La
pensée doit-elle être complexe ?
Réflexion
à partir de l’épistémologie d’Edgar Morin
L’idée de « pensée complexe » a été promue par Edgar Morin comme une sorte de diététique pour la connaissance objective. Il s’agit de se déprendre de facilités intellectuelles qui procèdent par simplifications illégitimes du donné ‒ la première de ces facilités étant le cloisonnement du savoir en disciplines séparées.
Mais cela ne remet-il pas en cause le principe de la science moderne de n’admettre que des « idées claires et distinctes » ? Rappelons que c’est ce principe, affirmé par Descartes au XVIIème siècle, qui a permis un extraordinaire progrès du savoir de la nature et de sa maîtrise technique !
L’idée de « pensée complexe » ne serait-elle pas une régression, un retour vers cette science, faite de concepts obscurs et inféconds, héritée de l’Antiquité ?
À moins que l’avènement de cette idée soit motivé par l’échec de la science moderne dans la maîtrise des effets en retour que ses savoirs et leurs applications techniques engendrent, en particulier les désastres écologiques.
Aborder la connaissance objective par la « pensée complexe » ne serait-il pas alors une manière de reconsidérer le sens même de cette connaissance ?
Nous proposons de partager cette réflexion, non pas à partir d’un exposé magistral, mais en posant directement aux participants les questions que suggère cette notion de « pensée complexe » telle que promue par Edgar Morin. En partageant les réponses proposées peut-être pourrons-nous voir émerger ce que d’aucuns appellent une intelligence collective sur ce que serait vivre dans un monde complexe.
J-P Testa et P-J Dessertine
Mémento
Ce mémento est constitué de phrases relevées dans l’ouvrage d’Edgard Morin « Introduction à la pensée complexe ». Ces phrases ont été regroupées selon les cinq thèmes proposés à la salle avec quelque sous rubriques. Ce mémento devrait nous permettre en quelques pages de pénétrer la pensée « complexe » et encyclopédiste d’Edgard Morin. Il ne nous a pas été possible de retranscrire dans sa totalité le résumé des interventions, mais il traite en grande partie les sujets des interventions et les questions du public.
A- La Complexité
Est complexe ce qui ne peux se simplifier (pg10)
La complexité est un mot problème et non un mot solution (pg10)
L’ambition de la pensée complexe est de rendre compte des articulations entre les domaines disciplinaires brisés par la pensée disjonctive. (pg11)
La pensée complexe aspire à la connaissance multidimensionnelle. (pg12)
Concilier la complexité avec le sensible, avec l’intuition, comment peut-on être certain ?
Qu’est-ce la «complexité» : complexus, ce qui est tissé ensemble de constituants hétérogènes, elle pose le paradoxe de l’un et du multiple, (pg21)
La complexité est un tissus d’évènements, actions, interactions, déterminations, aléas, qui constituent notre monde phénoménal (pg21)
La complexité se présente avec les traits inquiétants du fouillis de « l’incertitude » (pg21)
La complexité apparait au départ comme une sorte de trou, de confusion, de difficultés, (pg91), La complication est un élément de la complexité, (pg93)
La complexité pour moi, c’est le défi, ce n’est pas la réponse, (pg134)
La complexité, c’est l’union de la simplicité et de la complexité, (pg135)
La complexité, c’est l’impossibilité d’homogénéiser et de réduire, c’est la question du multiple, (pg141)
B- La connaissance et l’information
La connaissance complète est impossible (pg12)
La totalité est la non vérité, Adorno, (pg12)
Elle comporte la reconnaissance d’un principe d’incomplétude (Gödel) et d’incertitude (Heisenberg) (voir également P Ochs) (pg12)
Partout, erreur, ignorance, aveuglement, progresse en même temps que la connaissance (pg15)
Nécessité de mettre de l’ordre dans les phénomènes, refoulant le désordre, écartant l’incertain, de sélectionner les éléments d’ordre et d’incertitude qui éliminent les autres caractères du complexus (pg21)
