Vivons-nous vraiment en démocratie?
Ne peut-on pas dire que nous – l’espèce humaine – n’avons jamais été aussi puissants ?
Par exemple, prenez le smartphone, maintenant utilisé partout sur la planète. Le smartphone possède des capacités qui auraient rendu médusé d’admiration notre ancêtre d’il y a seulement un siècle ! Pensez donc ! Avec ce minuscule objet il eut pu communiquer instantanément avec la terre entière, accéder sans délai à toute information dont il aurait besoin, prendre des photos d’un confondant réalisme, et les partager immédiatement avec qui il veut où qu’il soit, etc.
Cela rappelle le chœur, dans la tragédie antique Antigone, qui clame :
« Il est bien des choses prodigieuses en ce monde, il n'en est pas de plus prodigieuse que l’homme. Il est l’Être qui sait traverser les flots, gris, à l’heure ou soufflent les vents du Sud et ses orages, et qui va son chemin au creux des hautes vagues qui lui ouvrent l'abîme. Il est l'être qui tourmente la déesse auguste entre toutes, la Terre, la Terre éternelle et infatigable, avec ses Charrues qui vont sans répit la sillonnant chaque année, celui qui la fait labourer par les produits de ses cavales. »
Ceci a été écrit par le grec Sophocle il y a 26 siècles. Que n’écrirait-il aujourd’hui à la vue des extraordinaires inventions techniques dont l’humain s’est entouré ! Le smartphone, mais aussi l’autre côté de l’océan à quelques heures d’avion (on y fait maintenant des sorties scolaires !) L’énergie artificielle, sans sueur, sans fumée, continuellement disponible (l’électricité), etc. !
Mais pourquoi n’avons-nous donc aucun aède contemporain pour chanter les louanges d’une humanité devenue si merveilleusement puissante ?
C’est bizarre cela ! Ce blocage de nos capacités admiratives alors qu’il y tant à admirer ! Pourquoi l’homme du XXIe siècle ne se glorifie-t-il pas de sa toute-puissance ?
On ne connaît que trop la réponse : Parce que l’humain ne s’est jamais senti aussi impuissant !
Mais comment cela ? On vient d’affirmer qu’il n’a jamais été aussi puissant !
Et pourtant…
Quels projets d’avenir l’homme contemporain peut-il faire pour sa descendance ?
Planter un arbre ? Comme l’on fait nos ancêtres pour ces arbres multi centenaires qui ombragent généreusement les places de nos villages. Mais aujourd’hui, planter quelle essence pour quel climat dans un siècle ?
Quelle vision d’avenir désirable peut-on proposer à nos enfants ? Ne sera-ce pas à eux, et à leurs descendants, de gérer les milliers de tonnes de déchets radioactifs HAVL (Haute Activité à Vie Longue) ?
On commence à mieux percevoir le paradoxe de la situation actuelle de l’humanité : elle se voit toute puissante pour s’imposer au présent, mais elle est totalement impuissante à maîtriser son avenir.
Et on connaît bien le mécanisme qui convertit sa toute-puissance présente en une totale impuissance quant à son avenir.
L’humanité est dans l’incapacité de maîtriser les effets globaux non désirés de sa toute-puissance :
réchauffement climatique et son chapelet de catastrophes météorologiques,
effondrement de la biodiversité sur des aires de plus en plus étendues de la planète,
accumulation de déchets durables (plastiques, nucléaires, etc.) qui ne semblent plus pouvoir être résorbés.
puits terrifiants de violences possibles en cas de conflits majeurs du fait des capacités destructrices des armements.
Les impacts humains de ces phénomènes réduisent drastiquement les possibilités d’avenir de l’humanité. C’est pourquoi désormais nous avons la plus grande difficulté à nous projeter dans l’avenir. Ce que signale le symptôme de la forte baisse de la natalité.
Cette impuissance est-elle irrémédiable ? Ne pouvons-nous pas la surmonter ?
