« DEVIENS CE QUE TU ES »
Pierre Kœst
[prlkoest@hotmail.com]
Afin de poursuivre la réflexion du 13
03 2018,
et de rendre hommage à Martin
Videcoq, initiateur de notre café Philo,
qui a su si bien, tout au long de sa
vie, devenir ce qu’il était.
« Il faut avoir encore du chaos
en soi pour enfanter une étoile dansante. Je vous le dis, vous avez
encore du chaos en vous. » Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue §5
1° « Deviens ce que tu
es » aujourd’hui : Un impératif, un désir, un slogan ?
La
formule semble banale, déclinée et commercialisée en de multiples versions,
autant qu’une citation d’ Oscar Wilde, détournée en slogan pour T-shirts : « Soyez vous mêmes, tous les autres
sont déjà pris ». Un rappeur a récupéré le slogan[1], et une bonne douzaine d’ouvrages portent ce titre, renvoyant presque tous
à une psychologie ou un ésotérisme de pacotille[2]. L’ex-conseiller de
Mitterrand, Jacques Attali, ne s’est pas trompé sur le potentiel publicitaire
de la phrase : « Devenir soi »
titre d’un de ses livres, dont le sous-titre est également éloquent : «
Prendre le pouvoir sur sa propre vie » : on y donne des recettes pour
« réussir dans la vie », faire une belle carrière, et, comme l’a dit
Séguéla « pouvoir se payer une Rolex avant cinquante ans »[3].
Ces
propos, dans l’air du temps, rejoignent une exaltation de l’individualisme, que l’on érige en valeur
suprême face à une société, un « système [4]», qui n’aurait de cesse de
programmer des types d’individus standardisés pour mieux exercer sur eux un
pouvoir quasi-totalitaire. C’est donc une recherche d’une originalité que l’on entend dans « Deviens ce que tu es » et dans le
mot d’Oscar Wilde.
Or,
si tous cherchent à se distinguer les uns des autres, n’est-ce pas le
meilleur moyen pour que tout le monde se ressemble, au moins sur un point,
cette quête forcenée d’une prétendue originalité, pour laquelle le marché ne cesse
de fabriquer des stéréotypes ?
Cette
volonté d’être soi-même en prétendant se différencier des autres traverse nos
existences, et se manifeste dans les divers habitus, la manière de se vêtir, le
souci du corps, etc. L’essor de la pratique des tatouages est particulièrement emblématique: Le sociologue
David Le Breton écrivait déjà, en 2002, dans Signes d’identité, Tatouages, piercings et autres
marques corporelles :
« La
marque corporelle est une prise de distance avec un monde qui échappe en grande
part. Il s’agit de remplacer des limites de sens qui se dérobent par une limite
sur soi, une butée identitaire qui permet de se reconnaître et de se
revendiquer comme soi. La tâche poursuivie est bien d’être re-marqué, au
sens littéral et figuré, de renchérir sur soi, d’affirmer le signe de sa
différence ».
Mais « si
le tatouage ou le piercing pouvaient encore être associés à une dissidence
sociale dans les années 70 ou 80, ce n’est plus le cas aujourd’hui » […]
« les modifications corporelles ne sont plus comme autrefois le tatouage,
une manière populaire d’affirmer une singularité radicale […] elles
s’érigent en phénomène culturel. » op.cit.p. 9.
Ce qui était donc volonté d’affirmation de
soi devient appartenance à une « culture », au sens où l’on
parle d’une culture rock, punk, gothique… c’est-à-dire appartenance à une
communauté, un clan, un groupe qui tiendra lieu d’individualité, qui rassurera
celui qui se sent désespérément anonyme : au moins se sentira-t-il
sécurisé au sein d’une « famille ». Les marques
corporelles analysées par Le Breton révèlent que notre époque est d’autant plus grégaire qu’elle se croit
individualiste. Tous les adolescents rencontrent ce problème : au
sortir de l’enfance, ils veulent (enfin) être eux-mêmes, mais ils ont peur de
le devenir, et s’abritent alors derrière le conformisme du troupeau, qui les
protégeront de l’exposition au regard critique des autres.
Il
n’empêche que l’injonction « deviens
ce que tu es » continue à être valorisée, comme on peut le
constater dans la sempiternelle question : « Qu’est ce que tu deviens ? », que s’adressent des
amis qui se retrouvent après un certain temps. Dorian Astor analyse cette
situation au début d’un ouvrage consacré à notre thème :
« La question « Qu’est-ce
que tu deviens ? » n’est pas simplement stupide, elle a également quelque
chose de coercitif. Elle signifie toujours : raconte-toi ! La notion même d’histoire
personnelle contient l’impératif de
sa narration. […]. Comme si, sous-jacent à la forme interrogative, résonnait
un impératif étrange, un « Sois devenu ! » qui demanderait des comptes à la prédiction que
formulait autrefois les adultes à propos d’un
enfant : « il
deviendra quelqu’un. » Presque
rien dans nos manières de vivre et de penser n’est capable de nous faire
renoncer à attribuer un objet à nos devenirs. » Deviens ce que tu es, Pour une vie
philosophique, Ed. Autrement p.14-
16
On
peut se demander si cette objectivation de notre devenir est laissée à notre
initiative (liberté de « nous
choisir », comme on dit), ou si elle n’est pas prise en charge par un
certain nombre d’instance qui nous font devenir ce que nous sommes ? Cette
ambiguïté entre « se choisir » et « être choisi » – on
pourrait même dire « fabriqué », produit[5] – est soigneusement (et
cyniquement) entretenue dans le « Sois toi-même » ou le « Devenir soi », de Jacques Attali.
2°Deviens ce que tu es :
« aliéné » à toi-même ?
Il
faut s’arrêter sur l’étrangeté de la situation : n’est-il pas paradoxal que l’on nous demande d’être nous-mêmes ? Faisons l’hypothèse que si il
nous est demandé d’être (ou de devenir) nous-mêmes, c’est que justement nous ne le sommes pas. Du point de vue
d’une société libérale mondialisé qui advient sous de multiples formes (dont le
transhumanisme), il est flagrant qu’au départ, nous ne sommes
[encore] « rien ». Le « rien », le « nul »,
l’ »insignifiant » nous désignent. Le nihilisme est le fond sur
lequel une société mercantile nous inscrit au départ en elle : des
consommateurs de degré 0, c’est à dire des consommateurs que l’on cible, mais
que l’on n’a pas encore atteints[6]. Ceux-ci ne trouveront une
valorisation que lorsqu’ils seront happés dans un univers où les acheteurs
qu’ils sont finissent par se confondre avec les produits qu’ils acquièrent, en
devenant eux-mêmes agents publicitaires (par exemple en portant des vêtements
de marque ou des chaussures exhibant un logo). Et à terme, les acheteurs
seront eux-mêmes ce que l’on vend, dans
la collecte de leurs datas.
