation actuelle de l’humanité ?
1- Qu’il faut découpler le moderne et le progrès
D’emblée s’impose la question : qu’est-ce qu’être moderne ?
On peut s’accorder, en première approche, sur cette idée : être moderne, c’est vouloir les changements rendus possibles par de nouvelles techniques.
Mais cela ne signifie-t-il pas : « être moderne, c’est être pour le Progrès » ?
On met ici une majuscule car il s’agit du progrès qui nous concerne depuis près de quatre siècles et consiste en une avancée dans la maîtrise technique de l’environnement naturel, laquelle est censée apporter le bien-être à l’humanité entière.
C’est un progrès dont le projet avait été affirmé en Occident dès le XVIIe siècle, en particulier par Descartes lorsqu’il voulait « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui … feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent » Discours de la méthode 1637.
Le modernisme – l’idéologie qui pousse à être moderne – ne doit-il pas être considéré simplement comme une autre manière de signifier une adhésion au Progrès ?
Envisageons le cas d’un militant écologiste responsable qui veut agir pour préserver la biodiversité. Il est alors nécessairement amené à utiliser les techniques les plus récentes dans la mesure où elles sont les plus efficaces pour servir ce but. Par exemple, pour établir la présence d’une faune sauvage qui pourrait être menacée par quelque projet d’aménagement affairiste, il peut utiliser des jumelles à vision nocturne, des caméras à déclenchement automatique, etc.
S’agit-il d’un écologiste moderne alors ?
Mais cette expression « écologiste moderne » est quelque peu dissonante, comme si l’adjectif n’était pas accordé avec le nom qu’il prétend qualifier !
Que se passe-t-il au juste ?
L’écologiste utilise de nouvelles techniques parce qu’elles lui permettent de mieux connaître un environnement afin que soit mieux maîtrisé le rapport que les humains établissent avec lui. Pour lui ces techniques permettent donc un progrès dans la maîtrise des rapports de l’homme à son environnement.
Vouloir faire un tel progrès, est-ce la même chose qu’être moderne ?
Non ! Pourquoi ?
La différence, c’est le but.
L’écologiste vise un but qu’il a clairement posé – la préservation de la biodiversité – et pour lequel l’innovation technique est seulement un moyen.
Par contre pour le comportement qui se veut moderne, l’innovation technique n’est pas recherchée comme moyen pour un but qui la dépasse. Elle est valeur en soi. Être moderne c’est se valoriser par l’accès à une nouvelle technique. Ainsi celui qui se vante de sa toute nouvelle montre connectée, alors qu’il se pourrait bien qu’il méconnaisse 50% de ses fonctionnalités.
Le modernisme escamote complètement la question de l’utilité des nouveautés techniques, car ce qui l’intéresse, c’est qu’elles soient nouvelles.
Ainsi être moderne c’est essentiellement adopter un certain type de comportement par rapport au temps qui passe : c’est accueillir favorablement le nouveau qu’apporte le présent et déconsidérer le passé.
On trouve, me semble-t-il, la meilleure définition du modernisme chez l’historien Jacques Le Goff : il est une « prise de conscience des ruptures avec le passé et volonté collective de les assumer » Histoire et mémoire p.99, folio-histoire, 1988.
Mais on voit qu’avec une telle définition moderne s’étend bien au-delà du domaine de la technique duquel nous étions partis.
Et, de fait, la notion de moderne a une origine indépendante du Progrès qui caractérise l’histoire de l’Occident.
Le mot est apparu en bas-latin, sous la forme de modernus, au Ve siècle, soit au temps de la chute de l’empire romain. Il correspondait déjà à la définition de Le Goff : il s’agissait, pour ceux qui s’en revendiquaient, d’acter la disparition de la grande civilisation gréco-latine de l’Antiquité, et d’assumer l’histoire nouvelle qui se présentait alors.