Mais bien sûr, nous le pouvons ! Il suffit de documenter les relations de causalité entre l’usage de nos techniques et les nuisances qu’elles occasionnent, afin de mesurer cet usage pour la sauvegarde d’un avenir désirable. On peut très bien faire moins et différemment pour ménager l’avenir ! Il suffit de savoir ce qu’on veut. Or, ménager l’avenir pour sa descendance n’a-t-il pas toujours été un devoir prioritaire des humains ?
Car la science a très bien établi les connaissances sur les effets néfastes des techniques de puissance utilisées actuellement par l’humanité, et depuis longtemps. Par exemple, dès la fin du XIXe siècle le phénomène de réchauffement climatique par l’usage des énergies fossiles était scientifiquement identifié. Et il y a un demi-siècle le rapport du Club de Rome avertissait de manière précise sur les échéances prévisibles et sur la nécessité de réformer sans délai notre rapport à l’énergie artificielle.
Et ce savoir est aisément accessible à tous, par exemple sur Wikipedia !
Alors pourquoi nous sentons-nous impuissants collectivement à maîtriser notre avenir ?
N’est-ce pas parce qu’il ne s’agit pas d’un problème de connaissance, mais d’un problème de relation sociales, plus précisément d’un problème de relations de pouvoir ?
Ce qui revient à dire que le problème de notre impuissance commune est un problème politique !
Comment poser ce problème politique ?
Une longue tradition politique, celle dite « de gauche » nous a appris à le poser : Il faut contrer le pouvoir d’affairistes qui poussent à un usage démesuré de la puissance technique pour leur intérêt particulier, au mépris du bien commun.
Or nous posons ce problème politique dans le cadre d’un régime démocratique, c’est-à-dire en lequel nous pouvons au moins discuter du bien commun – c’est ce que nous faisons en nos cafés-philo – et choisir, par le vote, nos représentants pour faire les lois et nos gouvernants pour les appliquer.
Donc, la solution à notre impuissance est à notre portée. Nous sommes une immense majorité de citoyens à constater que les pratiques actuelles d’usage frénétique de notre puissance technique compromettent notre avenir ; il nous suffit de voter pour des personnes qui s’engagent à règlementer ces pratiques de façon à les rendre compatibles avec un avenir commun désirable, tout en privant les affairistes et leurs affidés du pouvoir politique.
Est-ce ce qui se passe ? Non !
Et pourtant, à la fin du siècle dernier, l’humanité s’est vraiment crue capable de s’engager vers un nouveau cap. Il y eut d’abord la chute du bloc soviétique fin 1989 : la démocratie est apparue alors comme devant être la norme du bon gouvernement sur toute la planète. Ensuite, l’immense majorité des Etats se sont mobilisés pour prendre en main la menace du réchauffement climatique en s’engageant à réduire de 5% leurs émissions de gaz à effet de serre, par rapport à 1990, d’ici 2010 (accord de Kyoto, 1997).
Cela ne s’est pas du tout passé comme attendu. Fin 2000, les milieux conservateurs américains ont réussi à imposer Bush junior, soutenu par les pétroliers, à la présidence des Etats-Unis, contre Al Gore et son programme de maîtrise écologique, qui avait pourtant la majorité des suffrages populaires. Avec le 11 septembre 2001, beaucoup d’Etats occidentaux se sont tournés vers la guerre, activité particulièrement incontinente en émissions carbonées. D’autre part une campagne de désinformation sur le réchauffement climatique s’est développée à l’instigation de majors de l’industrie énergétique. Si bien qu’avant la fin de la décennie les deux nations les plus impliquées alors dans le réchauffement, les Etats-Unis et le Canada, s’étaient retirées de l’accord de Kyoto.
Tous ces choix, venant d’individus de pouvoir, ont signifié une perte par l’humanité, au tournant du millénaire, de la maîtrise de son avenir. D’ailleurs, depuis, l’idée de Progrès comme valeur partagée pour investir l’avenir, a disparu de l’espace public !