« Être
soi-même » veut alors dire accepter de cautionner une société où tout devient pub, c’est à
dire une « société du spectacle » telle que l’annonçait Guy Debord [7]. Dans un tel monde, seul ce qui
peut être exhibé, mis sous les
feux de projecteurs médiatiques va être – de plus en plus en tout cas, malgré
des résistances compréhensibles – considéré
comme existant, réel, étant. En termes heideggériens, il ne s’agit de rien
moins que d’une interprétation de
l’Être : seule la rumeur, le bling-bling, le buzz semblent
être les critères de ce qui, pour un temps accédera à une certaine subsistance, avant
de retomber dans l’anonymat, ce dont on ne parle pas ou dont on ne
parle plus, i.e. le non-être. Le
« soi-même » devient ce qui se dévoile dans une absence de pudeur, de
vergogne, dans un geste monstrueux, au sens étymologique.
C’est
en ce sens Stiegler parle de l’aliénation d’un
nouveau prolétariat. Chez
Marx, le « prolétaire » n’avait rien à lui que sa descendance (proles), il était aliéné (étranger, autre à
lui-même), parce que ne se possédant pas lui-même et vendant à perte sa force
de travail. Le nouveau prolétaire de Stiegler, le consommateur/consommé, ne
possède pas plus son être, puisque celui-ci tend à ne plus résider que dans son
image, son reflet, les avatars qui prennent sa place.
« Prolétaires »
sont en ce sens ceux, même s’ils sont riches, pour qui figurer une fois dans
une émission de télé[8] constitue le moment le plus fort de leur vie. Devenir ce que l’on
est, c’est à ce moment entrer dans une réalité qui se fait
« télé-réalité », exhibée de manière obscène à un vaste public de
voyeurs consentants. Nous avons encore le choix de ne pas accepter ce genre de
prostitution télévisuelle, mais lorsque nous passons de la télé aux réseaux
sociaux, la frontière spectateur/acteur devient incertaine. L’exhibition
des événements les plus insipides de nos existences y est en
permanence suscitée, (via des selfies, des sms,
des « like ») qui, là
encore, nous enjoignent de nous dire, de nous narrer, de nous étaler, en nous
regardant le nombril devant les autres. Cela ne nous gêne pas trop quand ces
autres sont limités au cercle privé de nos « amis » (transformés en « friends » par Facebook). Mais là,
plus qu’avant, les friends de
nos friends deviennent nos friends, et produisent à terme des
milliers de « friends », ou
de « followers », ce
que certains recherchent activement (pratique du networking utilisée aussi bien en politique, dans le showbiz
ou le marketing). On peut bien sûr encore refuser d’avoir internet, ou ne pas
être sur Facebook, comme à l’époque de Proust on pouvait ne pas avoir le
téléphone, mais on connaît la suite…
« Deviens
ce que tu es » : ce qui au départ était censé nous individuer, nous réduit donc au
néant, à l’in-différence, dès que l’on sort d’un système qui nous transforme en
image et/ou données : dire d’un individu qu’il est « devenu quelqu’un », c’est dire qu’il a
acquis une certaine célébrité, une certaine visibilité médiatique. Cela
anéantit toute espèce de consistance que l’on pourrait acquérir pour
le simple plaisir d’œuvrer, de créer, ou d’aimer, en un autre sens que la
caricature dérisoire du mot « friends »
À
terme, nous ne sommes (plus) rien, tant que la traçabilité des big data ne nous a pas inscrit dans
une ou plusieurs niches ou alvéoles de consommation, donc de parts de marché. Stiegler
analyse ainsi le processus :
« Transformés
en fournisseurs de data, les
individus, et les groupes que les réseaux dits « sociaux » dé-forment et
re-forment selon de nouveaux protocoles d’association, s’en trouvent désindividués par le fait
même : leurs propres données, qui constitue aussi ce que l’on appelle
(dans le langage de la phénoménologie husserlienne du temps) des rétentions[9], permettent de
les déposséder de leurs propres protentions[10] - c’est à dire de leurs propres désirs, attentes,
volitions, volonté, etc. » Dans la Disruption, p. 23
3° « Devenir
soi », une tâche impossible ?
Attali part du
même constat, celui d’un nihilisme dévatateur, pour mieux faire jaillir la
lumière de la nullité, comme par un coup de baguette magique :
« Dans un monde aujourd’hui insupportable et
qui, bientôt, le sera bien plus encore, il est temps pour chacun de se
prendre en main, sans attendre indéfiniment des solutions miraculeuses. [Il s’agit] de devenir soi. […] Plus
nombreux seront ceux qui ne se résigneront pas, plus profonde sera la
démocratie, plus seront libérées des énergies, plus seront créées des
richesses.
Où que vous
soyez, qui que vous soyez, agissez comme si rien ne vous était impossible. Ayez
le courage d’agir. Prenez le pouvoir
sur votre vie ! ». ( Devenir
soi, 4ème de couverture)
Le côté
mercantile de ce genre de discours est manifeste : Devenir soi, c’est devenir ce que le
« système » attend de nous, (entre autres gagner de l’argent pour
mieux le re-dépenser et faire marcher l’économie). Mais Dorian Astor va plus
loin en mettant en évidence ici une malhonnêteté, reposant dans une contradiction[11] :
1° D’une part,
Attali donne à admirer différents types d’hommes qui dit-il sont « devenus
eux-mêmes » : des artistes, des entrepreneurs privés (« positifs »,
« qui gèrent leur entreprise dans l’intérêt de prochaines générations
d’actionnaires » (p.83), des militants (ex.
