L’HOSPITALITÉ EST-ELLE EN DANGER ?
Pierre Kœst Philosophe.
1ère Partie
Notre réflexion comportera deux volets : d’abord parce que une soirée nous paraissait trop courte pour suffisamment approfondir la question. Ensuite, parce qu’une 2nde séance devrait nous permettre de replacer plus spécifiquement ce thème de l’hospitalité à l’époque présente, en prenant compte les bouleversements technologico-médiatiques et géopolitiques que la mondialisation fait subir à ce concept.
Si, au sens habituel, l’hospitalité est le fait de recevoir, d’accueillir quelqu’un sous son toit, de le loger gratuitement, « chez soi », toute la question est de savoir où s’arrête le chez-soi, l’intime. Cela dépasse bien évidemment les murs de notre maison, au sens physique, ou les frontières de notre nation, Qu’est-ce que ce « chez soi » ou ce « chez-nous »? Et qu’est-ce qu’ « accueillir » ?. L’endroit où nous sommes à Lourmarin nous accueille, nous nous donnons mutuellement l’hospitalité en nous parlant, en nous écoutant, en philosophant ensemble. Nous ne sommes pas vraiment étrangers les uns aux autres.
Mais justement, l'hospitalité c’est aussi un acte d'accueil envers des « étrangers » et les « visiteurs » 1. Et là, un constat s’impose : même si cet acte est loué et valorisé dans notre culture, s’il est considéré comme une exigence morale, et même pour certains un « devoir sacré », il est loin d’aller de soi. Il est facile de dénoncer l’égoïsme et la xénophobie des autres, mais soyons honnêtes : dans les faits, nous sommes loin d’ouvrir notre porte à n’importe qui, nous nous méfions des auto-stoppeurs, et les infos dont nous sommes bombardés sur nos divers écrans ne favorisent pas un excès de confiance envers autrui. Reconnaissons que l’hospitalité n’est pas évidente, et qu’elle elle peut à tous les niveaux se muer en son contraire, devenir inhospitalière. Et dès qu’on essaie de la promouvoir et de la défendre, on suscite souvent une force antithétique, une pulsion inhospitalière, chez les autres mais aussi, osons l’avouer, en nous-mêmes. On résiste. L’hospitalité est ambivalente dirait la psychanalyse. Et cela semble vrai des nombreuses formes différentes d’hospitalité (au plan personnel, politique, ou cosmopolitique) : Est-ce donc si difficile d’être hospitalier ? Est-ce que l’hospitalité est en danger ?
I. L’hospitalité en danger, en France et en Europe.
C’est le constat que font, en véritables lanceurs d’alerte, Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc, dans La fin de l’hospitalité, l’Europe terre d’asile ? Au moment de la parution de leur ouvrage, en 2017, les auteurs notent que notre attitude vis-à-vis de l’accueil des immigrés a radicalement changé :
1948 : La déclaration universelle des droits de l’homme stipulait que « toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État » et que « nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité ni de son droit à changer sa nationalité ».
1993 Les Lois Pasqua durcissent le statut des étrangers résidant en France de manière légale ou illégale
1995 : Le gouvernement français (Debré) crée le « délit d’hospitalité », menaçant de prison toute personne aidant les étrangers en situation irrégulière, soit en logeant des demandeurs d’asile, soit en rechargeant leurs portables, soit en les aidant à passer la frontière. » […] Sous la pression de maintes associations, ce décret loi a été contesté, les procès intentés à cet égard ont finalement abouti, après appel, à des non-lieux, mais à notre connaissance, le texte de loi n’a pas été formellement abrogé. Dans une proposition de loi constitutionnelle datant du 1er mars 2021, dont l’objectif est d'ajouter le concept de « Solidarités » à la devise française2, on peut lire : « Le 6 juillet 2018 le Conseil Constitutionnel a reconnu, pour la première fois, la valeur constitutionnelle de la fraternité à l'occasion d'un délit de solidarité. Cette décision estime que le « délit de solidarité » ou « délit d'hospitalité » n'est pas pénalement condamnable dans un certain nombre de circonstances.3. Cela laisse entendre que, sur le fond, l’expression « délit d’hospitalité » demeure en vigueur dans certaines situations, malgré quelques restrictions relevant de « l’immunité humanitaire » (terme éloquent, l’humanitaire devenant une sorte d’exception à la règle),
2015 : Selon Brugère et Le Blanc, presque toute l’Europe expérimente le délit d’hospitalité. « Accueillir est devenu tabou. Comment, demandent-ils, en sommes-nous nous arrivés à ce déni d’hospitalité ou, pis, à ce délit d’hospitalité 4 ? »
Une émission de France culture du 6 décembre 2021, intitulée « Crise des migrants : avons-nous perdu le sens de l’hospitalité ?5 » participait du même constat : Michel Agier, anthropologue, parle d’un « harcèlement » de l’État à l’égard des migrants, les acculant à des solutions d’exil de plus en plus périlleuses, comme le naufrage qui a fait 27 morts le 24 novembre 2021 dans la Manche, parce que les gouvernements se renvoient régulièrement la balle quand il s’agit de secourir des naufragés. Plus de 1000 personnes ont ainsi péri en mer en 2021.
Selon Agier, la plupart des États ont une politique concertée, quoique non reconnue telle quelle, de rejet des exilés : elle touche plus particulièrement des personnes « noires et brunes, bien marquées sur le plan de leur origine : elles sont implicitement ou explicitement indésirables. […] Il y a un principe de base qui déjà est discutable : la migration est un danger, la migration est un problème ». Autrement dit, comme nous le disions plus haut, l’hospitalité est en danger dès que l’on considère qu’elle est un danger.
Un certain nombre de citoyens et d’associations humanitaires sont en total décalage avec l’attitude des gouvernements, qui sous la pression font quelques efforts, au moins verbaux. Mais la partie est loin d’être gagnée. Il n’est plus évident pour tout le monde qu’il faille pratiquer l’hospitalité. On se souvient du propos malheureux de Rocard en 1990 : « La France ne peut accueillir toute la misère du monde » Par la suite, l’ancien premier ministre socialiste a précisé ce qu’il voulait dire : « La France et l’Europe peuvent et doivent accueillir toute la part qui leur revient de la misère du monde ! » Mais il est symptomatique que la phrase ait été maintes fois détournée pour justifier une indifférence, voire un rejet à l’égard de l’immigration .
L’hospitalité, dira-t-on alors, “oui, peut-être, mais avec des limites, des garde-fous”, donc des barrières : L’hospitalité doit être conditionnelle.
II . L’Hospitalité conditionnelle.