Y a-t-il eu une riposte démocratique ? Non ! Si ce n’est, indirectement, le référendum en France sur la Constitution européenne, en 2005, qui a décidé clairement son rejet (à 55%). Mais deux années plus tard ce rejet était annulé par un tour de passe-passe juridique qui bafouait la volonté populaire. Le peuple est-il alors descendu dans la rue pour que soit respectée sa souveraineté ? Pas du tout.
Tant il est vrai que le peuple avait déjà intégré que le véritable pouvoir lui avait échappé, qu’il était ailleurs, du côté des acteurs dominants du marché.
D’ailleurs, s’agissait-il encore d’un peuple ? Car un peuple ne se définit qu’autant que les citoyens se retrouvent dans l’affirmation d’une volonté commune pour un bien commun à venir.
Dès lors que, dans une population, ne prévalent que les opinions particulières, versatiles et manipulables au gré des unes de médias dominants, on est dans l’« opinion publique », celle qui est compilée à partir des questionnaires de sondeurs, et toujours apprêtée pour justifier une décision du pouvoir. Pas besoin de faire un référendum sur la relance de l’industrie de l’énergie nucléaire, n’est-ce pas, l’opinion publique est évidemment pour ! C’est pourtant le choix technique qui impacte l’avenir de l’humanité de la manière la plus implacable !
On remarque cependant que la volonté commune qui fait devenir peuple reste une potentialité – les gens ont de la mémoire ! – qui affleure en certaines circonstances, comme lors de la séquence des « Gilets jaunes » (2018-2020), tout particulièrement avec cette résilience qu’a manifesté la conclusion de la « Convention citoyenne pour le climat » (2020), laquelle rétablissait véritablement une perspective d’avenir.
Mais là encore, le pouvoir du marché a rejeté progressivement et à bas bruit cette réhabilitation de l’avenir, et il n’y avait alors plus de peuple pour descendre dans la rue pour l’imposer.
C’est pourquoi dans notre livre Démocratie… ou mercatocratie ?, nous développons la thèse que le pouvoir souverain – celui qui a le dernier mot – dans notre société mondialisée est le marché, au sens donné à ce terme par l’économie politique. Il s’ensuit que nous ne pouvons comprendre notre situation actuelle d’impuissance qu’à la condition de bien nommer le pouvoir qui nous ligote : c’est une mercatocratie – étymologiquement : le pouvoir du marché.
La mercatocratie est une forme inédite de pouvoir politique, apparue en Occident au début du XIXe, et déjà bien repérée par Tocqueville dans son étude De la démocratie en Amérique (1840) : « Je pense donc que l'espèce d'oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l'a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l'image dans leurs souvenirs. (…) J'ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, (…) pourrait se combiner mieux qu'on ne l'imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu'il ne lui serait pas impossible de s'établir à l'ombre même de la souveraineté du peuple. » (Gallimard, 1968, pp. 347-348)
Nous proposons ci-dessous, comme premier aperçu, quelques caractères très significatifs de la mercatocratie qui permettent d’éclairer l’impuissance commune présente :
La mercatocratie, est un pouvoir asservissant. Cela veut tout simplement dire qu’elle traite les individus comme de simples instruments au service de l’intérêt particulier de ceux qui sont les mieux placés dans ce pouvoir, et qu’on peut commodément appeler affairistes.
Pourtant la mercatocratie est un pouvoir abusif qui a le caractère très étonnant de ne pas être incompatible avec les libertés démocratiques. Cela signifie qu’elle est capable de gagner le libre consentement des individus à leurs comportements serviles.
Comment comprendre cette conjugaison de l’asservissement avec la liberté ? Comment peut-on librement choisir d’être asservi ?
Cela ne peut être compris qu’au moyen d’un approfondissement de la notion de liberté.Un autre caractère singulier de la mercatocratie est d’être essentiellement dynamique. C’est une logique de pouvoir qui ne subsiste que dans son accroissement sans relâche. Cela vient du fait qu’elle fonde entièrement les relations sociales sur la compétition. D’où ce culte de la croissance – comprendre la croissance pécuniaire liée à l’amplification des flux marchands – qui la caractérise. C’est ainsi que la mercatocratie depuis l’Europe occidentale où elle est apparue il y a deux siècles, s’est mondialisée – c’est son expansion spatiale – comme elle s’est immiscée toujours plus intimement dans la vie des individus – c’est son intensification sociale.