l’Abbé Pierre, Gandhi, Soljenitsyne), des politiciens (parmi
eux, Margaret Thatcher [sic]), des personnes qui changent le monde par leur
parole (Bouddha, Moïse, Mahomet, mais pas Jésus !) un ou deux philosophes
du XVIIIème (Rousseau, Kant) et quelques romanciers « se consacrant
à une quête narcissique de soi » [verbatim]
Que doit
retenir de tout cela le citoyen lambda ? Qu’il faut sortir de la lâcheté
et de la paresse – variante du poncif « les chômeurs sont tous des
fainéants » – : « si vous êtes chômeur, créer votre
entreprise ; si vous êtes salarié, amusez-vous au travail ou changez en ;
si vous êtes entrepreneur, investissez et embauchez. […] Il ne faut rien
attendre de l’État, ni de son patron, ni même de sa famille de ses amis :
on prend sa vie en main, on prend le pouvoir sur sa vie, et l’on devient soi. »
Attali, cité par Astor, op.cit.. p.92
2° D’un autre
côté, une fois terminée cette exaltation du courage personnel, Attali en
constate cyniquement la vanité : le capitalisme, dit-il, « anticipant
la demande de réappropriation de la vie par les gens, leur en offrira le
spectacle, sous couvert d’assurer leur sécurité, de les protéger de la mort, en
réduisant en fait leur libre arbitre à l’auto-surveillance de leur soumission à
des normes. » (Attali, Devenir
soi p.181 )
Cette conclusion
arrive bien tard au goût d’Astor : « la moindre des probité eut été
de commencer par là » (p.95). Attali fait exactement ce qu’il
dénonce : il préconise la soumission aux normes quotidiennes de
l’ultralibéralisme plus effréné. « N’ayant plus d’effets sur les grands de
ce monde, il s’adresse aux petits tout en leur donnant l’exemple des
grands. Tout en culpabilisant les petits qui se résignent, il leur
interdit de réclamer, de protester, de se révolter. Le fond obscur de
cette idéologie, c’est l’inoculation
d’une structure mentale de double contrainte capable de nous rendre fous. En
nous enjoignant à « devenir soi », en usurpant sa
place dans la lignée de philosophies qui ont fait du soi un problème et du
devenir une énigme, ce prêtre déguisé en prophète veut nous rendre malades »
(D.Astor. op.cit. p.101).
Ceci
rejoint les thèses de Bernard Stiegler, qui prend très au sérieux cette idée
que le monde rend les gens fous :
le titre de son avant-dernier ouvrage est éloquent : Dans la disruption, Comment ne pas devenir
fou ?[12]. Cette « folie » n’est pas
une métaphore, Stiegler la repère dans un grand nombre d’actes
terroristes : dans ceux de Daesh[13], mais aussi dans les meurtres
insensés des écoles des USA, et dans la banalisation d’actes aberrants, qui
auparavant restaient marginaux). L’exemple de l’assassinat de 8 membres du
conseil municipal par Richard Durn le 26 mars 2002 est emblématique, dans la
mesure où celui-ci a déclarer avant de se suicider qu’il n’avait pas avant son
crime le sentiment d’exister » [14] Par-delà une éventuelle explication psychiatrique, Stiegler
voit là un symptôme d’une « époque », qui produit sciemment « la
liquidation du narcissisme, c’est-à-dire
de l’individuation » :« l’organisation illimitée de la
consommation est l’organisation de la liquidation
du narcissisme,[…] liquidation qui est l’organisation
de la folie pure, et cela conduit inévitablement des comportements
individuellement et collectivement suicidaires[15].
On
a pu voir récemment un bel exemple de cette « folie » systémique dans
l’émission d’Élise Lucet sur France 2, Envoyé
spécial du 8 mars 2018 : Un DRH, dont la fonction principale
était de limoger un grand nombre de salariés par des procédés ultraviolents,
(harcèlement, mensonges, faux-témoignages), avoue cyniquement que s’il fallait
recommencer, il le ferait, « il n’aurait pas le choix ». Deviens ce
que tu es : un destructeur de vies, et si tu n’obéis pas aux impératifs
économiques de dégraissage de l’entreprise, tu seras toi-même broyé.
Dans la disruption poursuit l’analyse des causes de l’impossibilité
de nous individuer, c’est-à-dire de « devenir ce que nous
sommes » :
« Pour les
seigneurs de la guerre économique, dans la disruption, qui est « un phénomène d’accélération de l’innovation […] , il s’agit d’aller plus
vite que les sociétés pour leur imposer des modèles qui détruisent les
structures sociales et rendent la puissance publique impuissante.
C’est en quelque sorte une stratégie de tétanisation de l’adversaire. »
Face
à la disruption ainsi imposée, les systèmes sociaux arrivent toujours trop tard pour s’emparer
des évolutions technologiques, devenues foudroyantes depuis la
révolution numérique. Devant cet état de fait, qui impose d’innombrables
vides juridiques aussi bien que théoriques instaurant un non-droit
qui est une sorte de Far-West technologique, les individus et les groupes sont
totalement désemparés - souvent au point d’en devenir fous, individuellement
ou collectivement, et donc dangereux. » op. cit. 4ème de couverture.
Il ressort de
tout cela que paradoxalement, « Deviens ce que tu es » est
un mot d’ordre qui fait d’autant plus vibrer notre besoin de narcissisme (le « s’aimer soi-même » de
Stiegler), que ce narcissisme est l’objet d’une destruction systématique
(substitution aux désirs qui pourraient naître de notre histoire personnelle de
désirs imposés par des algorithmes).
Mais
les choses n’ont pas toujours été ainsi. La « disruption » nous
pousse violemment à l’oublier, à faire une nouvelle fois table rase du passé, à
faire comme si nous n’avions pas d’histoire. Or, l’histoire, plus précisément
ce que Nietzsche nommait le
« sentiment historique » est précisément ce qui nous
constitue, qui peut nous permettre de nous individuer, personnellement et collectivement, car on ne
devient pas soi tout seul. Un retour à l’origine de la phrase « deviens ce
que tu es », en nous montrant toute la distance qui s’est instaurée à
partir d’elle, peut nous convier à un « pas en arrière », et mieux
situer le problème : Quel peut être pour nous le sens de l’injonction
« devenir ce que l’on est » ?
Il faut revenir
au contexte de son apparition.