L’information doit être définie de façon physico/bio/anthropologique, … elle n‘apparait qu’avec le vivant, (pg143)
Quelle est la connaissance que nous perdons dans l’information et quelle est la sagesse que nous perdons dans la connaissance, … Qu’est-ce qui est important ? Ce n’est pas l’information, c’est la computation qui traite, … qui extrait les informations de l’univers, (pg144)
Avant la vie, l’information n’existait pas, (pg145)
L’intelligence aveugle, la pensée simplificatrice,
R. Descartes : paradigme de la simplification, principe de vérité des « idées claires et distinctes » L’intelligence aveugle détruit les ensembles et les totalités, elle isole tous les objets de leur environnement, (pg18)
Les réalités vraies sont désintégrées. Elles passent entre les fentes qui séparent les disciplines, (pg19)
Les médias produisent la basse crétinisation, l’université produit la haute crétinisation (pg19/20) (voir également La Fabrique du crétin digital, Michel Desmurget)
Mutation de la connaissance, moins faite pour être réfléchie par les esprits humains, de plus en plus faite pour être « engrammée » dans les mémoires informationnelles manipulées par des puissances anonymes, (états, GAFAM, …) (pg20)
En philo :
Socrate : Je sais que je ne sais rien
Platon : Nous savons déjà tout mais nous ne le savons pas
Kant : Comment apprendre
Descartes : La machine du vivant, la pensée simplificatrice
Renverser la pyramide du « savoir » : du savoir magistral au savoir partagé.
Piaget-Le Moigne : Qu’est-ce que la connaissance ? Comment est-elle constituée, Comment apprécier sa validité ?
C- Comment aborder la complexité (méthode)
Changements de « paradigmes »
Principe dialogique et translogique : substituer le paradigme disjonction/conjonction du paradigme disjonction/réduction/unidimentionnalisation, (pg23)
La pathologie de la raison est la rationalisation (pg23)
Paradigmes :
Ptolémée / Copernic
Aristote / Descartes
Newton / Einstein
Penser la complexité : 3 principes :
La dialogique : principes qui s’opposent mais sont complémentaires et antagonistes : l’ordre et le désordre, reproduction transindividuelle et existence individuelle, (pg99)
La récursion organisationnelle, le tourbillon à la fois produit et producteur … l’individu- l’espèce, la reproduction … l’individu est produit, mais devient producteur … la société, produit des individus devient producteur d’individus, (pg99). L’idée récursive est une idée en rupture avec l’idée linéaire de causses/effets, de produit/producteur, de structure/superstructure … tout ce qui est produit est lui-même, dans un cycle auto-constitutif, auto-organisationnel et auto-producteur, devient lui-même producteur, (pg100)
Le principe hologrammatique, le moindre point de l’hologramme contient la quasi-totalité de l’information de l’objet présenté … la partie est dans le tout mais le tout est dans la partie … dans le monde biologique, chaque cellule d’un organisme contient la totalité de l’information génétique de cet organisme, (pg100)
Le Tout et la Partie
Pascal : je ne peux pas concevoir le tout sans concevoir les parties sans le tout. (pg100)
Les qualités émergentes du tout, (pg100)
Le tout est dans la partie qui est dans le tout, (pg101)
Le tout est plus que la somme des parties. 2ème étape : le Tout est alors moins que la somme des parties (en s’assemblant, les parties perdent une partie de leurs qualités) (pg104)
(E. Morin face à 7 profs d’université, Lisbonne 1983 : Le Tout et les Parties, l’Un et le Multiple)
Pascal : Je tiens pour impossible de connaître les parties en tant que parties sans connaitre le tout, mais je tiens pour non moins impossible, la possibilité de connaitre le tout sans connaitre singulièrement les parties. (pg135)
L’esprit linéaire différent de la logique récursive, (pg100)
Si la pensée simplifiante se fonde sur la domination de deux types d’opérations logiques : disjonction et réduction, (pg103)