La mercatocratie est un pouvoir social inédit aussi en ce qu’il ne s’appuie pas essentiellement sur la force (quoiqu’il s’en serve accessoirement), mais sur une communication manipulatrice envahissante. Il reste que c’est un pouvoir qui se nourrit, comme tout autre pouvoir abusif, de violence – sauf que cette violence pèse essentiellement sur l’environnement naturel.
La mercatocratie est un pouvoir indéfiniment disséminé. Chacun y est maître à la mesure de sa richesse pécuniaire. Mais c’est aussi un pouvoir qui secrète nécessairement un prolétariat, lequel n’est qu’un esclavage sans les chaînes et les fouets. Le prolétariat est une catégorie d’humains qui sont mis en situation de ne pouvoir survivre qu’en vendant leur énergie vitale au service de la valeur marchande. La biosphère est toujours la victime finale de la mercatocratie.
Il est remarquable que la mercatocratie génère une hiérarchie stable. Tout en haut, il y a les grands affairistes – les plus grands responsables donc de l’impuissance commune devant les catastrophes annoncées. Ils sont entourés d’une cour d’affidés essentiellement voués à la communication (en laquelle on peut inclure la plupart des hommes politiques en vue). Ensuite, il y a la masse des travailleurs-consommateurs, chargée d’activer la circulation des marchandises aux deux bouts, de la production à la déjection. Ensuite, il y a donc le prolétariat, là où il est nécessaire ou plus rentable d’utiliser les corps humains et leurs habiletés pour produire de la valeur marchande (les usines-ateliers de façonnage des vêtements, de composants électroniques, les mines de métaux et autres matériaux rares, etc.). Enfin, tout en bas de la hiérarchie, il y a toujours les autres espèces animales et leurs supports atmosphérique, aqueux et rocheux, soit la biosphère, laquelle est exploitée à mort !La mercatocratie est sans fin. Elle est sans fin au sens où elle n’a pas de but à proposer à l’aventure humaine. On sait, depuis la fin du XXe siècle, qu’elle n’est même plus capable d’invoquer un progrès de l’humanité qui justifierait l’afflux toujours plus grand de marchandises, comme leur incessant renouvellement.
Elle instille un rapport pathologique au temps vécu au moyen d’une organisation sociale et une communication envahissante qui concourent à l’escamotage systématique de la pensée de l’avenir. Pour cela elle rabat les désirs humains sur la quête de sensations bonnes née des frustrations du présent. Ce qui est nier la dimension d’avenir de l’existence humaine pour la cantonner à la rectification du présent. C’est en ce sens qu’elle peut être dite coutermiste. Cela a deux conséquences :
Elle crée un mal-être existentiel, car une vie humaine ne peut vivre de manière harmonieuse dans le temps qu’en pensant son présent en fonction de son expérience passée pour se projeter dans l’avenir. Ce mal-être alimente la consommation comme succédanée éphémère à une existence inconsciemment frustrée de sa plénitude temporelle.
Elle est aveugle aux catastrophes qu’elle apprête pour la société. C’est ainsi qu’aujourd’hui, on parle de relancer l’industrie de l’énergie nucléaire pour continuer la croissance du marché sans ne serait-ce qu’évoquer la charge surhumaine de gestion des sous-produits extrêmement dangereux de cette industrie sur de milliers d’années.
L’analyse de cette forme singulière de pouvoir qu’est la mercatocratie nous permet de comprendre pourquoi, quoique jouissant des libertés démocratiques, nous soyons collectivement impuissants à reprendre la main sur notre avenir. Il faut alors rappeler Spinoza qui enseignait que comprendre la cause adéquate d’un phénomène, c’est retrouver notre puissance d’agir sur ce phénomène.
Pierre-Jean Dessertine
Référence : P-J Dessertine : Démocratie... ou mercatocratie ?, Édition Yves Michel, 2023