4° Pindare : Devenir ce qu’on est :
« Apparaître dans toute sa gloire »
Nous
sommes au Vème siècle avant notre ère. Pindare est né près de Thèbes (Béotie), en -518, mort à Argos en - 438, il est devenu l'un des plus
célèbres poètes lyriques grecs. La 2ème Pythique fait partie d’odes
chantées dans le cadre des Jeux pythiques, parfois appelés Jeux
delphiques, qui étaient les plus importants des Jeux panhelléniques après ceux d'Olympie, dans la Grèce antique.
À
première vue, ce poète est bien loin de nos préoccupations actuelles :
Dans cette 2ème Pythique, il adresse un poème de louange à un
tyran de Syracuse, qu’il flatte habilement, en lui recommandant de ne pas
écouter les flatteurs (sauf lui !) : « Qu’en ton cœur tu ne
te laisses séduire aux flatteries, comme il arrive d’ordinaire, par l’artifice
des mortels qui les chuchotent à notre oreille. » [16] On sait par ailleurs que Pindare, membre de l’aristocratie thébaine,
critiquait la démocratie athénienne et soutenait un système théocratique, où
pour rester dans les limites de notre condition, il fallait avant tout se
situer en référence au divin :
« Il ne
faut demander aux Dieux que ce qui convient à des cœurs mortels, il faut
regarder à nos pieds, ne pas oublier notre condition. Ô mon âme, n’aspire pas à
la vie immortelle, mais épuise le champ du possible.» Pythique 3 58-63 (Belles lettres, traduction Aimé Puech.
« C’est aux
Dieux que les qualités des hommes doivent toutes leurs ressources ; les
Dieux nous donnent le talent, la force des bras et l’éloquence. » [80-83]
Pindare
est contemporain d’Eschyle dont la première des Perses a eu lieu dans le magnifique théâtre de Syracuse,
devant Hiéron 1er. Rien d’étonnant que l’on retrouve le thème de l’ ὕϐρις, (hubris) la
démesure, qui traverse toute la tragédie grecque : l’homme, se
situant entre les animaux et les dieux, en a toujours trop peu ou pas assez, et
sa condition d’homme est à la fois la plus terrible et la plus merveilleuse
(δεινότερον)[17], l’homme est l’être le plus dangereux, car il peut sans cesse déchoir, ou
excéder sa condition. Mais il peut aussi avoir la sagesse de se donner des
garde-fous, dans la δίκη (justice) ou l’αἰδώς (pudeur, réserve, vergogne). Sans doute trouve-t-on un lointain écho de
cette idée grecque chez Nietzsche, lors qu’il écrit : « vivre, c’est
être en danger ».[18]
Entendons, le
danger n’est pas le fait de hasards, d’événements fortuits, dont il faudrait
nous prémunir par une foule d’assurances, et par une politique
hyper-sécuritaire qui monnaie durement une sécurité mensongère en abêtissant
les gens. Comme si, diraient
Nietzsche, et déjà Pindare, étant homme, on pouvait jamais
être en sécurité ! La vie n’est contraire qu’assumer,
qu’affronter courageusement le danger de l’existence, qui est, plus que la
mort, le danger de ne pas être à la hauteur de soi ou, inversement, de dépasser
nos limites (hubris).
C’est dans ce
contexte que l’on trouve cette pépite qui va traverser 25 siècles :
« Γένοι' οἷος ἐσσὶ, μαθών »
Première
remarque, on omet très souvent le « μαθών » participe aoriste du
verbe μανθάνω ( = apprendre, avoir appris, s’être accoutumé à, avoir
remarqué, reconnaître). L’ambiguïté de l’aoriste[20] explique en partie la
diversité des traductions :
a) Aimé
Puech : « Sois tel que tu as appris à te
connaître ».
Traduction très
discutable : le verbe Γένοι' ne veut pas dire être » mais
« deviens » ou « puisses-tu devenir » (optatif) . Le
verbe ἐσσὶ, (tu es) est passé sous silence, et donner « te» comme
complément à μαθών (connaître) n’est une interprétation possible
parmi d’autres.
b) Dorian
Astor : « Puisses tu,
ayant acquis des connaissances, devenir tel que tu es. » Comme pour
Puech, μαθών est considéré comme un participe passé op. cit.
p.19 [même si Astor précise (que pour Pindare, « la sagesse est
l’épanouissement d’une valeur innée, la puissance singulière d’une âme bien
née ». p.20. Le « tel que » est très fidèle au terme
οἷος.
c) Heidegger : « Puisses-tu, en apprenant,
te pro-duire comme celui que tu es. » Traduction de la
traduction allemande de Introduction
à la Métaphysique par Gilbert Kahn, à nos yeux la plus satisfaisante,
car elle relève dans le terme de « pro-duire » le sens sous-jacent de
la φύσις ( phusis, « nature » au sens grec de ce qui fait pousser, ce
qui produit de soi-même, ce qui fait venir à l’épanouissement, dont on trouve
un écho lointain dans la natura
naturans de Spinoza) Heidegger commente : « ce
tenir-en-soi ne signifie pour les Grecs rien d’autre que se-tenir-là, se tenir dans la lumière. « Être »
veut dire « apparaître ». L’apparaître n’est pas quelque chose
d’accidentel qui parfois rencontre l’être. » Introduction à la Métaphysique, NRF Gallimard 1967 p. 110
d) Jean Beaufret : - « Deviens celui que tu es, sans cesser d’être apprenti. » in Le Poème de Parménide [21] Comme Heidegger, Beaufret traduit μαθών par un présent, avec le
« sans cesser de » qui rend bien l’aoriste. Mais « celui que tu
es » est moins proche du grec que « tel que ». Beaufret justifie
ainsi la traduction en voyant dans le « en ne cessant
d’apprendre » : un signe du θαυμάζειν (thaumazein) [capacité de s’étonner, essentielle à la
philosophie véritable] « Il ne s’agit évidemment pas ici d’une triviale
leçon de modestie – Pindare n’a pas l’esprit académique – mais de cette prise
de mesure dans laquelle l’homme
s’éprouve lui-même, comme dans le Poème
de Parménide, selon la sobriété unique de son destin. »
Ce qui est
peut-être le plus intéressant est justement ce qu’on a oublié, en omettant le « μαθών »
(ayant appris – et continuant à apprendre), c’est-à-dire l’établissement d’une
relation entre le devenir et l’être dans l’acte d’apprendre.