Le principe de complexité se fonde sur la prédominance de la conjonction complexe (pg104)
D- Sciences et philosophie face à la complexité
La vie, n’est pas une substance, mais un phénomène d’auto-éco-organisation extraordinairement complexe qui produit de l’autonomie, (pg22)
Sujet/Objet
Le sujet : idéologiquement : il est le support de l’humanisme, religion de l’homme devant régner sur le monde, (pg55)
L’objet : moralement : c’est le siège indispensable de toute éthique, métaphysiquement : c’est la réalité ultime qui renvoie l’objet comme un pâle fantôme, un lamentable miroir des structures de notre entendement, (pg55)
Le monde objectif se dissous dans le sujet qui pense, Descartes est le premier à avoir fait surgir dans toute sa radicalité, cette dualité qui allait marquer l’occident moderne, (pg55)
Solipsisme : (Platon-Georgias) il n’est d’autre réalité certaine que celle du sujet qui pense, (pg57)
Indécidabilité : nous nous heurtons à l’indécidabilité Gödélienne … il démontre que, dans un système formalisé, il est au moins une proposition qui est indémontrable … il y a là comme une barrière infranchissable à l’achèvement de la connaissance, (pg63)
L’idée même de complexité comporte en elle, une part d’incertitude, une part d’indécidabilité, … Adorno : La totalité est la non vérité. (pg127)
Science Nuova :
J’ai voulu me situer dans un lieu en mouvement (non pas un trône où toujours prétendent s’assoir les arrogants doctrinaires) en une pensée complexe qui connecte la théorie à la méthodologie, à l’épistémologie, voire à l’ontologie, (pg67)
Respecter les exigences d’investigation et de vérification propres à la « connaissance scientifique » et les exigences de réflexion proposées à la « connaissance philosophique ; (pg131)
D’un côté, les physiciens enseignaient au monde un principe de désordre (entropie) qui tendait à ruiner toutes choses organisée, d’un autre côté les historiens et biologistes (Darwin) enseignaient au monde qu’il y avait un principe de progression des choses organisées… comment ces deux principes pouvaient être les deux faces d’une même réalité ? (pg192)
Bachelard : Il n’y a de science que du caché, (pg136)
La science marche sur 4 pâtes in dépendantes et interdépendantes : la rationalité, l’empirisme, l’imagination, la vérification, pg139)
La thermodynamique et le vivant
Equilibre/déséquilibre, fermeture/ouverture :
Entropie - système clos –sans échanges – (Sadi Carnot)
Néguentropie - système ouvert – avec échanges (énergie, informations, … , facteur d’organisation des systèmes) - (Erwin Schrödinger)
La néguentropie n’est autre que le développement de l’organisation, de la complexité ( le vivant, l’ADN = organisation et information)
Système clos/Système auto-éco-organisateur, moins isolé, il a besoin d’aliments, de matière/énergie, d’information, d’ordre,
Complexités microphysiques et macrophysiques rejetées à la périphérie de notre univers bien qu’il s’agisse des fondements de notre « physis » et des caractères intrinsèques de notre Cosmos, (pg47)
La complexité a toujours affaire avec le hasard, … le propre de la science était jusqu’à présent d’éliminer l’imprécision, l’ambiguïté, la contradiction, (pg49)
Le vivant, complexité croissante, hyper complexité (pg59)
Machines
Machines naturelles : l’organisation est aussi une machine dans le sens où ce terme signifie : totalité organisée d’un type différent des Machines artificielles,
Elles ont des aptitudes à créer de la néguentropie par elles même : phénomène d’auto-organisation inexistant dans les machines artificielles,
Alternatives traditionnelles : machines / organismes / rationalisme / vitalisme (pg49)
Le corps humain produit 350 milliards de cellules par jour (mitose cellulaire, en moyenne 70kg). Le processus à des limites : la senescence -> raccourcissement des télomères, (extrémité des gène, l’entropie reprend le dessus sur la néguentropie.)