Ce n’est pas d’hier que l’hospitalité a été codifiée dans différentes cultures. La mythologie grecque nous montre les conditions dans lesquelles l’hospitalité a été pratiquée. On constate que, même si l’on accueille quelqu’un sans arrière-pensée, la plupart des cultures préconisent une logique de rétribution, un « donnant-donnant », un échange de dons6 ou de bons procédés (si je suis reçu par un hôte, je dois lui rendre la pareille, rendre en retour). Dans l’Iliade, [120-236] le troyen Glaucos, opposé à Diomède au milieu du combat, se souvient que leurs familles étaient liées par des liens d’hospitalité : Le grand-père de Diomède avait accueilli dans son palais celui de Glaucos, et qu’ils avaient échangé les présents d’hospitalité. Devant Troie, leurs descendants renouvellent cet échange. Diomède donna à Glaucos ses armes, et celui-ci lui fit présent des siennes. Puis chacun reprit sa place dans la mêlée, sans se combattre l’un l’autre.
Ces lois d’échange n’étaient pas écrites, elles faisaient partie d’une sorte de « droit naturel » bien plus contraignant que des lois humaines puisque se référant au sacré, à la divinité (en Grèce un des attributs de Zeus est d’être protecteur des hôtes (Ζεὺς Ξένιος).
Il faudra attendre le XVIIIème siècle pour assister avec Kant à une véritable tentative de codifier juridiquement l’hospitalité. Cela se trouve dans Vers la paix perpétuelle, Art 3. Pour Kant, « même si les hostilités n’éclatent pas, elles constituent pourtant un danger permanent. L’état de paix doit donc être institué.7 ». Et pour ce faire, il faut commencer par instituer l’hospitalité, juridiquement, en termes de droit. L’hospitalité a pour finalité la pacification. Mais cette hospitalité est soumisse à des restrictions :
« L’hospitalité signifie le droit pour l’étranger, à son arrivée sur le territoire d’un autre, de ne pas être traité par lui en ennemi (feindselig). »
Ne pas traiter en ennemi », c’est le minimum, cela sous-entend qu’on n’est pas obligé d’accueillir l’étranger « à bras ouverts », avec une profusion de cadeaux. Au mieux, il s’agit de ne pas lui nuire, de faire en sorte que l’ennemi potentiel qu’il peut être devienne un hôte, quelqu’un de fréquentable, sans plus. Il faut que l’hostis (ennemi) devienne un hospes (hôte, quelqu’un qui peut ou que l’on peut recevoir)
Il faut ici s’arrêter à l’étymologie « hôte », qui en français signifie «celui qui donne ou reçoit l’hospitalité ».
- Première surprise, le mot hôte, lié au latin hospitalitas, qui a donné hôpital et hospice8, réunit en un seul mot deux sens opposés, et distingués dans d’autres langues, par ex. en anglais host (celui qui accueille) ≠ guest (celui qui est accueilli)9.
Cette particularité sémantique est intéressante: en français, l’hôte est aussi l’hôte de son hôte, autrement dit, il est en même temps celui qui accueille l’autre et celui qui est accueilli par l’autre, et les rôles peuvent s’intervertir. Celui qui est accueilli a aussi à accueillir l’autre, il donne autant qu’il reçoit. Le français montre que l’hospitalité est une relation instable, qui peut se renverser, s’inverser. On est toujours l’hôte d’un hôte, au double sens du mot français, recevant/reçu.
- Deuxième surprise, selon le linguiste Benvéniste, le mot latin Hospes est formé sur le latin hostis (au départ = « étranger », « ennemi » d’où « hostile »). A ce mot hostis s’est ajouté l’élément °pet- ou pot- ( d’où hospes, hospitis) qui correspond à l’idée de “maître” ; On le retrouve dans le sanskrit “patih ”, « maître » et « époux », dans le grec posis (πόσις , fiancé, époux, maître de maison) et son composé despotès (δεσπότης, à l’origine « maître de maison ») d’où despote, puis dans le latin potere, possum, ( = pouvoir, je peux).
L’origine indo-européenne lie donc le « soi-même » au pouvoir, l’identité à la domination. Nous avons à faire ici à une toute autre idée de l’hospitalité, puisque Hospes a la valeur de « maître de maison » : l’hôte est alors celui qui impose sa loi à celui qu’il reçoit, parce qu’il est lui-même, chez lui, et non pas autre, venu d’ailleurs, étranger. On se souvient du mot de Freud : « le moi n’est pas maître dans sa propre maison. » Cette phrase est au fond extrêmement subversive, si l’on songe qu’elle bouscule une culture de trois mille ans et peut être plus, pour qui, cela est inscrit dans l’étymologie, le moi (le soi-même) se veut justement le « maître dans sa propre maison » ; là, les rôles ne sont plus interchangeables, il y a l’hôte qui décide et l’autre qui implore. Parce qu’il est lui-même chez lui, l’hôte peut s’ériger en maître (de maison), s’arroger le droit d’accorder (ou non, c’est là son pouvoir) l’hospitalité à l’étranger, à l’ennemi, transformant son statut d’être hostile, dangereux, en hôte reçu, en être qu’on accueille avec respect.
Kant poursuit : « On peut renvoyer l’étranger, si cela n’implique pas sa perte, mais aussi longtemps qu’il se tient paisiblement à sa place, on ne peut pas l’aborder en ennemi. 10» Toute la question sera le sens de ce « à sa place », dans une situation qui, justement, remet en question les places (l’étranger ou l’autre en dehors, et le moi, ou le membre de la famille ou de la communauté à l’intérieur) : l’hospitalité crée une porosité de la frontière, où l’extérieur fait intrusion à l’intérieur. Face à ce danger, la réponse de Kant est en substance : on vous accueille, mais il ne faudra pas trop bouger et rester sage, sinon… « On peut renvoyer l’étranger, si cela n’implique pas sa perte». Cela suscite trois remarques :
1° La question de l’évaluation du danger que courent certains exilés en étant renvoyés chez eux n’est pas aisée, comme on le voie dans la contestation des OQTF qu’organise régulièrement la CIMADE11. L’estimation de ce danger suppose une connaissance des pays d’origine et de leur langue, qui fait souvent défaut.