Mais
quel est le complément d’objet sous-entendu de ce
μαθών (« apprenant ») ?: est-ce le « ce que tu
es » ? Ce « ce que tu es » peut-il être un
« objet » de connaissance ? Heidegger le répète souvent, rien
n’est plus étranger à la pensée grecque que l’opposition sujet/objet. Que
s’agit-il d’apprendre pour que Hiéron puisse espérer devenir ce qu’il est,
comme l’y encourage Pindare ? Certainement pas une connaissance objective de soi , au sens des
sciences humaines actuelles, qui
en attribuant au sujet le caractère d’un objet, tentent de comprendre comment
fonctionne la pensée, à partir de la connaissance du cerveau. Les neuro
-sciences font, il est vrai, des progrès fulgurants, mais
pourront-elles éviter la tache aveugle de la pensée en train de se faire, de
déjouer le prédictible ? On pense au théorème de Gödel qui démontre qu’un
système logique ne saurait démontrer les axiomes qui le fondent. Il paraît
contradictoire que l’ipséité vécue (le fait d’être soi-même) puisse être
objectivée, dans la mesure où elle repose sur une liberté [22].
Pour
le dire d’une autre manière, comme Sartre : « Je crois qu’un
homme peut toujours faire quelque chose de ce qu’on a fait de lui. C’est la
définition que je donnerais aujourd’hui de la liberté. » Situations IX. Mélanges. Paris Gallimard 1972 p.101 « Le pour soi [23] est un être qui n’est pas ce qu’il est et qui est ce qu’il n’est pas
. » (L’être et le néant ,p
121).
Qu’est-ce donc
que le tyran de Syracuse Hiéron 1er doit savoir pour devenir lui-même, ou,
mieux, quelle sorte d’expérience se confond avec ce « devenir soi »?
« Pour Pindare, la
sagesse est l’épanouissement d’une valeur innée – non pas une qualité
universelle inhérente à tout homme, mais la puissance singulière
d’une âme bien née. Il n’appartient pas à celui qui apprend d’acquérir la
noblesse ; mais il appartient au noble d’actualiser son
excellence innée. Hiéron ne cesse d’actualiser sa propre royauté par les
victoires remportées aux jeux ou à la guerre. Mais il n’est vainqueur que parce qu’il est roi, et toute victoire n’est qu’une confirmation de son excellence
(sans quoi les dieux de la permettraient pas).
« Le
poète n’exhorte pas Hiéron à devenir « meilleur », mais
bien à devenir « tel qu’il est ». […] La connaissance
confirme l’individu comme totalité par l’affirmation de la victoire
continue qu’il est sur lui-même - victoire absolue, qui
n’a pas besoin d’un vaincu pour s’y mesurer, contrairement à la victoire sur
les autres, qui est toujours relative . Cette victoire et
cette totalité sont la vraie gloire. […] Être glorieux, c’est être placé
dans l’éclat de la lumière qui magnifie l’individu et lui donne en même temps
ses limites, trace les contours sur le fond dont il se détache. La
culture grecque eut toujours une double préoccupation : faire apparaître
les limites de l’homme, et remplir tout ce qu’elles embrassent, ni plus ni moins. » Astor,
op.cit. p.21
Nous
comprenons mieux maintenant pourquoi Pindare, comme les tragiques grecs, mais
aussi comme Parménide et Héraclite son contemporain pense sans cesse en
référence à l’ ὕϐρις : celle-ci indique les
limites à ne pas franchir, limites que l’homme doit connaître pour savoir à
l’intérieur de quelle délimitation il pourra devenir lui-même dans sa
plénitude. Il ne s’agit pas de limitation d’une quelconque nature humaine, puisque l’homme est,
pour ainsi dire par essence, celui qui n’arrête pas de vouloir remettre en
cause une soi-disant « nature » (et plus que jamais avec le
transhumanisme) alors qu’il est, toujours-déjà – dé-naturé. Les
limites en question, dit Astor, définissent plutôt :
« la juste mesure : s’il déborde au delà ce qu’il est,
l’homme se rend coupable de transgresser la frontière qui le sépare des dieux –
c’est l’hubris, démesure
orgueilleuse qui a toujours provoqué la chute des héros. Mais s’il reste en
deçà de lui-même, l’homme se rabaisse et ne se montre pas digne du fragment de nature
qu’il est. Devenir ce qu’il est, en apprenant de la nature elle-même, c’est
bien la limite supérieure que lui assigne Pindare. » Astor, p.21
5° Connais-toi toi-même, ou laisse advenir, invente ce
que tu es ? Socrate ou Nietzsche ?
a)
Socrate
Le
fameux « Γνῶθι σαυτόν », « Connais
toi-toi-même », avant d’être devenu l’injonction socratique, qui surplombe
comme une sorte de principe la philosophie occidentale, n’était pas inconnu de
Pindare, puisque cette inscription figurait au fronton du temple de Delphes,
dont il était familier. « Rends-toi compte de ta valeur, ne te sous-estime
pas, ne te surestime pas non-plus, mais épanouis-toi le plus possible dans cet
entre-deux en le découvrant,
c’est cela que conseillait le poète au tyran. Le « Deviens ce que tu
es » n’est en ce sens qu’une autre version de ce que demandait la Pythie.
Socrate
paraît reprendre l’injonction du poète en posant comme lui la question de ce dont il faut « prendre soin » [ἐπιμελεῖσθαι] dans notre vie, en faisant à Alcibiade, dans le dialogue
qui porte son nom, la remarque suivante : «Il est à craindre que maintes
fois, tout en croyant le faire, nous ne le fassions pas ». 128a. Ceci devrait aussi nous concerner aujourd’hui!
En
ce qui concerne Alcibiade, la direction est tracée : Alcibiade veut comme
Hiéron l’emporter sur les autres, sur ses rivaux. Là intervient la sagesse
socratique, qui va aider à « se faire un nom », non pas à coups de
« com », mais parce que ce qui brille naturellement — Alcibiade en
était un bel exemple ! — resplendit de gloire (premier sens du
mot δόξα – doxa, avant celui d’« opinion »)
« Nous
ne pouvons l’emporter [sur nos rivaux] que par l’application et le savoir [ἐπιμελείᾳ τε ἃν καὶ τέχνῃ]. Si tu n’acquiers pas ces deux choses, tu n’acquerras pas non
plus de nom (ὀνομαστὸς) parmi les
Grecs et les barbares ; et c’est pourtant là, si je ne me
trompe, ce que tu me sembles désirer comme personne ne désire aucune chose au
monde. » 124b
Mais
on ne peut se satisfaire de cela : Pour
prendre soin de soi, ne faut-il pas de quelle part de nous il faut nous soucier ? Socrate se risque à répondre à
la question, au moins pour Alcibiade, mais aussi pour tout homme, et c’est là le reproche que fera Nietzsche à
Platon : comme si au fond notre « soi-même » se
fondait dans une universalité, comme si Alcibiade était un citoyen comme les
autres.