Modernus est dérivé du latin modo = à l’instant, tout de suite (le mot mode, quand on parle d’« être à la mode », a hérité de ce sens). Il désigne donc l’événement que l’on peut rattacher au plus près du présent (le présent étant, par nature, insaisissable mentalement), autrement dit, ce qu’on peut détacher au mieux de la continuité du passé.
On comprend dès lors pourquoi « moderne » n’existe qu’en dualité avec « ancien » (ou « antique »), comme dans la « Querelle des Anciens et des Modernes » du milieu littéraire français de la fin du XVIIe siècle.
Ainsi, on a pu se vouloir moderne de manière totalement indépendante de l’évolution des techniques. Comme ce chroniqueur qui, au VIIIe siècle, qualifiait le siècle de Charlemagne de modernus. Il voulait dire par là que l’empereur carolingien avait apporté une grandeur à son siècle qui n’avait rie à envier aux siècles de l’Antiquité.
L’étymologie du mot moderne amène ainsi à le dissocier clairement du progrès. En effet, ces deux notions n’impliquent pas la conscience humaine de la même façon :
Le progrès implique d’abord la pensée théorique : il est toujours une certaine interprétation du cours l’histoire.
Moderne, au contraire, qualifie une certaine manière de vivre dans le temps – rejeter le passé pour s’attacher au plus récent.
Il convient alors d’essayer de comprendre comment a pu advenir une telle collusion entre le modernisme et cette période historique de progrès promue d’abord en Occident et que l’on nomme précisément « l’époque moderne ».
2- Le Progrès sans le modernisme
Lévi-Strauss montre dans Race et histoire (1952) que si le Progrès des Occidentaux peut être mesuré à l’augmentation de « la quantité d'énergie disponible par tête d'habitant », d’autres cultures apparaîtraient beaucoup plus avancées que la nôtre si l’on prenait une autre finalité du progrès. Par exemple, si celle-ci était l’« aptitude à triompher des milieux géographiques les plus hostiles, il n'y a guère de doute que les Eskimos d'une part, les Bédouins de l'autre, emporteraient la palme. » Pourtant ces derniers peuples, très soucieux de conserver leurs savoirs traditionnels, ne se soucient aucunement d’être modernes !
La notion de progrès a sans doute un sens pour toute société dans la mesure où elle ne peut que se réunir autour d’une idée du bien commun vers lequel veut progresser. Mais toutes les sociétés ne sont pas pour autant modernes : le plus souvent elles ne rejettent pas leur passé pour un culte de la nouveauté en tant que telle.
D’ailleurs, dans le cadre même du Progrès qui domine aujourd’hui le monde, être moderne ne va pas toujours de soi. On sait que celui-ci a deux volets, un volet scientifique, et un volet technique, et que l’un et l’autre se nouent dans une nouvelle méthode de connaissance : la méthode expérimentale. L’anglais Francis Bacon a été le théoricien de cette nouvelle méthode dans son livre Novum organum (1620). Mais son principal inventeur est bien l’italien Galilée qui au tout début du XVIIe siècle multiplie les inventions techniques et les découvertes scientifiques par l’expérimentation et la formalisation mathématique des phénomènes observés.
La méthode expérimentale ne se contente pas d’observer les phénomènes naturels tels qu’ils se montrent spontanément. Elle met la nature dans des situations extraordinaires qui la contraignent à répondre à des questions précises qu’on lui pose. Par exemple faire tomber ensemble un caillou et une plume à l’intérieur d’un tube en lequel on a fait le vide pour savoir si la loi de la chute des corps dépend de leur masse. Mais avant de pouvoir faire le vide, il a fallu démontrer l’existence de la pression atmosphérique. Ainsi la nouvelle méthode scientifique présuppose donc des hypothèses théoriques comme préalables à la conception du montage expérimental. Si bien qu’elle établit un cercle logique d’auto-renforcement entre la science et la technique. Les nouvelles techniques (faire le vide) permettent de concevoir de nouvelles expérimentations, qui amènent à de nouvelles connaissances scientifiques (loi de la chute des corps), lesquelles permettent d’autres avancées techniques (le tir au canon), etc. On appelle cette conjugaison positive de la science et de la technique, la technoscience. Elle est caractéristique du Progrès de l’époque moderne.