(Le cerveau humain :100 milliards de cellules, le corps humain, 30 000 milliards de cellules, le microbiote 30 000 milliards de bactéries et autres organismes)
La machine artificielle est dans son ensemble beaucoup moins fiable que chacun de ses éléments pris isolément
La machine vivante : ses composants sont peu fiables, grande fiabilité de l’ensemble (autoréparation, auto organisation) et faible fiabilité de ses constituants, (pg44)
L’ordre organiser ne peux se complexifier qu’à partir du désordre (pg44)
L’idée d’auto-organisation opère une grande mutation dans le statut ontologique de l’objet,
La machine vivante est douée d’autonomie (pg45/46)
Schrödinger (1945) : Paradoxe de l’organisation vivante qui ne semble pas obéir au premier principe de la thermodynamique(entropie) (pg49)
Von Neumann : différence entre machine vivante (auto-organisatrice) et la machine artefact (artificielle) simplement organisée (pg43)
Les scientifiques, de Descartes à Newton, essayent de concevoir une machine déterministe parfaite… mais ils avaient besoin de Dieu pour expliquer comment ce monde parfait avait été produit, (pg78) (Voltaire s’interroge : “L’univers m’embarrasse et je ne puis songer que cette horloge existe et n’ait pas d’horloger ”. Laplace élimine Dieu sans pour autant renoncer au déterminisme)
Le 2ème principe de la thermodynamique indiquait que l’univers tend à l’entropie générale, (pg82) (mais) C’est en se désintégrant (bing-bang) qu’il s’organise, (pg83)
L’ordre et le désordre
Nous devons unir ensemble deux notions qui logiquement semblent s’exclure : Ordre et Désordre, (pg84)
Le monde de la vie comporte et tolère beaucoup plus de désordre que le monde de la physique, (pg85) (Héraclite : vivre de mort et mourir de vie).
La complexité est la dialogique : ordre/désordre/organisation (L’idée magique de Pythagore que les nombres sont la vérité ultime, et l’idée religieuse de Descartes et Newton que l’entendement divin est le fondement de l’ordre du monde) (pg137)
Tétragramme : Ordre/désordre/interaction/organisation, … il faut mêler et combiner ces principes, (pg142)
L’ordre, le désordre et l’organisation sont interdépendants et aucun n’est prioritaire, (pour Michel Serres : le désordre est prioritaire) … L’ordre biologique est un ordre nouveau, c’est un ordre de régulation, d’homéostasie, de de programmation. (pg143)
L’entreprise organisme vivant s’auto-organise et fait son auto-production, en même temps elle fait son auto-éco-organisation et son auto-éco-production, (pg116)
Toute organisation comme tout phénomène physique organisationnel et bien entendu le vivant, tend à se dégrader et dégénérer, (pg119)
La notion de stratégie s’oppose à celle de programme, … le programme, c’est une séquence d’actions prédéterminées, la stratégie élabore un ou plusieurs scénarios, … tout ce qui est programmé souffre de rigidité par rapport à la stratégie, (pg119)
Dans l’entreprise, le vice de la conception taylorienne du travail fut de considérer l’homme comme uniquement une machine physique, … mais il existe aussi un homme biologique, un homme psychologique, …(pg121)
Le facteur jeu est un facteur de désordre, mais aussi de souplesse, … il faut laisser une part d’initiative à chaque échelon, à chaque individu, (pg121)
Les rapports à l’intérieur d’une organisation, d’une société, d’une entreprise sont complémentaires et antagonistes à la fois, (pg122)
On peut dire grossièrement que plus une organisation est complexe, plus elle tolère du désordre, (pg124)
La solidarité vécue est la seule chose qui permette l’accroissement de la complexité, (pg124) (voir la symbiose entre deux êtres monocellulaires, une algue et un champignon, pour créer un nouvel organisme plus complexe, un lichen)
E- Préhistoire de l’esprit humain
Nous sommes toujours dans l’ère barbare de idées … dans la préhistoire de l’esprit humain. Seule la pensée complexe nous permettrait de canaliser notre connaissance, (pg24) (Michel Serres : nous sommes abominablement archaïques!)
Mon idée que nous sommes dans la préhistoire de l’esprit humain est une idée très optimiste, (pg134)