Tout
se passe comme si pour Socrate le « tu es » ou le
« toi-même » était déjà déterminé, même si
nous ne connaissons pas [encore] ce qu’il est. Le platonisme postule qu’il y a
une vérité (un « monde vérité » dira Nietzsche) et cela est vrai
aussi de la vérité de nous-mêmes, celle que le dieu de Delphes nous invite à
chercher.
Il n’est pas très étonnant que, du
coup, en nous lançant dans cette quête, nous y trouvions précisément le divin (marque de l’être stable, sub-sistant par excellence). Pour
Socrate, ce divin se trouve au plus profond de nous, en tout cas de notre âme
(pensée du côté de l’intelligible, tandis que le corps sera relégué au
sensible, dont la dévalorisation posera un problème majeur. « L’homme,
c’est l’âme. » [τὸν ἄνθρωπον συμϐαίνειν ἢ ψυχήν] affirme sans sourciller
Socrate ! Alcibiade 130c. Mais la recherche ne
s’arrête pas là : « Dans l’âme, pouvons distinguer quelque
chose de plus divin [θειότερον] que cette partie où réside la connaissance et
la pensée ? [τὸ εἰδέναι τε καὶ φρονεῖν] » 132c – 133c « C’est donc, conclut Socrate, le
Dieu qu’il faut regarder[24] il est le meilleur
miroir des choses humaines elles-mêmes pour qui veut juger de la
qualité de l’âme, et c’est en lui que nous pouvons le mieux nous
voir et nous connaître. » 133c
Qu’est-ce
qui change, entre le « Deviens ce que tu es, en en faisant
l’apprentissage »de Pindare, et le « connais-toi
toi-même » revu et corrigé par le duo Socrate/Platon ? La phrase de
Pindare demande un épanouissement,
une pro-duction de soi, qui doit se dé-limiter, mais pas de comparaison, de
référence à un ordre transcendant pour cela. C’est Hiéron qui se
pro-duit, qui apparaît dans sa gloire d’homme bien né. Au contraire, chez
Socrate, une fois l’ignorance initiale dépassée (cf Apologie de Socrate, 21 a), la connaissance que l’homme
acquiert de lui-même par l’entremise du philosophe va le figer, le condamner à
se référer à autre chose que lui. L’homme va être enfermé dans un cadre
métaphysique qui prétend dire à
l’avance ce qu’il est, son essence,
et donc ce qu’il devra devenir.
b)
Nietzsche
C’est
contre cela, Astor le voit bien, que Nietzsche va livrer un combat
acharné, en s’aventurant dans la seconde voie de l’alternative métaphysique
signalée plus haut : plutôt que se
découvrir, s’inventer, se créer :
« L’époque
tragique grecque […] a cédé devant le succès de définitions abstraites de
l’homme : sujet de raison et de droit, atome social cédant sa souveraineté
en vertu d’un contrat, soumettant sa volonté aussi bien à la volonté générale
qu’à des impératifs moraux catégoriques universellement valables, l’homme
est devenu égal à lui-même, une essence fixe, rogné de sa puissance de devenir
et de croître. […] Le devenir se voit doté d’un sens global qu’il n’a pas
et d’une responsabilité qu’il ne peut avoir, parce que sans hasard, sans chaos, sans
répétitions insensées ni bifurcations arbitraires, il n’ y aurait même pas de
devenir. Le devenir est innocent, comme tout insensé. Paradoxalement, plus l’on accorde de sens à
l’histoire et de responsabilité au devenir, moins l’homme en possède. La fixation de son essence par
la série des « tu es » et celle de sa puissance par la
série des « tu dois » ont fait de l’homme le spécimen moyen d’une
espèce abstraite : « l’Humanité est une abstraction »[25].
« Deviens ce que tu es en faisant l’expérience de ce que tu es» suppose donc, pour
Nietzsche, que l’on écarte les réponses sécurisantes de la
métaphysique : cesser d’admettre sans méfiance qu’il y aurait avant nous,
toujours déjà-là, une vérité, « un monde vérité » à découvrir
progressivement pour s’y conformer. Or c’est là où le bât blesse, là où se
révèle le « péché originel des philosophes » : un manque de sens historique :
« Tous
les philosophes se figurent vaguement « l’homme », sans le vouloir, comme æterna veritas, comme réalité
stable dans le tourbillon de tout […] Ils ne veulent pas
comprendre que l’homme est le
résultat d’un devenir, que la faculté de connaître l’est aussi. Mais
tout résulte d’un devenir ; il n’y a pas plus de
données éternelles qu’il n’y a de vérités absolues ». Humain trop humain [§ 2]
Peut-être
est-ce la raison pour laquelle Nietzsche, dans les très nombreux passages où il
reprend la phrase de Pindare, ne mentionne jamais le « μαθών » :
parce qu’il n’y a rien à apprendre, ou seulement à apprendre que
l’on s’est trompé, apprendre à désapprendre, découvrir qu’il n’y a pas de
vérité de nous-même préexistante aux hasards de l’existence. L’histoire n’est
pas verrouillée par un sens transcendant qui dicterait à l’avance ce que
l’homme devrait devenir.