Pourtant, il y a une importante limite au modernisme de la technoscience : en ce qui concerne la connaissance scientifique, il est tout-à-fait impropre déconsidérer le passé !
Le grec Aristarque de Samos, avait déjà, au IIIe av J-C, donné une juste théorie de l’héliocentrisme. L’outil mathématique qu’employait Galilée était repris presque tel quel du travail des mathématiciens de l’Antiquité. Et, si l’on prend de la hauteur, on se rend compte que le principal apport qui doit être reconnu aux Anciens, à travers la mise à disposition de l’outil mathématique, c’est le sens de l’usage rigoureux de la raison, ce dont se revendique la science expérimentale.
C’est pourquoi Pascal, qui lui-même a beaucoup œuvré pour l’avancement de cette technoscience (il a en particulier démontré l’existence du vide), pouvait écrire : « …toute la suite des hommes, pendant le cours de tous les siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. », Préface sur Le Traité du vide (1651)
Cette déclaration est parfaitement antimoderne. En effet, elle reconnaît que, du point de vue de la science, les découvertes qu’apporte le présent ne sont possibles qu’en s’appuyant sur tous les acquis du passé. Et pourtant elles concernent bien le Progrès promu par l’Occident.
Ce moment de l’histoire qu’on nomme la modernité n’est donc pas aussi moderne que cela. Il y a toute une ligne du progrès qu’elle porte qui se nourrit du passé et pour lequel le modernisme n’a pas de sens. Cette ligne est celle du progrès des sciences, non pas en tant qu’elles permettent d’inventer de nouvelles techniques, mais en tant qu’elles valent pour elles-mêmes, comme progrès de la raison dans l’humanité. À cette même ligne de progrès appartient aussi le mouvement culturel des Lumières au XVIIIe siècle, avec pour débouché politique, dans ses dernières décennies, le renversement des hiérarchies sociales séculaires et l’accès à l’égalité citoyenne dans plusieurs pays occidentaux. La « Déclaration des droits de l'homme et du citoyen » de 1789, en France, ne saurait être qualifiée de moderne tant est prégnante sa référence à l’héritage grec. L’expression théorique la plus significative de cette pleine adhésion au Progrès initié par l’Occident, et qui pourtant exclut tout modernisme, est l’« Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain » rédigée par Condorcet en 1793 (dans les semaines qui ont précédé sa mort). En ce manifeste, un des plus beaux qui ait été écrit sur la confiance en la valeur de l’humanité, il n’y a pas une occurrence du mot « moderne » ou de ses dérivés !
Ainsi ce qui aimante la revendication de modernité, ce sont les innovations techniques, ou plus précisément la dynamique technoscientifique de multiplication indéfinie des innovations techniques. Comment comprendre cette aimantation ? Que s’est-il produit dans l’histoire humaine qui puisse expliquer cette fièvre moderniste à l’endroit de nouvelles techniques ?
3- Genèse de la modernité
Le temps de la modernité commence au sortir de la Renaissance.
La Renaissance est ainsi nommée parce qu’elle est une période de révolution culturelle qui, entre le XVe et le XVIIe siècle en Occident, a fait comme renaître l’homme à lui-même.
On veut dire par là qu’à son issue l’homme ne se représente plus lui-même de la même manière. Il ne se pense plus comme la créature la plus proche de son Créateur, mais par là ayant le plus de devoirs envers Lui. Il se pense désormais comme autonome, c’est-à-dire ayant la capacité, par sa raison, de se façonner lui-même, par la manière même par laquelle il façonne le monde. C’est ainsi qu’on considère qu’en cette révolution culturelle, il renaît à lui-même !