2° Le besoin de cadrer l’hospitalité, de lui poser des limites, des conditions, nous entraîne vite dans une hospitalité de surface, une hospitalité qui est plus une tolérance qu’un accueil. Au nom d’un “pragmatisme”, ou d’un réalisme économique pratiqué par nos gouvernants et un certain nombre de leurs opposants (ceux qui citent Rocard à tort et à travers), on en vient à pratiquer une hospitalité qui n’est plus que la caricature d’elle-même : sous le prétexte qu’il faut « savoir à qui l’on a à faire », l’hospitalité se fait contrôle policier, « flicage ». Il faut montrer patte blanche pour être accueilli. Fichage, empreintes, tri en fonction des intérêts de l’État qui accueille. Au départ, on trie pour éviter le terrorisme, on veut prévenir tout abus d’hospitalité. Mais cela dérape vite en tracasseries administratives kafkaïennes, en formalités impossibles à effectuer, qui deviennent indécentes dans les camps de réfugiés, comme en témoigne Michel Agier (cf, émission citée, note 4,p.2) : « Il n’y a pas seulement les violences policières à l’égard des demandeurs d’asile, il y a aussi les réglementations infernales, qui rendent les gens fous : ils ne peuvent pas déposer une demande ici, ils ne peuvent pas la déposer ailleurs, ils essaient d’aller à un endroit, ils ne peuvent pas y aller. »
On retrouve ce que l’étymologie de hôte nous révélait : L’hôte (hospes, host) est le maître de l’hôte (guest) il entend bien le rester. Il est chez lui, « la France est aux français », il entend rester ce qu’il est, garder la domination de son oikos12, défendre ce qu’il imagine être son identité13 et son chez-soi, Le maître de maison dit : « faites comme chez vous » mais il est bien entendu que ce serait une faute grossière si son invité le prenait à la lettre : Cette adresse hypocrite d’hospitalité veut dire au contraire: « Rappelez-vous que vous n’êtes pas chez vous, « restez à votre place ». C’est-à-dire restez étranger, toujours susceptible d’être renvoyé, expulsé.
L’hospitalité conditionnelle peut donc déraper et devenir tout sauf de l’hospitalité. Au mieux elle donne un secours ponctuel, momentané (ce qui est bien sûr mieux que rien) mais elle n’est pas fondamentalement accueil.
3° Il y a en nous, qu’on l’admette ou non, un sens, sinon inné, du moins ancré en nous, une sorte d’exigence morale, qui va à l’encontre de ce que dit Kant ici, et qui nous dit: « L’hospitalité ne doit pas calculer , elle devrait être désintéressée, inconditionnelle. Elle ne doit pas exiger pas de son bénéficiaire d’avoir une lignée, un quelconque titre de noblesse, ou un bon compte en banque. En face d’une personne dans la détresse absolue, (ou plus simplement de quelqu’un que nous voulons accueillir) nous sentons, par delà toutes nos réticences possibles, que ce n’est plus le moment de mégotter sur les conditions de l’ouverture de nos portes. Dans certains cas, il faut choisir, tout de suite : une porte ne peut pas être simplement entr’ouverte, on ne peut pas dire « Entrez mais restez sur le seuil ». Ex : pendant la 2nde guerre mondiale, l’accueil ou non de juifs en danger de mort absolue. La demande d’hospitalité nous tombe dessus, fait irruption à un moment unique, particulier, bouleverse la tranquillité de notre chez-soi. Nous avons toujours la possibilité de nous défiler, pour des raisons parfaitement défendables (peur des représailles pour nous ou nos proches par ex.), nous avons cette liberté : mais nous ne pouvons pas rester dans l’indécision au moment où il y a ce genre d’appel. `
III. L’irruption d’une hospitalité inconditionnelle.
Irruption, parce que le fait s’impose, comme une expérience existentielle que peut-être tout humain peut faire, à condition qu’il reste « humain », et c’est bien là la question : en matière d’hospitalité, on remarque qu’il y a, au niveau de l’individu, une sorte d’exigence éthique inconditionnelle, qui ressemble fort à « l’Impératif catégorique »14 de la loi morale chez Kant, ou la conscience morale chez Rousseau15. On peut bien sûr évoquer aussi le « Tu ne tueras point » que le visage de l’Autre signifie pour Lévinas, directement en relation avec l’hospitalité inconditionnelle16 : ce commandement du Décalogue17 ordonne implicitement de secourir quiconque est en danger de mort, puisque ne pas obéir à une telle exigence serait se rendre complice de meurtre, un consentement meurtrier18 selon le titre du livre de Marc Crépon.
D’où vient cette exigence ? C’est un appel, nous l’avons dit, un appel au secours, une situation de détresse qui la déclenche, qui l’actualise. Mais pourquoi l’appel de l’autre nous touche-t-il, ou pas ? Difficile de le dire. Des traditions religieuses immémoriales font intervenir des divinités, qui récompensent ou menacent des humains incapables de s’y conformer par eux-mêmes. Aujourd’hui, « chez nous », la religion est devenue une affaire privée, elle ne régit pas la ou les sociétés comme au temps des religions d’État. Mais les récits immémoriaux, les mythes, les écritures dites « saintes » semblent continuer à exercer leur influence, en nous transmettant une expérience de l’Hospitalité. Que disent- ils ?
Curieusement, qu’elle est à la fois une chose absolument nécessaire et en même temps impossible. Nous retrouvons là notre idée de départ : l’hospitalité enferme en elle-même une tentation contraire d’inhospitalité.
1. Nous ne pouvons pas vivre la loi inconditionnelle de l’hospitalité sans avoir tendance à la trahir, à la restreindre dans la réalité, à la conditionner, à dire « oui mais.. », à trouver des prétextes pour éviter de devenir hôte, et en un sens otage de l’autre. Mais alors, nous savons que nous trahissons l’hospitalité : elle est en danger parce qu’elle nous dépasse, elle est trop exigeante, d’où la tentation de la rejeter, de [faire semblant de ] ne pas entendre l’appel.
Dans la parabole du Bon Samaritain, (Luc, 10, 29-37), Jésus demande qui est le prochain de l’homme tombé aux mains des brigands ? « celui qui a pratiqué la miséricorde19 à son égard » répond le professeur de Tora, bien embêté, car le Samaritain est un étranger, hérétique, non digne d’hospitalité, c’est lui pourtant qui accorde l’hospitalité à un homme dont il ignore tout, et dont le texte ne dit rien. Le « prochain 20», c’est l’hospitalier qui répond à l’appel, sans condition. Et, contrairement à d’autres nombreux textes évangéliques, il ne le fait pas pour avoir une récompense, ou pour éviter un châtiment, mais simplement pour vivre en humain : “Fais cela et tu vivras” dit le Nazaréen : comme si la récompense était dans l’acte d’hospitalité lui-même, comme s’il était à lui-même sa propre justification , comme si c’était ça vivre : accueillir l’autre, le mettre à l’abri, être son hôte. Il faut être le prochain de son prochain, l’hôte de son hôte, point. Quoi qu’il en coûte !