Nietzsche
précise que d’ailleurs la philosophie obéit fort mal au « connais-toi
toi-même » :
«
Combien d’hommes y a-t-il qui sachent seulement observer ! Et parmi les
quelques rares qui en sont capables – en est-il qu’il puisse s’observer
eux-mêmes ? « chacun est à soi-même le plus lointain » – c’est
ce que savent tous les sondeurs de l’âme, pour leur plus grand malaise ;
et la sentence « connais toi
toi-même », dans la bouche d’un dieu, adressée aux hommes, est
presque une méchanceté. » Gai
Savoir §335
Cette
méconnaissance de nous-même est particulièrement flagrante dans le domaine de
la morale: On ne se demande pas (c’est l’objet de la Généalogie de la morale) d’où viennent les jugements moraux :
« Comment
ce jugement a-t-il pu se produire ? » devez vous vous demandez, et
ensuite : « Qu’est-ce qui me pousse en somme à
l’écouter ? » Vous pouvez obéir à son impératif comme un brave soldat
qui perçoit le commandement de son officier. Ou bien comme une femme qui aime
celui qui commande. Ou encore comme un flagorneur, un lâche qui craint celui
qui commande. Ou enfin comme un imbécile qui obéit parce qu’il ne trouve rien à
dire là contre. Bref vous pouvez écouter votre conscience de cent
manières différentes. Mais que vous
entendiez tel ou tel jugement en tant que voix de votre confiance, donc que
vous vous éprouviez quelque chose en tant que juste, voilà qui peut avoir son origine dans le fait que vous n’avez jamais
réfléchi sur vous-même et
accepté aveuglément tout ce qui vous fut prescrit, en tant que juste depuis
votre enfance ». Gai Savoir,
§ 335
Dire
que nous ne pouvons plus répondre clairement au « Connais-toi
toi-même » pour espérer le devenir, c’est reconnaître que nous n’avons
plus d’orientation, de cadre définissant religieusement ou
philosophiquement ce qu’il est important de préserver ou de développer quand on
s’efforce de devenir un homme en général. Ceci est évidemment à mettre en
relation avec la « mort de Dieu » annoncée dans le §125 du Gai savoir. Le danger est le nihilisme
que nous évoquions plus haut. Nietzsche en fait le diagnostic : « Le
désert croît »[26] La phrase de Pindare, qui revient comme un leitmotiv chez Nietzsche,
semble être la réponse qu’il oppose au « rien ne vaut » du
nihilisme, si l’on en croit la fin de ce même §335 du Gai savoir :
« […] Bornons-nous
donc à la purification de nos opinions et de nos appréciations de valeur, bornons-nous
à la création de nouvelles et
propres tables de valeur – […] Laissons ce bavardage
[le bavardage moral] à ceux qui n’ont rien à faire d’autre qu’à
traîner un peu plus loin le passé à travers le temps, à ceux qui jamais ne deviennent eux-mêmes le présent, donc au plus grand nombre ! Quant
à nous autres, nous voulons devenir ceux que nous sommes – les nouveaux, les uniques, les incomparables, ceux
qui sont leurs propres législateurs, ceux qui sont leurs propres
créateurs. »
La
question de savoir si l’homme peut être son propre créateur, « se sculpter
lui-même »[27], peut prêter à controverse, elle a en tout cas le mérite d’être posée,
dans la situation désespérée où un Dieu, ou un « monde-vérité » n’est
plus là pour assurer notre sécurité ontologique.
On
peut maintenant mesurer la distance qu’il y a entre le Devenir soi proposé par Attali, et l’interprétation du « deviens ce que tu es » nietzschéenne.
Dans le premier
cas il s’agit d’amener l’homme consommateur et consommé à accepter une sorte de
servitude volontaire, à épouser les dictats du libéralisme, tout en se donnant
l’illusion de se réaliser soi-même. Au pire, l’on deviendra fou, au mieux un
rouage, une « mouche sur la place publique », un « dernier
homme »[28]
Ce que
Nietzsche appelle au contraire, est la lente maturation d’un homme qui pourrait
dépasser l’état d’avilissement béat du troupeau sécurisé. Un homme qui petit à
petit se sculpterait, ferait de lui-même une œuvre d’art. Comment on devient ce que l’on est ? se demande Nietzsche
dans Ecce Homo. Mais nous n’y trouverons pas de méthode
pour la bonne raison, qu’il n’y a pas de chemin prédéterminé. En vertu même de
ce que veut dire devenir et
de ce qu’est le soi, devenir
soi est un processus obscur et incertain, risqué et tâtonnant. »
D» (Astor, op.cit. p.61) - Il n’y a pas de mode d’emploi
pour réaliser le chef d’œuvre que nous pouvons être dans notre devenir. Le μαθών de
Pindare a disparu, le « connais-toi toi-même ne sert à rien pour la tâche
de produire un nouvel homme (ou ce que Nietzsche appelle « Surhomme). Il
est même nuisible de se connaître soi-même, comme il serait absurde qu’un
artiste sache à l’avance, avant le travail de maturation, ce qu’il va créer.
C’est ce que précise Ecce Homo[29] :
« Comment
devient-on ce que l’on est ? Je touche ici au chef-d’œuvre de l’art de la
préservation personnelle, à l’égoïsme souverain… À supposer, en effet, que la
tâche, sa détermination, son sort dépasse de beaucoup la mesure moyenne, il
n’y a pas de danger plus grand que de s’apercevoir soi-même en même temps que
cette tâche. Devenir ce qu’on est suppose qu’on n’a pas la moindre idée de ce
qu’on est. De ce point de vue les méprises que l’on commet dans la
vie prennent elles-mêmes un sens et une valeur ; et pour un temps, les
chemins détournés, les voies sans issues, les hésitations, les
« modesties », le sérieux gaspillé à des tâches qui se
situent au delà la tâche, une grande sagesse se manifeste en tout
cela, je dirais même la sagesse suprême […] Cependant l’idée
organisatrice, appelée à dominer ne cesse de grandir dans les profondeurs, elle
commence à commander, elle vous ramène petit à petit des traverses et des
détours, elle prépare certaines qualités et certaines capacités qui se
révéleront un jour essentiel au grand but et parachève, l’une après l’autre,
toute les facultés destinées à servir, avant de rien laisser
percer du devoir supérieur, du « but », de la
« fin », du « sens final ».[…] À cet égard ma vie
se présente d’une façon tout simplement merveilleuse.»