C’est pourquoi l’acquis essentiel de la Renaissance est l’humanisme, c’est-à-dire l’idée que l’humain doit d’abord s’occuper de sa propre valeur : « Pour les autres, leur nature définie est régie par des lois que nous avons prescrites ; toi, tu n'es limité par aucune barrière, c'est de ta propre volonté, dans le pouvoir de laquelle je t'ai placé, que tu détermineras ta nature. » écrit Pic de la Mirandole, en 1486, sous la fiction d’une adresse divine aux humains.
On peut faire débuter la Renaissance avec l’invention de l’imprimerie en 1454, et la clore avec le livre-manifeste Novum organum de Bacon en 1620.
Bacon promeut une voie de l’humanisme qui n’est pas du tout celle que préconisent d’autres grands auteurs qui l’ont précédé, tels Bruno ou Montaigne. C’est la voie de l’affirmation de la valeur de l’humanité par le développement systématique de la technoscience. Ainsi, il écrit : « Le but (…) est l'expansion de l'Empire humain jusqu'à ce que nous réalisions tout ce qui est possible. Nous volerons comme les oiseaux et nous aurons des bateaux pour aller sous l'eau. » La nouvelle Atlantide (1627).
Il est patent que nous sommes, aujourd’hui encore, sur cette voie. Mais nous en voyons le bout, et ce bout est une impasse lourde de menaces.
Pourquoi est-ce cette forme d’humanisme qui s’est historiquement imposée, et non pas une autre ?
Certes, il y a eu l’action vigoureuse de Descartes dont on peut dire qu’il a fondé métaphysiquement – la première pierre en est le fameux cogito (« Je pense, donc je suis ») – l’ambition technoscientifique des Occidentaux. Mais il faut chercher une raison plus profonde qui rende compte de l’adhésion générale à cette nouvelle perspective des milieux intellectuels européens au XVIIe siècle.
Hannah Arendt, dans Le concept d’histoire (in Crise de la culture,1989, p75), apporte à cette question une réponse précise qui mérite notre intérêt :
« L'époque moderne a commencé quand l'homme, avec l'aide du télescope, tourna ses yeux corporels vers l'univers, sur lequel il avait spéculé pendant longtemps - voyant avec les yeux de l'esprit, écoutant avec les oreilles du cœur, et guidé par la lumière intérieure de la raison - et apprit que ses sens n'étaient pas ajustés à l'univers, que son expérience quotidienne, loin de pouvoir constituer le modèle de la réception de la vérité et de l'acquisition du savoir, était une source constante d'erreur et d'illusion. Après cette désillusion - dont l'énormité est pour nous difficile à saisir parce qu'il a fallu des siècles avant que son plein choc fût ressenti partout et non seulement dans le milieu plutôt restreint des savants et des philosophes - le soupçon commença à hanter de tous côtés l'homme moderne. Mais sa conséquence la plus immédiate fut l'essor spectaculaire de la science de la nature, qui pendant longtemps sembla être libérée par la découverte que nos sens ne disent pas la vérité. Désormais convaincue de l'incertitude de la sensation et par conséquent de l'insuffisance de la simple observation, les sciences de la nature se tournèrent vers l'expérience qui, en intervenant directement sur la nature, assura ce développement dont la progression a depuis lors semblé sans limites. »
Ce que pointe Arendt est une situation de grand désarroi créée en Occident suite à l’effondrement de sa vision du monde vieille de près de deux millénaires – un Cosmos parfaitement structuré avec Dieu (ou les dieux) tout en haut et la terre qui se nourrit d’excréments et de pourritures tout en bas, avec, sur cette Terre au centre du Cosmos, les humains qui, par leur privilège de verticalité, sont les seules créatures à pouvoir communiquer avec la divinité.