2. Mais il faut voir aussi que l’Hospitalité inconditionnelle est par elle-même dangereuse. Elle se trouve ici confrontée à un danger opposé à celui que nous avons vu, celui d’être étouffée, bridée, bloqué par notre désir de sécurité, de protection de notre bien être et de nos proches. Elle va maintenant être en un tout autre sens en danger, parce que justement elle va décider de rejeter tout préoccupation frileuse de sécurité, tout marchandage terre-à-terre avec la survie, pour aller au bout d’elle-même. L’Hospitalité, si elle est inconditionnelle, peut aller jusqu’à risquer la vie de celui qui la pratique. Il y a dans cette intransigeance, ce tout ou rien de l’hospitalité ce que les grecs nommaient hubris [ὕϐρις], démesure, sans que cette démesure soit forcément perçue comme un mal21. Cependant les grecs pensaient que tout excès devait être tempéré par le garde-fou de la sophrosunê [σωφροσύνη] la modération, prudence, ce qui n’est plus le cas si l’hospitalité est sans conditions. Il y a alors danger parce qu’il y a « folie » ou plutôt folies et dangers, au pluriel, dont on peut repérer quelques formes :
a) « L’aliénation » L’’hospitalité fait vaciller la frontière entre l’intérieur et l’extérieur, le dedans et le dehors. Quelqu’un arrive, je l’invite ou il s’invite, il entre chez moi avec mon consentement plus ou moins acquis, mais finalement l’autre étant chez moi, mon « chez moi » se retrouve chez l’autre, je ne me sens plus vraiment chez moi. Les rôles s’inversent dans un jeu de miroir. Mon Heimat (Home), cet habiter où je retrouve ce qui m’est familier, — le contraire de l’ « Unheimlich » l’« inquiétante étrangeté » qu’analyse Freud22 — se retrouve bouleversé, par l’intrusion de l’autre.
On peut voir que si l’hospitalité inconditionnelle s’impose comme une exigence, cela ne veut pas dire qu’elle soit toujours bonne, agréable, « sympa », on dirait aujourd’hui « cool » (le bien contre le mal, le gentil hospitalier contre le vilain égoïste). Dans l’ouverture [de notre porte] à autrui, on peut y laisser des plumes, au point de se retrouver dépossédé de ses biens, ou même de ce qu’on appelle « soi » : (ne plus être (chez) soi, c’est cela l’« aliénation », un devenir « alienus » (radicalement autre ≠ alter ).
b) L’hospitalité peut tourner à l’effraction, au vol, ou au viol. L’autre/l’hôte peut se faire v(i)oleur, Les deux se rejoignent dans tous les textes où l’épouse est considérée comme un « bien » , dans le Décalogue notamment ; « Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne : rien de ce qui est à lui. » Exode, 20,17. Mais même s’il est en général admis que la femme ne peut plus aujourd’hui être mise sur le même rang qu’une vache ou un chameau, nous gardons dans les strates profondes de notre culture, même si cela contrarie le féminisme contemporain, l’idée que l’épouse est celle qui peut être « possédée » et par conséquent dont l’époux peut se voir dépossédé23. Justement parce qu’elle parce qu’elle est interdite (Décalogue) elle devient l’objet de la tentation, d’autant qu’elle est (ou a longtemps été) le symbole du chez-soi, de l’intérieur, du foyer (« la femme au foyer »), de l’Heimat. Dans Totalité et Infini Lévinas met en évidence, un lien - sans doute culturel, bien qu’il semble l’essentialiser - entre la maison, le chez soi et le féminin :
« L’Autre dont la présence est discrètement une absence et à partir de laquelle s’accomplit l’accueil hospitalier par excellence qui décrit le champ de l’intimité, est la Femme. La femme est la condition du recueillement, de l’intériorité de la Maison et de l’habitation. […] L’accueillant par excellence, l’accueillant en soi est l’être féminin. » 24
Qu’on le déplore ou non, on retrouve ce lien sémantique entre “intérieur” et “épouse”, comme “femme d’intérieur” dans bien des cultures. En japonais , « mon épouse » se dit kanai 家内, de 家, Ka [ie] = maison, et 内 Nai (uchi) = le chez-soi, l’intérieur de la maison. dedans, chez-soi (home). Donc littéralement : « mon épouse » c’est le plus intérieur, le plus intime du chez-moi, et donc ce qui suscite, dans la situation hospitalière, à la fois la tentation et l’interdiction de l’adultère. La femme doit accueille mais aussi se réserver, se cacher. On pense également à l’arabe : حَرَام [ḥarām]25, à la fois l’interdit ; l’inviolable et le sacré, - comme l’hospitalité dont on dit, précisément, qu’elle est un devoir « sacré ».
Il est vrai que, dans la tradition, l’intrusion de l’hôte étranger dans l’intimité du foyer (i.e. de la femme) n’est pas toujours présentée comme un crime, dans la mesure où elle est parfois un moyen déguisé de se faire faire un enfant (ou d’en faire faire un à sa femme) lorsqu’il y a stérilité dans le couple. Il arrive parfois, dans les textes grecs ou bibliques, qu’après le passage d’hôtes (divins ou pas), arrive neuf mois après, comme par miracle, (ou préfiguration de P.M.A !), un nouveau-né qu’on espérait plus. C’est, entre autres, l’histoire d’Abraham, à qui l’hôte dit « “Où est Sara, ta femme ? ”Il répondit :“Elle est dans la tente. 26” “Je reviendrai chez toi l’an prochain ; alors, ta femme Sara aura un fils.” [Genèse, 18, 9-10]
Mais l’intrusion de l’hôte peut prendre des formes plus dangereuses pour celui qui reçoit, lorsqu’elle tourne à l’adultère. C’est le cas dans une des violations d’hospitalité des plus célèbres, puisqu’elle est à l’origine de la guerre de Troie: Ménélas, roi de Sparte, « accueillit avec hospitalité » Énée et Pâris mais, devant partir en Crète aux funérailles de son grand-père Catrée, « confia à Hélène le bien-être de ses hôtes, lui ordonnant de « les garder à Sparte aussi longtemps qu’ils voudraient y demeurer. » On connaît la suite, Pâris se fit aimer d’Hélène, qui s’enfuit avec lui pendant la nuit, avec tous les trésors qu’elle put emmener, et, abandonnant sa fille, Hermione, âgée de neuf ans,. 27 »
Outre la guerre de Troie que va déclencher ce « rapt consenti », cet événement est un véritable scandale car il remet en cause la sacro-sainte loi de l’hospitalité.