Conclusion :
Par delà la caricature nombriliste
que l’on fait aujourd’hui du « Deviens ce que tu es pindarique,
l’opposition de la philosophie platonicienne et de Nietzsche, nous fait
réfléchir sur ce que nous sommes et nous devenons. Il s’agit moins, nous dit ce
dernier, de nous connaître que de nous créer, avec la part d’incertitude de
risque, d’échec que comporte tout devenir et toute création. Notre vie doit
être une œuvre d’art, une œuvre d’art peur rater, elle comporte du danger. Il
s’agit de faire du chaos, du chaos que constitue toutes les possibilités des
événements qui nous constituent, nous remanient, nous font évoluer, un individu
unique, soi-même [30]. Ceci dépasse de loin l’individualisme étriqué du « je » que
l’on n’arrête pas de vouloir promouvoir aujourd’hui. Nietzsche ne nous
demande pas de le suivre, de devenir ses disciples. Il laisse entendre, à sa
manière, comme Proust, dans la Recherche, qu’en
un sens, nous sommes tous, - qu’en tout cas nous pourrions tous devenir - des
artistes, même si nous n’avons pas de disposition particulière en ce domaine :
car la véritable œuvre d’art qu’il nous importe de créer, c’est celle de notre
vie qui est de toute façon unique, et qu’il importe de ne pas gâcher :
« Seuls
les artistes dévoilent […] le principe que tout homme est le miracle d'une
fois; ils osent nous montrer l'homme tel qu'il est lui-même et tel qu'il est
seul dans chaque mouvement de ses muscles, bien plus, qu'il est beau et digne
de considération selon la stricte conséquence de son unicité, qu'il est neuf et
incroyable comme toutes les œuvres de la nature et nullement ennuyeux. Si le
grand penseur méprise les hommes, c'est leur paresse qu'il méprise, car c'est
elle qui leur donne l'allure indifférente des marchandises fabriquées en série,
indignes de commerce et d'enseignement. L'homme qui ne veut pas appartenir à la
masse n'a qu'à cesser d'être indulgent à son propre égard; qu'il suive sa
conscience qui lui crie: « Sois toi-même! Tu n'es pas tout ce que
maintenant tu fais, penses et désires. » Considérations inactuelle, 3, p.17
Cela
rejoint Pindare, mais aussi ces propos de Jean Dubuffet, qui auraient pu plaire
au Nietzsche, qui détestait « l’esprit de lourdeur», et n’aurait pu croire
qu’à un Dieu qui sache danser[31]. Dubuffet nous donne une clé pour
aller vers le « Deviens
ce que tu es » :
« On
vous raconte de l'art tellement d'histoires fausses - et déjà sur les bancs de
l'école - il court tellement de tromperies et d'erreurs collectives sur ce
sujet, et de mythes et de légendes, j'ai voulu vous éclairer un peu et de
manière que vous ne vous en laissiez plus trop accroire, que vous sachiez bien
que l'art est un domaine ouvert à tout le monde, qui ne nécessite pas du tout
de dons particuliers, ni d'instruction ou d'initiation préalable : n'importe
qui peut très bien l'apprécier et le pratiquer.
La
seule chose importante est qu'il ne cherche à imiter personne, mais qu'il fasse
ce qu'il a envie de faire, en toute simplicité, pour son propre plaisir, et
sans fausse honte. Si c'est fait autrement qu'on a l'habitude, que c'est
saugrenu, que c'est imprévu au point de faire rire peut-être, eh bien tant
mieux! C'est la marque de l'inattendu. L'art doit toujours un peu faire rire et
un peu faire peur. Tout mais pas ennuyer. L'art n'a pas le droit d'ennuyer. Si
vous avez le désir d'orner votre logis d'un tableau, faites-le vous-même à
votre façon, sur le premier bout de carton venu, entreprenez cela, je vous dis
que vous le pouvez. Ornez vos logis de tableaux qui soient des fêtes, qui
fassent de vos logis des fêtes. Je vous salue bien. »
Jean
Dubuffet, Prospectus et tous écrits
suivants I, p.53
[1] « Tout le monde veut devenir
quelqu’un / Moi j’essaie d’être moi-même /Mon rap est pas pareil /Mon écriture est
pas pareille / J’suis tellement différent / Dans un miroir j’suis pas pareil /
Et tellement comme tout l’monde / J’avais rêvé d’être un autre […] Tout le
monde peut chanter cette chanson. » Mino,
Album « Il était une
fois» , Deviens ce que tu es .
[6] Comme les
malades bien portants du Dr Knock, qui n’ont pas encore découverts qu’ils
étaient malades
[7] Ce
qu’il a décrit sous ce nom en 1967 était prémonitoire, et correspondait moins à
cette époque qu’à la nôtre (exhibition permanente sur le net et les réseaux
sociaux)
[8] Comme ces jeux où les gains
des candidats sont inversement proportionnels à leur niveau de « culture
scolaire » et où la bêtise et l’ignorance sont cyniquement
encouragées.
[9] Les
rétentions sont dans le langage de Husserl ce que l’on retient – et elles
forment en cela les souvenirs.
[10] Les
protentions sont les attentes sous toutes leurs formes. Les algorithmes
permettent de court-circuiter les protentions psychiques et de les remplacer
par des protentions automatiques
[13] dont on peut suspecter
que les actes déments sont moins une façon de gagner un paradis bien aléatoire
que de se rendre célèbre mondialement, ne serait-ce que l’espace d’un
instant : échapper là aussi à l’insignifiance de l’anonymat.
[16] Pindare, Pythiques II, 72 sq . Les
Belles Lettres, 1922. Traduction Aimé Puech.p.45-46. Pindare s’adresse à
Hiéron, tyran de Syracuse, et poursuit en critiquant les flatteurs et louant la
sincérité (en particulier la sienne !)
[20] l’aoriste (du grec ἀόριστος / aóristos, « non limité ») est un temps qui au départ ne dénotait
aucune valeur temporelle mais un aspect dit « zéro » (ou
« perfectif »), c'est-à-dire que le procès verbal (l'« action »)
est représenté sans référence à sa durée mais il en est venu à prendre une
valeur temporelle accomplie (passé).
[22] Cf. sur
ce point l’excellent livre de fiction de Pierre Cassou-Noguès, Lire le cerveau, Seuil La Couleur
des idées, 2012)
[27] Cf
Nietzsche, Ecce Homo,
« Pourquoi j’écris de si bons livres, § 8 : « L’homme est pour
lui [Zarathoustra] matière informe, vilaine pierre qui appelle le
sculpteur ».
[30] Cf exergue
« Il faut avoir encore du chaos en soi pour enfanter une étoile dansante.
Je vous le dis, vous avez encore du chaos en vous. » Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue §5