Cette question nous met d’emblée face à un paradoxe considérable :
- D’une part, il est indéniable que le rêve (au sens de désir d’immortalité) traverse l’histoire des civilisations, et semble étonnamment présent dans l’histoire de l’humanité : ce n’est peut-être pas un hasard si le premier texte connu, l’épopée de Gilgamesh, nous décrit la peine de ce héros devant la perte de son ami Enkidu, pour lequel il va essayer de vaincre la mort, et cette quête se poursuivra à travers la plupart des religions et des philosophies, jusqu’aux rêves actuels d’immortalité, chez Ray Kurzweil et les transhumanistes.
- D’autre part, comme le dit Jankélévitch, « la mort est un scandale, et elle est pourtant un phénomène normal », il n’y a en un sens rien de plus certain, sur le plan de notre vie quotidienne, que le fait que nous devions mourir, il nous faut l’admettre (même si nous pouvons imaginer ou croire en - une vie après la mort, la fin de notre vie d’homme n’en demeure pas moins une donnée inéluctable.
C’est ce paradoxe auquel je vous propose de réfléchir ensemble : pourquoi ce rêve d’immortalité est-il si tenace alors qu’il risque fort de n’être qu’une illusion ? Pouvons-nous nous débarrasser de ce « rêve » d’une pichenette de la raison ? Pourquoi résiste-t-il à tous les efforts de résignation prêchés par Bossuet à M. Du Périer? Que se cache-t-il derrière ce désir d’immortalité : un simple instinct de survie que je ne peux contrôler, une compassion pour le proche qui meurt, ou, d’une autre manière, un besoin intimement lié à ma raison humaine, laquelle est exigence d’ordre, mais aussi de sens ? Qu’en disent les philosophes pour nous aider à percer ce mystère ?
Il est à parier qu’en méditant sur l’immortalité et la mort, nous en apprendrons moins sur cette dernière, qui est inconnaissable en tant que telle, comme le pensait Epicure (parce qu’au sens strict, elle n’est pas), que sur nous, en tant qu’humanité, mais aussi en temps qu’ipséités[1], êtres uniques, irremplaçables, que chacun nous sommes à notre « place », que personne ne peut nous prendre.
La formule de Montaigne : « philosopher c’est apprendre à mourir », n’a rien de sinistre ni de morbide, parce que c’est apprendre à faire face à l’échéance que nous aimerions ajourner aux calendes, autrement dit penser l’oxymore d’une vie mortelle, et donc apprendre à vivre.
Pierre
Kœst
[1] Du latin « ipse » soi-même.
L’ « ipséité » signifie le fait que chacun de nous est lui-même, d’une manière absolument
unique, quand bien même il ressemblerait à autrui comme un frère jumeau.