1 Lien vers l'intevention complète de JM. Videcoq lors du café philo du 12/09/2017 :
https://drive.google.com/file/d/0B7G7GnSPn3J4LVY3Yms5RkRVZ0E/view?usp=sharing
2. «Avoir une maladie» ou «être malade» ?
La maladie peut être considérée comme une des formes du mal. Elle apparaît comme un accident majeur de notre vie, l’Evènement par excellence. Rien d’étonnant si, mortelle ou non, elle envahit la littérature et en particulier le roman. Si nous tentons une définition de la maladie, il conviendrait de distinguer entre «être malade» et «avoir une maladie».
«Avoir une maladie»: cette première définition nous renvoie au discours médical. Pour le médecin, la maladie renvoie à un ensemble de symptômes à déchiffrer.
Il s’agit d’une entité définissable, qui est toujours envisagée comme une altération, un dérangement, une perturbation de cet état qu’est la santé.
La maladie apparaît alors comme un écart par rapport à une norme statistique et moyenne. Ajoutons que la médecine se propose une approche quantitative de la maladie, qui est considérée comme un objet mesurable et observable. Mais si l’attention au discours médical est nécessaire pour répondre à la question de la définition de l’état de maladie, il faut insister sur l’insuffisance de cette réponse qui ne constitue que la maladie et non pas le malade.
Nous sommes renvoyés à la formule «être malade».
La maladie, pour le malade, se vit dans le rapport qu’il entretient avec le monde et avec son corps souffrant une relation qualitative du malade à son milieu. C’est au niveau de l’individu tout entier, non d’un organe, que la maladie est vécue comme un mal.
La maladie, pour le malade, ne se réduit pas à une simple anomalie fonctionnelle, elle s’inscrit dans la totalité indivisible d’un comportement individuel. Et ce qu’elle exprime d’abord, c’est un sentiment direct et concret d’impuissance et de détresse, «sentiment de vie contrariée». Le malade est quelqu’un qui voit ses possibilités réduites, qui doit apprendre à vivre dans des conditions précaires, dans un champ rétréci. Le statut de malade, c’est d’abord l’expérience de la faiblesse, c’est pourquoi la loi prévoit des protections particulières pour le malade. Il faut qu’un statut juridique protège le malade, défende sa dignité. Ce que vit le malade, c’est d’abord un bouleversement de son rapport à son corps. Ce corps lui apparaît souvent comme étranger. Il vit sa maladie comme l’intrusion d’une altérité, comme une sorte d’hôte indésirable qui le possède.
Son propre corps devient mystère, son intimité étrangeté. La maladie renvoie toujours à ce que notre vie peut avoir d’irrémédiable, au fait qu’elle peut porter en elle sa propre mort.
Toute annonce d’une maladie grave est un coup de poing. Elle brutalise, révulse et sidère. Rien n’y prépare, rien n’en protège. Installés dans le confort de leur existence à durée indéterminée, les malades et leurs proches se voient soudain confrontés à l’impensé : la précarité de la vie. De ce point de vue, la maladie mortelle ou chronique apparaît comme une épreuve singulière, radicale et solitaire. Elle n’est pas seulement souffrance physique, fatigue, diminution, mutilation. Elle transforme les rythmes du quotidien, déclenche l’engrenage des protocoles médicaux, oblige à changer ses habitudes, diminue l’activité sociale.
Tout adulte qui a été confronté à une maladie grave se souvient d’abord avec précision du contexte dans lequel il a reçu l’annonce du diagnostic. Pour beaucoup, cette annonce résonne comme une catastrophe. Étymologiquement, la catastrophe désigne « ce qui tourne sens dessus dessous ». C’est littéralement le cas. En un instant, l’illusion d’immortalité, sur laquelle tout bien-portant construit sa vie, s’évapore. Le psychologue Gustave-Nicolas Fisher note qu’il existe plusieurs façons d’y réagir : désarroi, colère ou dénégation.