En 1530 Copernic publie la démonstration ôtant à la Terre le privilège d’être au centre du Cosmos. Vers la fin du siècle, Bruno, par raisonnement, Galilée en s’appuyant sur les observations inédites apportées par son télescope, montrent que la Terre n’est qu’un astre mouvant parmi une infinité d’autres et qu’il y a toute vraisemblance que le Cosmos ne soit pas limité à la « sphère des fixes » (on appelait ainsi le ciel étoilé qui paraît être la limite du Cosmos faisant le tour de la Terre annuellement en restant inchangé), mais infini.
Il faut ajouter à ce dynamitage du Cosmos :
les grandes découvertes des navigateurs qui reconfigurent complètement la carte de la Terre, en mettant à jour des continents inconnus (Christophe Colomb débarque en Amérique en 1492) ;
la Réforme protestante qui remet en cause l’autorité de la chrétienté romaine sur la vision du monde commune (la dissidence de Luther a lieu au début du XVIe).
L’homme cultivé occidental abordant le XVIIe siècle se trouve rejeté en un Univers en lequel il a perdu ses repères, puisque le témoignage de ses sens est disqualifié : il n’y a plus ce haut et ce bas absolus, cet emboîtement défini de sphères, en fonction de quoi il pouvait hiérarchiser les êtres. Ce qui conduira Pascal à écrire : « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ! » (Pensées, 1656).
Pendant plusieurs décennies la cléricature catholique fera barrage pour que les nouvelles connaissances cosmologiques n’atteignent pas la conscience populaire – Bruno est brûlé vif en 1600, et avec lui tous ses livres ; Galilée ne reste en vie, suite à son procès en 1633, qu’en abjurant les connaissances qu’il avait publiées. Mais, avec la diffusion de l’imprimé, le monopole de la maîtrise de l’écrit par une élite ne tient plus, et le nouveau savoir sur l’Univers infusera progressivement dans les populations.
Arendt nous fait comprendre que le modernisme issu de la Renaissance est une réaction à ces nouvelles connaissances apportées par le XVIe siècle occidental, qui bouleversent non seulement la vision du monde et la place qu’il réserve à l’humain, mais aussi l’approche que celui-ci doit avoir de ce monde pour le mieux connaître. Et la réaction consiste à se raccrocher à tout prix à ce qui est indiscutablement positif dans cette nouvelle connaissance – les innovations techniques qui augmentent son pouvoir sur l’environnement naturel – et à rejeter ce monde ancien par lequel on a été mis en défaut.
La Nature, entendue comme cette « déesse » (le mot est de Descartes) garante de l’ordre des choses, nous a trompé sur la fiabilité de nos sens ? Hé bien nous allons lui montrer comment nous pouvons soumettre à nos intérêts ses processus ! Il s’agit de se rassurer, par la fascination de nouveaux pouvoirs techniques, de cette perte affective que signifie pour les humains leur déclassement du statut de favoris de la création. C’est cette réaction d’orgueil – qui se révèle aujourd’hui présomption – qu’exprimait Bacon en écrivant : « « La science et la puissance humaine se correspondent dans tous les points et vont au même but » (Novum organum)
Dire que, dans le contexte historique post-Renaissance, se vouloir moderne est un comportement réactif, c’est admettre qu’il vise essentiellement à une rectification du présent qui doit ainsi passer d’un état émotionnellement négatif à un état émotionnellement positif. Car c’est le propre de tout comportement réactif de ne pas voir plus loin que « le bout de son nez », c’est-à-dire, en l’occurrence, au-delà de son état affectif présent.
Il s’ensuit que le temps de la modernité est un temps où les comportements tendent à l’escamotage de la perspective d’avenir dans leur propension à se vouloir modernes. C’est pourquoi la dynamique de la technoscience semble se développer hors de contrôle. Prise dans le vécu moderniste, elle est nécessairement aveugle.
Cet aveuglement avait été fortement souligné par Michel Henry : « A supposer que, au sein de ce développement monstrueux de la technique moderne, l'apparition d'un procédé nouveau — la fission de l'atome, une manipulation génétique, etc. — pose une question à la conscience d'un savant, cette question sera balayée comme anachronique, parce que dans la seule réalité qui existe pour la science, il n'y a ni question ni conscience. Et si d'aventure un savant se laissait arrêter par ses scrupules — ce qui d'ailleurs n'arrive jamais parce qu'un savant est au service de la science — , cent autres se lèveraient, se sont déjà levés pour prendre le relais. Car tout ce qui peut être fait par la science doit être fait par elle et pour elle… » La Barbarie (I987).
Et nous savons aujourd’hui que la technoscience a pris la direction d’une impasse dont le coût est exorbitant pour la biosphère, et qui pourrait être fatale à l’humanité.
Au-delà de la modernité, l’avenir…
Nous pouvons dire que nous sommes au jourd’hui, selon l’expression d’Hartmut Rosa, dans une « modernité tardive » (voir son livre Aliénation et accélération – vers une théorie critique de la modernité tardive – 2010). Cela signifie que cette société, désormais mondialisée, promeut toujours le modernisme. Or, depuis le tournant du XXIe siècle, est avéré son incapacité à maîtriser les effets écocidaires de sa dynamique technoscientifique – il faut pointer en particulier l’échec de l’application de l’accord mondial de Kyoto de 1997 pour réglementer les rejets carbonés suite à une campagne de désinformation financée par des majors du secteur énergétique. L’humanité a dès lors perdu la possibilité de se projeter dans un avenir de progrès.
Notre moment historique actuel est donc inédit : c’est celui d’un modernisme sans le progrès.
Rappelons qu’il y a eu pendant longtemps un progrès avec un accompagnement moderniste limité, en particulier dans la période des Lumières. C’est seulement dans la première moitié du XIXe siècle, à partir du moment où les grands bourgeois affairistes ont accaparé le pouvoir pour favoriser les affaires en développant les marchés, et donc en industrialisant massivement, que le modernisme a pris toute son ampleur. La mercatocratie – nous appelons ainsi ce pouvoir, qui sous le paravent de la démocratie, organise la société en faveur du marché – la mercatocratie donc, favorise délibérément le modernisme parce qu’il signifie une adhésion apriori à tout nouveau produit mis sur le marché sous l’annonce d’un mieux disant technique.
La grande époque de la modernité a donc été les XIXe et XXe siècles. Pourtant ce modernisme restait tempéré par les aspirations populaires à un progressisme humaniste qui, particulièrement en prenant la forme de doctrines socialistes ou anarchistes, a alimenté des mesures de progrès social.
Depuis le tournant de ce siècle, il y a eu l’apparition d’internet, soit la communication instantanée mondialisée, suivie par sa prise de contrôle par le marché, à laquelle s’est ajoutée la popularisation des terminaux individuels pour s’y connecter, constamment présents à chacun dans sa vie de veille. Si bien que disparaît progressivement cette respiration par la vie privée qui relâche la pression mercatocratique pour le modernisme qui enjoint d’investir les dernières nouveautés en biens marchands.
Sans doute, n’a-t-on jamais été aussi moderne, mondialement parlant, qu’aujourd’hui !
Alors que – ce qui rend notre modernité tardive si ébahissante – le modernisme ne s’est jamais montré aussi irrationnel !
Il est certain qu’une telle situation historique ne peut être que très instable…
L’issue positive existe. Elle a des principes très simples à appliquer :
s’écarter des flux de communications frénétiques avec toujours, sinon des offres explicites, au moins des arrière-pensées de nourrir le développement du marché,
se rencontrer pour échanger sur les possibles voies de progression vers un avenir plus humain.
Pierre-Jean Dessertine