On peut lire dans l’Iliade, cette requête de Ménélas : « Sire Zeus, donne-moi de punir celui qui m’a, le premier, fait tort, le divin Alexandre [autre nom de Pâris], et dompte-le sous mon bras. Ainsi chacun désormais, jusque chez les hommes à naître, redoutera de faire tort à l’hôte qui lui a montré amitié. 28 » Le crime de Pâris aurait dû offenser particulièrement Zeus, en tant que protecteur des hôtes (Ζεὺς Ξένιος), puisque Pâris était l’hôte de Ménélas. C’est ce que dit Eschyle, [Agamemnon, 60 suiv, 367 suiv., 699 suiv.] : Pâris doit payer « le mépris » qu’il a fait « de la table hospitalière et de Zeus, gardien du foyer ». Mais le moins qu’on puisse dire est que Zeus a laissé traîné les choses, et pour cause : le Roi de l’Olympe, en grand séducteur et violeur sous l’éternel qu’il était, était mal placé pour donner des leçons de vertu aux mortels. En témoigne entre mille autres l’histoire d’Amphitryon, dont il est remarquable qu’il est devenu un nom générique en portugais : anfitrião (signifiant l’hôte qui reçoit) ≠ hóspede (celui qui est accueilli) (cf supra, note 9). Amphitryon est devenu le parangon de l’hospitalité, mais aussi du mari trompé, illustration du danger d’une hospitalité par trop confiante, parce qu’inconditionnelle. La mythologie nous raconte que pour épouser sa fille Alcmène, son beau-père Electrion avait imposé à Amphytrion de venger les frères de sa fiancée. Lorsque une fois cette mission accomplie, il revint à Thèbes, Alcmène ne manifesta aucune joie ni aucune surprise à son retour, et pour cause : elle affirma qu’il était revenu la nuit précédente et qu’il avait consommé leur mariage. Le devin Tirésias dévoila le pot-aux-roses : Ayant pris la forme du héros, Zeus avait passé la nuit avec Alcmène ! De cette union naîtra Héraclès. Cf Grimal Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine p.33
Plaute puis Molière tirèrent admirablement partie de cette histoire (Amphitryon, 1668) qui met en scène le dérapage de l’hospitalité en adultère: C’est une réplique de la pièce (« le véritable Amphitryon est l’Amphitryon où l’on dîne », qui a donné à Amphitryon sa réputation d’un hôte parfait, peut-être un peu trop, en tout cas forcé d’admettre une forme de « droit de cuissage » que Zeus avait exercé sur Alcmène (on suppose là un clin d’œil discret de Molière aux frasques du Roi Soleil son protecteur.)
Mais cette « folie » de l’ anfitrião, le cocu, ne l’est que dans un sens très atténué (celui de la naïveté, celui du « bien fol qui s’y fie29 »,), au regard des excès véritablement démesurés que peut impliquer la logique de l’hospitalité inconditionnelle, dont la loi fonctionne en autarcie, et à qui on ne peut plus demander des comptes, parce qu’elle est considérée comme sacrée.
c) L’intransigeance de l’ « honnêteté hospitalière » peut alors poser d’autres cas de conscience bien différents, par exemple dans l’omerta sicilienne ou le code de l’honneur du « bandit corse »: quel que soit le crime qu’ait pu commettre l’hôte (guest), celui qui le reçoit (host) est son otage, comme dit Derrida, il est obligé de le cacher, de ne pas le dénoncer : cela n’est pas perçu comme une complicité avec un ami criminel que l’on couvre, ni comme un acte maffieux, mais comme une question d’honneur30, autre façon de nommer le sacré. Pourquoi cela peut-il être qualifié de folie ? Parce que ce genre de loi ne tolère aucune immunité, aucune exception, elle ne tient plus compte d’un quelconque contexte, donc de la « réalité ».
On en trouve une illustration extraordinaire dans le livre de la Genèse,19, 1-9 31: Loth, lui-même étranger résidant dans la ville de Sodome supplie des hôtes, ou d’anges32, d’accepter son hospitalité, « leur fait un festin », mais les habitants de Sodome exigent de Loth qu’il livre ses hôtes « pour les connaître »33”. Réponse de Loth :“Je vous en prie, mes frères, ne faites pas le mal ! [8] Voici que j’ai deux filles qui n’ont pas connu d’homme, je veux bien les faire sortir vers vous et vous les traiterez comme bon vous semblera. Que seulement vous ne fassiez rien à ces hommes, puisqu’ils sont rentrés à l’ombre de mon toit !” » [Traduction Bible de Jérusalem]
On imagine que le mouvement Me too ne serait pas aux premières loges pour défendre ce type d’hospitalité !
On trouve un autre exemple intéressant du danger de l’hospitalité inconditionnelle dans une nouvelle de Camus, intitulée L’Hôte34. Si l’hospitalité est ici « folle », c’est qu’en étant partagée, elle débouche sur le contraire de ce qu’elle était censée rechercher : la mise à l’abri de l’hôte reçu. Remarquable exemple d’aporie de l’hospitalité, où les deux protagonistes sont fidèles aux exigences d’une hospitalité inconditionnelle : En Algérie, un instituteur français refuse de livrer à la police un prisonnier arabe qu’on lui a confié, il l’ héberge malgré le risque, lui fait confiance, et lui offre la possibilité d’échapper à la police, mais le prisonnier, « l’Arabe », ne voulant pas trahir la confiance de son hôte, part dans le désert pour se livrer à la police et risquer la mort (pour ne pas porter tort à celui qui l’a accueilli et aidé) ; il devient ainsi l’hôte de son hôte. « Dans la brume légère, [l’instituteur], le cœur serré découvrit l’Arabe qui cheminait lentement sur la route de la prison. » Et la chute est terrible : « Un peu plus tard, revenu dans sa salle de classe, l’instituteur peut lire, « sur le tableau noir [de sa classe], entre les méandres des fleuves français […], tracée à la craie par une main malhabile, l’inscription : “ tu as livré notre frère. tu paieras.” » op.cit.p.99
Mais l’exigence hyperbolique de l’hospitalité inconditionnelle atteint ses sommets avec ce que nous nommerons « la folie évangélique », sans nulle intention de la disqualifier : la « folie », où l’ὕϐρις, la démesure que constitue cette forme d’hospitalité est en effet admirable de grandeur d’âme, et en même temps impossible à tenir lorsqu’on la pousse au bout de ses derniers retranchements, de façon quasi-suicidaire. Jésus de Nazareth joue sur ce plan un rôle emblématique dans notre culture, nous n’y reviendrons pas ici. Notons seulement que si l’on met entre parenthèses la foi chrétienne en la résurrection, l’amour christique, qui peut s’interpréter au sens large comme une forme d’hospitalité, se termine très mal : par un supplice, par une croix, un écartèlement tragique entre le divin (le sacré, l’impossible, l’idéal) et le médiocre possible humain où l’hospitalité absolue ne peut-être que bafouée, en tout cas déçue, sauf miracle. En voici trois exemples :
- La légende de Saint Julien l’Hospitalier de Flaubert
Flaubert s ‘inspire de La légende dorée de Jacques de Voragines, en l’illustrant de manière saisissante : Julien porte secours à un homme : en approchant de lui sa lanterne, Julien s’aperçut « qu’une lèpre hideuse le recouvrait ; Cependant il avait dans son attitude comme une majesté de roi. […]Tel un squelette, il avait un trou à la place du nez ; Et ses lèvres bleuâtres dégageaient une haleine épaisse comme du brouillard et nauséabonde. » Julien, en bon Samaritain, répond aux appels du malade (« J’ai faim », « J’ai soif » « J’ai froid »), mais, c’est cela qui nous intéresse ici, Flaubert déplace à l’extrême le curseur de l’hospitalité inconditionnelle, puisque le Lépreux demande à Julien :
«- Déshabille-toi, pour que j’ai la chaleur de ton corps ! » Julien ôta ses vêtements ; puis, nu comme aujourd’hui de sa naissance, se replaça dans le lit ; et il sentait contre sa cuisse la peau du Lépreux, plus froide qu’un serpent et rude comme une lime. Il tâchait de l’encourager ; et l’autre répondait, en haletant :
- « Ah ! Je vais mourir !.... Rapproche toi, réchauffe moi ! Pas avec les mains ! Non ! Toute ta personne. »
Julien s’étala dessus complètement, bouche contre bouche, poitrine contre poitrine.
. Alors le Lépreux l’étreignit ; Et ses yeux tout à coup prirent une clarté d’étoiles ; ses cheveux s’allongèrent comme les rais du soleil ; le souffle de ses narines avait la douceur des roses ; un nuage d’encens s’éleva du foyer35, les flots chantaient. Cependant une abondance de délices, une joie surhumaine descendait comme une inondation dans l’âme de Julien pâmé ; et celui dont les bras le serraient toujours grandissait, grandissait, touchant de sa tête et de ses pieds les deux murs de la cabane. Le toit s’envola, le firmament se déployait ; – et Julien monta vers les espaces bleus, face à face avec notre Seigneur Jésus, qui l’emportait dans le ciel.36 ».
Dans ce morceau de bravoure fait de terreur sacrée et d’extase mystique, on mesure le danger [et le courage] de l’hospitalité. Oui, évidemment si on garde, comme on dit justement, « les pieds sur terre », embrasser, et ici cela est plus que suggéré, faire l’amour avec un lépreux, “c’est de la folie”, cela va à l’encontre de toutes les règles de prudence sanitaire et de tous les confinements. Mais ce qui nous intéresse ici, est, par delà la profusion de clichés chrétiens dans la représentation du surnaturel, la découverte de la molécule pour ainsi dire chimiquement pure de l’hospitalité, dans son état le plus extrême : le lépreux retrouve au centuple sa dignité perdue, de même que son hôte, en retour.
- Viridiana de Buñuel
Le visage grotesque du lépreux de Flaubert nous renvoie à un autre lépreux, celui de Viridiana, film pour lequel Luis Buñuel obtint une palme d’or à Cannes en 1961. Viridiana est une jeune et belle novice qui est sur le point de prononcer ses vœux et entrer dans un couvent, mais à la suite du suicide de son oncle, Don Jaime, riche bourgeois, elle hérite de son domaine et décide de consacrer sa vie aux pauvres en les accueillant dans sa fastueuse demeure. Elle met en pratique une hospitalité quasi-impossible, elle « tente le diable » pourrait-on dire, en prenant son christianisme à la lettre, notamment Luc,14, 12. « Jésus dit à celui qui l’avait invité : “Quand tu donnes un déjeuner ou un dîner, ne convie ni tes amis, ni tes frères, ni tes parents, ni de riches voisins, de peur que eux-aussi ne t’invitent à leur tour et que ta politesse te soit rendue (autrement dit, ton hospitalité ne serait que conditionnelle, intéressée). [13] Quand tu offres un festin, invite au contraire des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles. » Et pour Viridiana, ce qui devait arriver arriva : les domestiques démissionnent, ulcérés de voir la demeure de leur maître envahie par des gueux (car il s’agit bien de « gueux », de « misérables » à tous les sens du terme). Tout alors dérape de façon grandiose : un soir où les maîtres sont absents, ces gueux organisent un banquet, se soûlent, se battent, copulent, transforment leur fête en orgie, que Buñuel filme explicitement comme une parodie de la Cène37. Devant le retour prématuré de Viridiana et de Jorge son cousin, la plupart fuient, mais l’un des mendiants maîtrise Jorge et l’autre viole pratiquement leur bienfaitrice, avant de se faire tuer par l’autre mendiant.
Par delà la provocation de Buñuel à l’égard du catholicisme franquiste, Viridiana peut être lu comme une réflexion sur la « folie » et l’absence de limites d’une hospitalité inconditionnelle, qu’il ne condamne pas, mais dont il montre le naufrage, à travers le personnage de Viridiana : l’hospitalité évangélique est folle et irréaliste, compte tenu de l’inhumanité des riches autant que des miséreux. Et c’est bien un visage de folle que montre Viridiana après le drame, celui d’une autre folie, celle du désespoir, la retombée dans “l’humain trop humain” (ou plutôt l’inhumain) : les cheveux défaits, le regard vide et désillusionné, elle cède aux avances de son cousin et finit par s'installer avec lui, qui la partage sans vergogne avec leur servante dans un ménage à trois.. De la folie mystique on tombe dans le dérisoire. Là où l’ouragan de l’Hospitalité hyperbolique est passé, la vie des hôtes (hosts aussi bien que guests) est totalement bouleversée. C’est ce qui se passe aussi, d’une manière différente, dans un autre film qui lui aussi fit scandale, cette fois-ci auprès de la bourgeoisie italienne, en 1968 :
Théorème (Teorema) film italien de Pier Paolo Pasolini, conçu en parallèle avec un roman du même auteur. Manifestement, le « visiteur » joué par Terence Stamp (on ne connaît pas son nom) est une allusion (blasphématoire ou non ?) au Christ, puisque sa venue va bouleverser ceux qui le rencontrent, en l’occurrence toute une famille. Ce qui frappe est l’impossibilité de distinguer qui le premier accueille l’autre, qui est host ou guest38. Théorème est la “parabole d’une hospitalité énigmatique”, selon les mots de Pasolini lui-même: une sorte de « viol » collectif y a lieu, il y a bien une sorte d’effraction, mais n’est-il pas paradoxal de parler de « viol » lorsqu’il y a « consentement» ? Le « visiteur » » fait en tout cas intrusion, tout en étant reçu – on ne sait qui il est, d’où il vient39 -, dans une famille de la grande bourgeoisie, et il séduit toute la famille y compris la bonne (littéralement - il couche avec tous - mais aussi spirituellement, il agit comme un révélateur de l’intériorité de chacun). Condamnerait-on aujourd’hui condamner le héros au nom du concept « d’influence 40» ? Hormis les cas de pédophilie, où le législateur a tranché en décidant qu’on ne peut pas parler de « consentement » en deçà de l’âge de 15 ans, peut-on établir une barrière nette, juridique ou non, entre le moment où quelqu’un accepte une relation, se donne (ouvre son « chez soi » le plus intime, son corps, le chez-soi de son chez-soi pourrait-on dire, donc donne l’hospitalité d’une certaine manière) et d’autres situations où il y a intrusion, effraction, viol ? Au milieu du film (et aussi dans le livre) Jérémie est cité « Tu m’a séduit, Dieu, et je me suis laissé séduire, tu