Passé le choc de l’annonce, toute personne atteinte d’une maladie grave se trouve confronté à une nécessité vitale : il faut « se battre ». Le corps médical emploie très régulièrement un lexique guerrier, que le malade ne comprend pas toujours. Comment lutter quand on est épuisé par la maladie, assommé par les traitements, voire mutilé par la chirurgie ? Et contre quoi, contre qui, quand le mal est en soi. À ce stade, il est courant qu’un malade tente de devenir expert de sa propre maladie. Il apprend le jargon médical, étudie les statistiques, recueille toutes les informations médicales possibles. Il reprend ainsi le contrôle, passant du statut de « patient » passif à celui de sujet actif. La reconquête de soi doit donc passer par autre chose que la stricte anticipation médicale de l’évolution de la pathologie. Elle suppose de consentir à abandonner son corps aux équipes soignantes, le temps du soin. Les philosophes Claire Marin et Jean-Luc Nancy évoquent tous deux une expérience de « dépossession ». Tout se passe comme s’ils s’étaient trouvés expropriés d’eux-mêmes à mesure que leur corps devenait objet d’analyse, d’auscultation, de palpation, d’expérimentation, de normalisation.
Que reste-t-il de cette expérience quand la menace vitale s’éloigne et quand se profile l’horizon d’un « retour à la vie normale » ? La philosophie, depuis Sénèque, insiste sur ce paradoxe : la maladie a pour vertu de réveiller l’existence. Souffrir, c’est ressentir. La vie, qui se déroule comme une évidence quand tout va bien, fait l’objet de questionnements intenses quand le corps se dérobe. La sensibilité explose. Des disputes violentes et des rencontres magnifiques aboutissent à une recomposition du cercle amical. L’état d’esprit à l’égard de l’avenir n’est plus le même : beaucoup d’anciens malades, une fois rétablis, disent vouloir « privilégier l’essentiel », parfois se réaliser dans un tout autre métier, ou vivre dans un tout autre environnement, que ceux d’avant la maladie. Le corps, lui aussi, a changé : les muscles ont fondu ou le corps a gonflé, le visage s’est transformé, un sein ou une prostate ont été sacrifiés sur l’autel de la guérison. L’image de soi s’est brouillée. Pour toutes ces raisons, la guérison biologique ne se résume jamais à un simple retour à la « vie d’avant ». « Guérir n’est pas revenir… », note Georges Canguilhem (9).
L’une des attitudes les plus communes consiste en une « spiritualisation de la maladie »(Friedrich Nietzsche). Beaucoup d’anciens malades cherchent ainsi à tirer de la maladie une leçon de vie. Forts de leur expérience de la faiblesse, ils déclarent avoir accès à une connaissance plus approfondie de soi, des autres et du monde.
https://drive.google.com/file/d/0B7G7GnSPn3J4LVY3Yms5RkRVZ0E/view?usp=sharing
2. «Avoir une maladie» ou «être malade» ?
La maladie peut être considérée comme une des formes du mal. Elle apparaît comme un accident majeur de notre vie, l’Evènement par excellence. Rien d’étonnant si, mortelle ou non, elle envahit la littérature et en particulier le roman. Si nous tentons une définition de la maladie, il conviendrait de distinguer entre «être malade» et «avoir une maladie».
«Avoir une maladie»: cette première définition nous renvoie au discours médical. Pour le médecin, la maladie renvoie à un ensemble de symptômes à déchiffrer.
Il s’agit d’une entité définissable, qui est toujours envisagée comme une altération, un dérangement, une perturbation de cet état qu’est la santé.
La maladie apparaît alors comme un écart par rapport à une norme statistique et moyenne. Ajoutons que la médecine se propose une approche quantitative de la maladie, qui est considérée comme un objet mesurable et observable. Mais si l’attention au discours médical est nécessaire pour répondre à la question de la définition de l’état de maladie, il faut insister sur l’insuffisance de cette réponse qui ne constitue que la maladie et non pas le malade.
Nous sommes renvoyés à la formule «être malade».
La maladie, pour le malade, se vit dans le rapport qu’il entretient avec le monde et avec son corps souffrant une relation qualitative du malade à son milieu. C’est au niveau de l’individu tout entier, non d’un organe, que la maladie est vécue comme un mal.
La maladie, pour le malade, ne se réduit pas à une simple anomalie fonctionnelle, elle s’inscrit dans la totalité indivisible d’un comportement individuel. Et ce qu’elle exprime d’abord, c’est un sentiment direct et concret d’impuissance et de détresse, «sentiment de vie contrariée». Le malade est quelqu’un qui voit ses possibilités réduites, qui doit apprendre à vivre dans des conditions précaires, dans un champ rétréci. Le statut de malade, c’est d’abord l’expérience de la faiblesse, c’est pourquoi la loi prévoit des protections particulières pour le malade. Il faut qu’un statut juridique protège le malade, défende sa dignité. Ce que vit le malade, c’est d’abord un bouleversement de son rapport à son corps. Ce corps lui apparaît souvent comme étranger. Il vit sa maladie comme l’intrusion d’une altérité, comme une sorte d’hôte indésirable qui le possède.
Son propre corps devient mystère, son intimité étrangeté. La maladie renvoie toujours à ce que notre vie peut avoir d’irrémédiable, au fait qu’elle peut porter en elle sa propre mort.
Toute annonce d’une maladie grave est un coup de poing. Elle brutalise, révulse et sidère. Rien n’y prépare, rien n’en protège. Installés dans le confort de leur existence à durée indéterminée, les malades et leurs proches se voient soudain confrontés à l’impensé : la précarité de la vie. De ce point de vue, la maladie mortelle ou chronique apparaît comme une épreuve singulière, radicale et solitaire. Elle n’est pas seulement souffrance physique, fatigue, diminution, mutilation. Elle transforme les rythmes du quotidien, déclenche l’engrenage des protocoles médicaux, oblige à changer ses habitudes, diminue l’activité sociale.
Tout adulte qui a été confronté à une maladie grave se souvient d’abord avec précision du contexte dans lequel il a reçu l’annonce du diagnostic. Pour beaucoup, cette annonce résonne comme une catastrophe. Étymologiquement, la catastrophe désigne « ce qui tourne sens dessus dessous ». C’est littéralement le cas. En un instant, l’illusion d’immortalité, sur laquelle tout bien-portant construit sa vie, s’évapore. Le psychologue Gustave-Nicolas Fisher note qu’il existe plusieurs façons d’y réagir : désarroi, colère ou dénégation.
Passé le choc de l’annonce, toute personne atteinte d’une maladie grave se trouve confronté à une nécessité vitale : il faut « se battre ». Le corps médical emploie très régulièrement un lexique guerrier, que le malade ne comprend pas toujours. Comment lutter quand on est épuisé par la maladie, assommé par les traitements, voire mutilé par la chirurgie ? Et contre quoi, contre qui, quand le mal est en soi. À ce stade, il est courant qu’un malade tente de devenir expert de sa propre maladie. Il apprend le jargon médical, étudie les statistiques, recueille toutes les informations médicales possibles. Il reprend ainsi le contrôle, passant du statut de « patient » passif à celui de sujet actif. La reconquête de soi doit donc passer par autre chose que la stricte anticipation médicale de l’évolution de la pathologie. Elle suppose de consentir à abandonner son corps aux équipes soignantes, le temps du soin. Les philosophes Claire Marin et Jean-Luc Nancy évoquent tous deux une expérience de « dépossession ». Tout se passe comme s’ils s’étaient trouvés expropriés d’eux-mêmes à mesure que leur corps devenait objet d’analyse, d’auscultation, de palpation, d’expérimentation, de normalisation.
Que reste-t-il de cette expérience quand la menace vitale s’éloigne et quand se profile l’horizon d’un « retour à la vie normale » ? La philosophie, depuis Sénèque, insiste sur ce paradoxe : la maladie a pour vertu de réveiller l’existence. Souffrir, c’est ressentir. La vie, qui se déroule comme une évidence quand tout va bien, fait l’objet de questionnements intenses quand le corps se dérobe. La sensibilité explose. Des disputes violentes et des rencontres magnifiques aboutissent à une recomposition du cercle amical. L’état d’esprit à l’égard de l’avenir n’est plus le même : beaucoup d’anciens malades, une fois rétablis, disent vouloir « privilégier l’essentiel », parfois se réaliser dans un tout autre métier, ou vivre dans un tout autre environnement, que ceux d’avant la maladie. Le corps, lui aussi, a changé : les muscles ont fondu ou le corps a gonflé, le visage s’est transformé, un sein ou une prostate ont été sacrifiés sur l’autel de la guérison. L’image de soi s’est brouillée. Pour toutes ces raisons, la guérison biologique ne se résume jamais à un simple retour à la « vie d’avant ». « Guérir n’est pas revenir… », note Georges Canguilhem (9).
L’une des attitudes les plus communes consiste en une « spiritualisation de la maladie »(Friedrich Nietzsche). Beaucoup d’anciens malades cherchent ainsi à tirer de la maladie une leçon de vie. Forts de leur expérience de la faiblesse, ils déclarent avoir accès à une connaissance plus approfondie de soi, des autres et du monde.