Deviens ce que tu es - Pierre Koest


« DEVIENS CE QUE TU ES »

            La formule semble banale, déclinée et commercialisée qu’elle est en de multiples versions, comme par exemple dans cette citation d’ Oscar Wilde, devenue slogan pour T-shirts : « Soyez vous mêmes, tous les autres sont déjà pris ». On pense aussi à l’ex-conseiller de Mitterrand, Jacques Attali, qui ne s’est pas trompé sur le potentiel publicitaire de la phrase : « Devenir soi » nomme un de ses livres, dont le sous-titre est également éloquent : « Prendre le pouvoir sur sa propre vie » : il s’agit, en clair, de donner des recettes pour « réussir dans la vie », faire une belle carrière, et pouvoir se payer une Rolex avant cinquante ans[1] . Tout cela relève d’une psychologie de bazar flattant le nombrilisme de notre époque, plutôt qu’un questionnement philosophique.
           
            Cependant, on aurait tort de se désintéresser de ce « Deviens ce que tu es » : derrière ces interprétations rappelant le « Be proud of yourself » américain, se cachent des questions qui dépassent largement l’horizon de nos individualités :  celles de l’articulation de l’être et du devenir, du sens ou du non-sens de nos vies, et surtout l’énigme de cette injonction, qui a traversé les siècles depuis Pindare, son auteur, le poète grec du Vème siècle avant notre ère, pour donner à penser à Nietzsche, Freud, ou Deleuze.

            Pourquoi aurions-nous à « devenir ce que ou qui nous sommes » ? Aurions-nous la possibilité d’acquérir cette connaissance étrange à laquelle la philosophie a prétendu, le fameux « connais-toi toi même » inscrit sur le fronton du temple de Delphes et relayé par Socrate ? Pourquoi un tel impératif, d’où vient-il, quelle est sa légitimité ? Serait-ce une exigence éthique, politique, existentielle ? Et comment pourrions nous devenir ce que nous sommes, déjà ?
            Heidegger a attiré notre attention sur le fait que le verbe « être », qui paraît le plus commun et le plus banal de tous, renferme pourtant une question « essentielle » qui traverse la philosophie dès son origine, depuis Parménide et Héraclite (contemporain de Pindare) jusqu’à nos jours : la question de l’Être précisément, dans son lien à celle du Temps[2].  Le mot de Pindare mérite donc que nous y prêtions attention. Quel sens avait-il à l’époque ? Comment ce sens s’est-il transformé jusqu’à nous ? Et surtout, quel sens lui prêterons-nous maintenant, pour nous,  au cours de notre prochain échange à Lourmarin ?  

            Au cours de cette soirée, nous penserons bien sûr particulièrement à Martin Videcoq, fondateur et instigateur du café philo de Lourmarin depuis plusieurs années. Douloureuse sera l’absence de celui qui, par son étonnement et sa curiosité savait si bien susciter des questionnements largement ouverts à toutes les dimensions de notre monde. Mais, comme l’a noté Aristote, « la privation, l’absence, est en quelque sorte une forme de présence ». Martin sera encore là avec nous dans ce manque, et la poursuite de nos échanges amicaux sera sans doute la meilleure façon de lui rendre hommage.

                                                                                                          Pierre Kœst








[1] « …pour ne pas avoir raté sa vie », disait cyniquement Jacques Séguéla, autre grand communicateur  du même accabit !
[2] Sein und Zeit, Être et Temps, est le titre du plus connu des ouvrages de Heidegger