m’as violenté (même au sens physique du mot41) et tu as eu le dessus. », Pasolini montre clairement 42 que la frontière entre l’hospitalité et l’intrusion est plus complexe qu’on le croit : Il y a sur le pas de la porte de l’hospitalité une zone frontière où tout peut se produire, où l’on ne sait plus si l’amant(e?) séduit ou force, ou les deux ! Au fond, sait-on jamais vraiment à qui on ouvre sa porte, son sexe ou son cœur ? Serait-ce une raison pour cadenasser notre « chez soi », le sécuriser par une série de conditions, de codes barres, de contrôles ? Qu’adviendrait-il de la surprise, de la découverte d’autrui, lorsqu’au moment où « l’on se rend », où la relation bascule, pour le pire ou le meilleur, avec la possibilité toujours ouverte de la plus terrible des trahisons (puisque justement l’hospitalité ouvre ou fait pénétrer, si l’on peut dire, dans le plus intime) ? N’est-ce pas au prix de ce risque que se paie le bonheur d’accueillir et d’être accueilli ? Le héros christique de Théorème dévoile toute l’ambiguïté de l’hospitalité, puisqu’il cambriole littéralement le corps et l’âme de ses hôtes avec leur consentement, en les rendant fous d’amour: il révèle à chacun des membres de cette famille, qui ne vivaient pas vraiment, un autre monde, plus large, plus libre, plus risqué, où on a le culot d’assumer ses désirs. Encore faut-il pouvoir respirer cet air là, et tout le monde ne s’en sort pas43. Lorsque brusquement le visiteur décide de partir, chaque personnage révèle ce qui a été bouleversé dans sa vie, et la détresse du manque que laisse l’énigmatique visiteur. On peut dire que comme Buñuel, mais d’une manière très différente, Pasolini analyse les risques de l’hospitalité inconditionnelle lorsqu’elle se fait ὕϐρις, sans mesure, sinon une mesure divine, dont notre société laïque a peut-être gardé la trace, même si elle n’y croit plus. : « Dieu n’a-t-il pas frappé de folie la sagesse du monde? « demandait Paul aux Corinthiens, [I, 1,20]. On pourrait poser exactement la même question à propos du « visiteur » de « Théorème », et de l’hospitalité.
Conclusion :
Réponse provisoire à notre question : Oui, l’Hospitalité est en danger, celui de n’être mise en pratique qu’en étant limitée par de nombreuses conditions sécuritaires. Mais lorsqu’elle revêt la forme inconditionnelle qu’elle implique pour ne pas être sa caricature, elle est aussi un danger, de par son excès, son intransigeance, son jusqu’au-boutisme. Nous sommes dans le cas le plus typique de ce qu’on appelle en philosophie une « aporie » (du grec ἀπορία, ἀ privatif et πόρος [poros] chemin, passage]
L’Hospitalité est à la fois nécessaire et impossible, elle demeure une exigence folle qu’on ne peut pourtant se résoudre à abandonner, au moins dans son principe, particulièrement lorsqu’autrui est dans la détresse, sous peine de perdre notre « humanité » : car on trahirait l’hospitalité en la réduisant à un problème à gérer, en soumettant à des conditions la responsabilité de « sauver » autrui.
La question sera : en l’absence de chemin, comment s’en frayer un malgré tout, car devant le drame des exilés, on ne peut difficilement se croiser les bras. Comment sauver l’hospitalité, comment éventuellement la redéfinir, quitte à trouver des compromis, et ce particulièrement dans notre monde contemporain, où, nous le verrons, le « chez-moi », l’identité », «l’intériorité» et de dignité humaine sont particulièrement inquiétés ? Il nous faudra nous interroger sur les nouvelles formes de « chez-soi » que produisent les médias, internet, les réseaux sociaux et leur contrôle étatique. À partir de quelle « intimité » pouvons nous aujourd’hui retrouver et penser une hospitalité ? Il nous faudra aussi reposer le problème des migrations qui devrait devenir de plus crucial avec les bouleversements écologiques et sociaux qui pointent à l’horizon planétaire.
Comment faire, demandait déjà Derrida le 21 décembre 1996, lors d’une soirée de solidarité avec les sans-papiers, « pour que nous puissions enfin vivre, parler, respirer autrement ? Il faut que nous puissions retrouver le goût d’habiter une culture, une langue et un pays où l’hospitalité enfin ne soit plus un crime, dont la représentation nationale ne propose plus de punir l’accueil de l’étranger, et où personne n’ose parler encore de « délit d’hospitalité44 ».
Pierre KŒST
1 Toutefois, nous ne limiterons pas ce terme d’hospitalité à l’accueil de l’ « étranger », car il est fort difficile (si ce n’est sur le plan administratif et juridique) de tracer une ligne franche entre le familier et l’étranger. Nos proches peuvent parfois être pour nous [comme] des étrangers », unheimlich, porteurs d’une « inquiétante étrangeté ». (Freud)
2 cf site du sénat : https://www.senat.fr/leg/exposes-des-motifs/ppl20-391-expose.html
3 Cf.91-291 DC du 6 mai 1991 et Cons. const. 6 juillet 2018, M. Cédric H et autre, n° 2018-717/718 QPC
4F.Brugère et G.Le Blanc, La fin de l’Hospitalité , l’Europe terre d’asile ? Champs Essais Flammarion, 2017, p.20. Cf également la réaction de Derrida« Quand j’ai entendu l’expression “délit d’hospitalité”… » Article extrait du Plein droit n° 34, avril 1997
5www.google.com/search?q=France+culture+Hosdpitalité&oq=France+culture+Hosdpitalité&aqs=chrome..69i57j0l5.20040j0j7&sourceid=chrome&ie=UTF-8
6Cf Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques, (1923-1924) de l'anthropologue Marcel Mauss, qui montre que dans beaucoup de cultures le don est obligatoirement suivi d'un contre-don selon des codes préétablis. Le schéma« donner-recevoir-rendre », crée une dépendance qui entretient la permanence d’un lien social.Cf Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques, (1923-1924) de l'anthropologue Marcel Mauss, qui montre que dans beaucoup de cultures le don est obligatoirement suivi d'un contre-don selon des codes préétablis. Le schéma« donner-recevoir-rendre », crée une dépendance qui entretient la permanence d’un lien social.
7 Kant : Vers la paix perpétuelle, 2ème section, G.Flammarion, 1991, p.83
8 Dictionnaire historique de la langue française de Robert,
9 En allemand, Gastgeber ≠ Gast, en japonais家の主人, Ie no shujin ≠ 客 ; kyaku], mais on préfère parfois transcrire directement l’anglais en katakana, ホスト (host) ≠ ゲスト (guest). Par contre, dans des langues latines, l’espagnol huésped et l’italien ospite, comme en français, peuvent avoir les deux sens, alors que le portugais distingue anfitrião ≠ hóspede.
10 Kant : Vers la paix perpétuelle, [Zum ewigen Frieden],1795 G.Flammarion, 1991, 2ème section, , p.94
11OQTF = Obligation de Quitter le Territoire Français. CIMADE = fondée en 1939, acronyme de Comité inter-mouvements auprès des évacués, association loi de 1901 de solidarité active et de soutien politique aux migrants, aux réfugiés et aux déplacés, aux demandeurs d'asile et aux étrangers en situation irrégulière.
12 οἶκος = maison habitation, biens, propriétés d’où « économie » (littéralement lois de gestion de la propriété).
13 Cf. les difficultés qu’avait à définir « l’identité nationale » le « ministère de l'Immigration, de l'Intégration, de l'Identité nationale et du Développement solidaire », créé sous Sarkozy et dirigé par Brice Hortefeux et Eric Besson, pour être ensuite supprimé en 2010. On se souviendra aussi de « nos ancêtres les Gaulois » chantée avec l’accent créole par Henri Salvador…
14 Cf. l’opposition « catégorique » ≠ « hypothétique », dans la Critique de la Raison pratique, 1ère partie, Livre 1, ch.1, Vrin 1965, p.32. Cette opposition renvoie à l’opposition « inconditionnel » ≠ « conditionnel ».
15 « Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, [auquel] je donne le nom de conscience. » J.-J. Rousseau : « Profession de foi du Vicaire savoyard », dans Émile ou de l'Éducation , 1762. G.Flammarion, 1966, p.376). et également « Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix » (id. p.378)
16 Lévinas, Éthique et infini Fayard., p. 90-91, « Le visage est ce qu'on ne peut tuer, ou du moins dont le sens consiste à dire: "tu ne tueras point". »
17 Exode, 20,13
18 cf. Marc Crépon, Le consentement meurtrier Cerf, 2012
19 trad. Chouraqui : « celui qui l’a matricié ».
20 Dans cette parabole, à cause de la maxime : «il faut aider son prochain » on a tendance à croire que le « prochain » est celui qui est bénéficiaire de l’hospitalité, alors que c’est celui qui la donne. Personne n’est « mon prochain » tant que je ne vais pas au devant de lui. La proximité n’existe pas en tant que telle, c’est celui qui se laisse toucher par la compassion qui la crée.
21 Cf Roberto Calasso, Les noces de Cadmos et Harmonie, folio, p.123 -124: « Pour les héros homériques, il n’existait pas de coupable, mais la seule et immense faute. […] Le coupable la subit autant que la victime. [123] On n’arrive jamais à déterminer jusqu’à quel point il est vraiment coupable, car il fait corps avec la faute et se trouve pris dans son engrenage, peut-être écrasé, peut-être abandonné, peut être délivré.
22 Cf. Essais de Psychanalyse appliquée,1933 ed.1973, p.163 à 210
23 Dans des situations plus ou moins complexes : cf le subtil mélange d’orgueil et de jalousie dans Le Mépris de Godard / Moravia, où le mari refuse d’interdire à sa femme de partir avec celui qui veut la séduire, et qui se voit mépriser par elle de ne pas « être un homme », de ne pas l’avoir protégée de cette tentation.
24 Totalité et Infini, Essai sur l’extériorité, Biblio Essais, 1961, pp. 166 et 168-169
25 Même racine que harim, le harem en français, les épouses et concubines, qui demeurent cachées, à l’intérieur du palais.
26 Commentaire de Chouraqui, dans sa traduction de La Bible : « les rites de l’hospitalité accomplis dans la simple et profonde communion du repas, les hommes en arrivent au but de leur mission : ils le font en bousculant l’usage qui est interdit à l’hôte de s’intéresser aux femmes du lieu. »
27 Cf. Grimal, Dictionnaire de mythologie grecque et romaine, PUF 1969: p.347
28 Iliade, III, 351 : ξενοδόχος, qui accueille les étrangers.
29 Expression attribuée à François 1er à propos des femmes .
30 Cf le code de l’honneur des « bandits corses », peut-être une survivance de l’antiquité ?
31 Traduction Dhorme, citée par Derrida, Hospitalité,op.cit. p.173.
32 ἄγγελοι : le mot signifie messager, et tout étranger peut être messager, voir représentant d’une divinité, comme en Inde où il ne faut pas toujours lésiner à donner l’aumône au cas où le mendiant soit un avatar de Krishna.
33 « connaître », au sens biblique, comme on dit : Chouraqui traduit : « Fais les sortir vers nous, pénétrons-les »
34 Nouvelle tirée de L’exil et le Royaume, Gallimard, 1957, p.81 à 99.
35 Le « foyer », c’est une traduction de l’Heimat, du « chez-soi », qui ici, devenu l’espace de l’accueil, se transforme totalement : c’est l’hôte, la demande de l’autre, et surtout l’accueil de sa supplique qui produit cette sorte de miracle.
36 Flaubert, Trois contes, folio classique, Gallimard, 1973, pp. 92–93.
37 Les convives sont au nombre de douze plus le lépreux au milieu, et un phonographe diffuse l’Alleluia du Messie de Haendel, qui résonne de façon cynique, comique ou tragique, comme on voudra.
38 Même si le « visiteur » vient « de l’extérieur » (on ne sait d’où), c’est aussi bien lui accueille ceux qui le reçoivent, qui les écoute, qui entend leur détresse et leurs désirs (sexuels et existentiels)
39 Hospitalité inconditionnelle.
40 On mesure ici le décalage temporel qu’il y a entre Théorème et Le Consentement de Vanessa Springora à propos de l’affaire Gabriel Matzneff. Cela mériterait d’être questionné.
41 C’est Pasolini qui ajoute cela
42 Au risque de choquer certain(e)s féministes aujourd’hui.
43 cf Jean Richepin, Brassens : Les oiseaux de passage. « Regardez-les passer, eux ce sont les sauvages/ Ils vont où leur désir le veut par dessus monts /Et bois, et mers, et vents, et loin des esclavages/ L'air qu'ils boivent ferait éclater vos poumons. ».
44 Derrida « Quand j’ai entendu l’expression “délit d’hospitalité”… » Article extrait du Plein droit n° 34, avril 1997, publié sur le net.