COMMENT DÉFENDRE L’HOSPITALITÉ AUJOURD’HUI ?
Cette soirée a fait suite à celle du 13 septembre 2022, dont le thème était « L’Hospitalité est-elle en danger ? » (cf. blog) : nous avions choisi d’étaler notre propos en deux séances, pour avoir le temps de resituer l’hospitalité dans les bouleversements géopolitiques et technologiques qu’a provoqués la mondialisation.
Dans une remarque préliminaire, nous avons précisé que nous ne saurions nous situer sur le terrain de la morale, par exemple en exhortant chacun à être hospitalier, pas plus que nous ne prônerions une politique particulière en matière d’immigration. « Défendre l’hospitalité » relève avant tout d’un engagement personnel, ou d’un militantisme qui n’engage que chacun d’entre ceux qui le veulent. Dans ces conditions, en quoi la philosophie pourrait-elle nous aider à « défendre » l’hospitalité ? Ni en donnant des préceptes, ou des recettes hospitalières de « vivre ensemble », dans ce que l’on nomme aujourd’hui du « coaching », ni en militant, - ce n’est pas son rôle dans un café philo (ce qui ne disqualifie pas pour autant le militantisme) -, mais en faisant ce qu’elle a toujours fait : un travail sur le langage, sur ce que l’on dit (parfois un peu vite) et sur ce que l’on pense (parfois un peu vite aussi). Autrement dit, en posant inlassablement des questions du genre « qu’est-ce que ?», qu’appelle-t-on », « que veut dire… », en l’occurrence : qu’est-ce que l’hospitalité ? Et si la philosophie avait malgré tout à formuler une injonction, elle pourrait être du type « lève-toi et marche !» (Jésus et Nietzsche) ou « Sapere aude ! » (Horace et Kant) : « Ose savoir» : c’est-à-dire demande-toi, ou plutôt demandons nous ensemble ce qu’est l’hospitalité. C’est ce que nous avons commencé à faire la dernière fois.
Rappel de la soirée de septembre :
L’hospitalité se décline en différents niveaux : ceux de l’individu, de la famille (la maison, οἶκος), de l’état-nation ou de la planète. Dans chacun de ces plans, c’est toujours l’humanité qui se joue, c’est-à-dire la reconnaissance de l’autre comme humain. Celui-ci peut être un étranger, mais un étranger qui peut prétendre à la même dignité et respectabilité que l’hôte qui est « chez-soi, car ce dernier est aussi bien un étranger par rapport à son hôte. En français, le mot « hôte » désigne aussi bien l’host que le guest, l’invitant que l’invité, les deux se réunissent dans le même être. Lorsqu’il invite son invité, l’hôte est aussi bien l’invité de son invité, il l’accueille et il est accueilli.
En suivant ce fil, nous avons constaté une bizarrerie de la logique de l’hospitalité : lorsque nous fixons des lois ou des conditions à l’hospitalité, nous pouvons être amenés à les transgresser au nom même de l’hospitalité. Pourquoi ? Parce qu’on ne peut, si l’on veut vraiment la pratiquer, en rester à une logique du « Faites comme chez vous » : un invité qui prendrait naïvement cela à la lettre serait tout-à-fait impoli. En fait, cette injonction veut dire « Restez à votre place ! Même si on vous accueille temporairement, restez étranger, gardez vos distances ! ». D’où l’idée que cette hospitalité limitée, conditionnelle, doit être dépassée, si l’on veut qu’elle soit vraiment elle-même, si l’on veut qu’elle ne se mue pas en son contraire : fermeture, repli sur soi, construction de mur, c’est-à-dire une logique du chacun chez soi, chacun pour soi, et même pas Dieu pour tous.
Apparaît alors l’exigence d’une hospitalité inconditionnelle qui est dangereuse, en ce qu’elle nous pousse à outrepasser les règles de méfiance sécuritaire, en ce qu’elle fait confiance à l’hôte, à l’autre, au risque d’être trahie. C’est pourquoi nous avons pu dire que si l’hospitalité était en danger, c’est aussi parce qu’en elle-même, elle est aussi un danger, et que malgré cela elle mérite d’être sauvée, défendue, protégée, car le danger de l’inhospitalité serait sans doute pire : c’est ce qui se passe quand, par peur – c’est le sens étymologique de xénophobie -, on parque des exilés dans des camps, on les laisse se noyer ou on leur fait subir des traitements dégradants : Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc le disent clairement : « une société qui cesse d’être hospitalière n’est plus tout à fait une société décente dans la mesure où elle contribue à humilier durablement des individus dont elle cherche à effacer l’existence 1». Le 17 octobre dernier, on apprenait qu’une trentaine d’exilés avaient débarqué nus en Grèce, et que ce pays et la Turquie s’en renvoyaient mutuellement la responsabilité, pour discréditer l’autre camp. Comme on nous l’a fait remarquer, cette information, comme bien d’autres, peut être mise en doute, elle peut être une fake new et une tentative de manipulation pour discréditer un camp ou l’autre. Mais que cette nouvelle soit simplement crédible en dit long sur la manière dont des régimes ou des opinions publiques se positionnent par rapport à l’hospitalité : la nudité dont il est fait état rappelle immanquablement celle des camps nazis : elle signifie qu’en même temps qu’on déshabille des personnes, on cesse de les reconnaître humaines, on les considère comme des déchets dont on ne sait comment se débarrasser. Nous touchons à l’exacte antithèse de l’hospitalité qui s’apitoie devant le dénuement, par exemple celle de Nausicaa qui, lorsqu’Ulysse naufragé débarque nu sur le rivage de Phéacie, demande à ses servantes de lui donner « un châle propre, une tunique, un flacon d’or plein d’une huile fluide » et de le « laver dans le fleuve en un lieu abrité du vent. 2 ». A contrario, traiter de manière inhumaine l’étranger revient à être soi-même inhumain, comme le montre l’expérience des camps nazis décrite par Primo Lévi et bien d’autres. Pourquoi alors tant de cruauté, tant de sadisme, même ? Difficile de comprendre le mal à ce degré là. Mais on peut imaginer que les bourreaux, pour diverses raisons psychologiques ou idéologiques, se sentent intimement menacés dans leur « chez soi » (ce qu’ils nomment leur « culture », ou leur identité) : d’où l’expression : « cela me met hors de moi » pour signifie la colère, l’agressivité extrême. Or même si cette xénophobie, cette peur de l’étranger, est souvent fantasmée, il faut malgré tout l’entendre, ne serait-ce que parce que l’hospitalité inconditionnelle comporte des risques réels : vol et viol de l’intimité, et même folie au cœur même de l’hospitalité, par la démesure d’une obéissance absolue à celle-ci : Loth dans la Genèse, St Jean l’hospitalier de Flaubert, Viridiana de Buñuel, Théorème de Pasolini. (cf nos commentaires sur le blog du café philo, en septembre).
Nous avons alors été confrontés à une « aporie » (du grec ἀπορία, a privatif et πόρος [poros] chemin, passage] : une absence de chemin : L’Hospitalité paraît à la fois nécessaire et impossible. Le double danger, serait d’avoir trop d’hospitalité (mais est-ce que cela a un sens de dire « trop » ici, est-ce que ce n’est pas contradictoire avec l’idée d’hospitalité ?) ou de ne pas en avoir assez (ou même de ne pas en avoir du tout, pour échapper au risque d’en avoir trop). Si la peur de l’étranger repose sur celle, - fantasmée ou non - de ne plus être à l’abri, elle devient évidemment un obstacle à l’idée de donner un abri (une hospitalité) à l’autre, l’étranger, le S.D.F. au propre ou au figuré, celui qui est dans l’insécurité la plus radicale3.
Voilà où nous étions parvenus la dernière fois. Il nous faut maintenant resituer ce problème dans le monde contemporain, parce que les limites du « chez-soi », de l’identité », de l’« intériorité » y sont particulièrement bouleversées : d’abord au niveau des modifications des frontières des états, mais aussi, et de manière concomitante, par les révolutions technologiques et numériques d’internet et des réseaux sociaux, qui transforment radicalement les notions de « chez-soi », de seuil, et donc d’hospitalité.
1. LE « MAELSTRÖM4 » DES FRONTIÈRES
II a véritablement commencé au XXème siècle avec les millions de déportés, leur détention dans des camps et parfois leur extermination. Hannah Arendt montre que les totalitarismes font émerger l’idée que des populations entières pouvaient être « superflues », « en trop », inutiles, bonnes à jeter, sinon dans des fours crématoires, du moins à être ravalées au rang d « ’Untermenschen ». Les guerres et tueries entre humains ont certes existé depuis l’histoire la plus ancienne, mais la nouveauté est que depuis le XXème, les exterminations sont l’objet d’un calcul, d’une planification : une gestion non plus de ressources humaines, mais du « bétail » humain : on a noté la ressemblance des camps avec l’abattage industriel des animaux, à ceci près qu’aucun utilitarisme dans le domaine de la nutrition ou de l’économie ne vient atténuer l’horreur de la situation des génocides5. Les totalitarismes du XXème, eux, se limitent à la finalité mortifère d’une maladie auto-immune. (voir Immunité, Biopouvoir et Transhumanisme, Blog café philo du 09-11-2021).
Face aux dangers de telles exterminations ou aux déportations et expulsions de masse, Arendt a réfléchi aux moyens de défendre l’hospitalité au moins sur le plan juridique. Cette philosophe juive, qui a été apatride pendant 18ans6, reconnaît que la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée en 1948 par les Nations Unies a été promulguée pour mettre des garde-fous à la situation des exilés. Mais elle souligne que pour faire valoir ce droit (d’être accueilli dans une communauté), il faut déjà en avoir une, il faut être reconnu et en principe protégé par une nation. Or, dit-elle, « ce qui est sans précédent dans l’histoire, ce n’est pas pour certains la perte de la patrie [Heimat], mais bien l’impossibilité d’en trouver une nouvelle7.Et donc «ce qu’il s’agit de sauver, c’est la possibilité d’un droit affranchi de toute référence à l’état-nation 8»: cela débouche sur l’idée d’un texte écrit en 1949 : Il n’y a qu’un seul droit de l’homme. Et ce seul droit est d’avoir des droits, quoi qu’il arrive, au nom d’une appartenance à l’humanité, et non seulement d’une patrie. Nizar Sassi, lyonnais d’origine, confirme l’importance de ce droit fondamental, en racontant ses « trente mois d’enfer » dans la prison de Guantanamo: « Si vous voulez une définition de cet endroit : vous n’avez pas le droit d’avoir des droits.9 »
La constitution de l’Europe, (traité de Maastricht) peut apparaître comme un moyen d’éviter de telles situations, puisqu’elle est faite pour éviter les guerres sanglantes du XXème siècle, ou du moins les renvoyer au delà des frontières, en se présentant comme un havre, un îlot de paix au milieu d’un chaos. Mais on voit maintenant les limites de ce projet. D’abord parce que les murs de l’espace Shengen, comme tous les murs, sont poreux. Et ensuite parce que, dès 1993, de la fédération yougoslave a montré que le continent européen n’était pas à l’abri de nouvelles turbulences, et ce qui confirme avec la guerre en Ukraine.
Derrida évoque un double maelström, secouant intérieurement et extérieurement l’hospitalité dans les États-nations.10 :
- Dans la première forme de ce maelstrom, des millions de gens sont en train de se découvrir étrangers là où ils étaient hier non seulement concitoyens, mais voisins de palier et membres de la même famille. Derrida avait en vue l’ex-Yougoslavie et l’effondrement de l’URSS ; mais aujourd’hui le maelstrom ukrainien11 reproduit le même phénomène.
- De même, inversement, « là où l’Europe, la petite ou la grande, tente de se former, on apprend aux étrangers d’hier qu’ils sont en train de devenir des concitoyens » (les Allemands et les Français, les Anglais – avant le Brexit - et les Italiens, les Espagnols et les Hollandais cessent d’être des étrangers et tentent de devenir des concitoyens, ce qui n’est pas évident, et l’est encore moins dans les pays de l’est de l’Europe dont la vision diffère considérablement des pays de l’ouest.
Tout cela n’est pas nouveau il est vrai : les changements de frontières minimes ou à grande échelle ont toujours eu un impact sur les populations, mais la nouveauté aujourd’hui, et déjà à la fin du XXème siècle, est que tous ces changements se font sur fond de mondialisation, et impactent des êtres humains qui auparavant n’auraient eu que peu de choses à voir entre eux. Il appartient aux économistes et aux politologues d’analyser les conséquences de tels bouleversements géopolitiques : délocalisations massives, montée du chômage, précarisation du travail dans un système économique de plus en plus concurrentiel et transnational, qui ruine les identités traditionnelles, celle des États nations, fondés sur une langue, des traditions ancestrales, et construction d’un récit national historico-mythologique (cf « nos ancêtres les gaulois »). La préservation des traditions religieuses, gastronomiques ou des habitus qui fondaient certaines coutumes hospitalières ressemble de plus en plus un folklore kitsch (bien décrit dans les romans de Kundera), dont la survie intéresse surtout le marketing touristique. Celui-ci vend des images de marque (ex : la Provence pays des lavandes, de l’huile d’olive et des cigales, etc.) qui ont de moins en moins à voir avec l’histoire de ces régions et la transmission d’une culture vécue.
Cet effondrement progressif des identités traditionnelles génère des peurs peu favorables aux sentiments hospitaliers, et les recréations de mythologies nationales ou régionales n’ont guère plus de consistance que les produits touristiques qu’elles promeuvent. La nostalgie d’un retour en arrière vers un monde où l’on se sentait « chez » soi », entre soi, le retour à la notion de « patrie », tout cela paraît lié à l’inquiétude devant une mondialisation où les U.S.A, la Russie ou la Chine se retrouvent des voisins inquiétants par leur soudaine proximité (Unheimlich). Derrida le notait déjà en 1996: « Moins que jamais on ne peut dissocier ce qui arrive à un musulman bosniaque ou un gréviste français, un électeur communiste en Pologne ou en Russie, un électeur du Front National dans un syndicat de police française, un travailleur algérien en France, un journaliste assassiné en Algérie, de ce qui se négocie ou n’arrive pas se négocier au titre du Gatt12, ou des pouvoirs supra-étatiques, transnationaux de la production et du marché de l’informatique. »
Texte prémonitoire, puisqu’il montre que, conjointement aux maelströms géopolitiques causés par les guerres mondiales et la chute du mur de Berlin, se joue un autre effacement des frontières, produit par la révolution des techniques et des dispositifs de l’information et de la communication - internet, ordinateur portable, smartphones, réseaux sociaux). De là de nouvelles formes d’identités, de nouvelles appartenances, de nouvelles communautés et de nouvelles luttes qui dépassent largement les frontières..
2. LES BOULEVERSEMENTS DU « CHEZ SOI » DÛS AUX NOUVELLES TECHNOLOGIES
Si on veut comprendre le bouleversement technologique d’Internet, il faut le référer à celui qui l’a précédé, l’avènement de la télévision.
2.1« L’achat du temps de cerveau » à la télévision.
En 2004 (année de naissance de Facebook), Bernard Stiegler (mort en 2020), s’attaquait au fonctionnement télévisuel en commentant un article du Monde du 11-12 juillet 2004 citant Patrick Le Lay, à l’époque PDG de TF1 : « À la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit”. […] Pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible, c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau disponible. Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette disponibilité”.13 »
L’audimat mesure l’hospitalité que le téléspectateur accorde aux programmes qu’on lui dispense, mais cet accueil apparemment voulu cache une captation massive de son temps de conscience. À cette fin, la télévision a développé des stratégies d’intrusion et d’addiction de plus en plus pointues, que l’on peut interpréter du côté du spectateur comme un marché de dupes assimilable aux vols/viols évoqués dans les textes décrivant l’hospitalité inconditionnelle (cf. café philo de septembre 2022). La question de l’adhésion du téléspectateur face à ce qu’il reçoit et à ce qu’on lui prend est celle de son « consentement »face à l’intrusion de la télé dans l’intimité de son « foyer » et de sa conscience, par une « persuasion clandestine »14. Les problématiques de l’influence et du consentement qu’ont portées sur le devant de la scène Vanessa Springora et Camille Kouchner15 et le mouvement #Metoo » peuvent être pertinentes pour repenser l’impact de l’intrusion dans les foyers du « petit écran ». La captation de l’attention et l’essor d’un marketing toujours plus agressif restent la finalité essentielle. « C’est très difficile » disait Le Lay : il faut à la fois d’éviter des choses trop intéressantes et en même temps ne pas produire trop d’ennui, lequel conduit au zapping. Le renforcement de l’addiction implique que le téléspectateur oublie qu’il est « ciblé », et qu’il se sente concerné : d’où la téléréalité , appellation révélatrice d’un cynisme éhonté, où ce qu’on appelle « le peuple » est incité à se reconnaître dans la vulgarité de caricatures glorifiant le star system et l’esprit de compétition.
Cependant la grande faiblesse de la télé face à ces prétentions mercantiles était la passivité du téléspectateur. Pour le motiver et l’accrocher, il fallait qu’il devînt acteur, qu’on lui offrît une hospitalité, celle de « passer à la télé », ou au moins de rêver pouvoir le faire. Se retrouver de l’autre côté de l’écran devient alors le Graal de la reconnaissance sociale. En ce sens il y a eu une révolution de l’hospitalité quand dans les années 70, il est devenu pensable de recevoir un Président de la République dans son salon. Et effectivement Giscard s’est invité chez des « gens-comme-tout-le-monde », Giscard s’est exhibé jouant de l’accordéon, dit « piano du pauvre » etc. La visite d’un Président fut l’allégorie de l’intrusion télévisuelle : L’émission qui filmait la scène était emblématique, comme mise en abyme de ce qu’elle effectuait : une intrusion, une fiction d’hospitalité dans un foyer, dont la banale intimité fut exhibée sans pudeur, avec au contraire un certain exhibitionnisme devant la France entière : de même que le Président s’invitait, avait un droit de visite, comme au XVIIIème un grand Seigneur avait un droit de cuissage, (peut-on dire à un président « vous n’êtes pas le bienvenu ? »), de même la télé s’arrogea le droit de s’inviter, elle n’eut même pas à demander l’hospitalité, elle l’obtint d’autant plus facilement qu’elle offrait la renommée : tout d’un coup une famille d’illustres inconnus était mise sous le feu des projecteurs. La télé s’auto-justifie, et au passage impose un idéal, celui de « passer à la télé », de manière si convaincante que certains peuvent en arriver tuer ou se tuer lorsqu’ils n’y arrivent pas, comme nous allons le montrer.
Il est tentant de transposer à la télé la critique que fait Nietzsche de l’au-delà, qu’il appelle les « arrière-mondes 16» : La perspective d’une vie éternelle, d’un paradis, ou d’un monde idéal où règnent des idées du Vrai du Beau et du Bien (Platon) aboutit à une dévalorisation du monde « d’ici-bas » (le mot « bas » est révélateur), et finalement, « la croyance au Dieu chrétien étant tombée en discrédit17 », au nihilisme, au « rien ne vaut ». La télé elle aussi fait miroiter un paradis, celui où l’on est montrable, célèbre, glorieux (la δόξα, doxa, avant de signifier l’opinion chez Platon, signifiait en grec la gloire, sens qu’on retrouve dans les évangiles), et ce faisant, la télé elle aussi déprécie « l’ici-bas », le monde de tous les jours, au point où l’on peut se demander laquelle est « la vraie vie », celle qui est télévisée ou l’autre. Bernard Stiegler analyse la dévaluation » nihiliste que produit le télévisuel, avec le cas de Richard Durn, qui a assassiné le 26 mars 2002 huit membres du conseil municipal de la ville de Nanterre, avant de se suicider. Il souffrait terriblement de ne pas exister, de ne pas avoir, disait-il, le « sentiment d’exister18 » : lorsqu’il tentait de se voir dans une glace, il ne rencontrait qu’un immense néant. C’est ce qu’a révélé la publication de son journal intime par le quotidien Le Monde. Durn avait le besoin d’être vu, et de « faire du mal pour, au moins une fois dans [sa] vie, avoir le sentiment d’exister.» Stiegler voit dans ce geste fou une conséquence d’une « privation structurelle de ses capacités narcissiques primordiales ». […] il y a un narcissisme primordial aussi bien du je que du nous : pour que le narcissisme de mon je puisse fonctionner, il faut qu’il puisse se projeter dans le narcissisme d’un nous. C’est précisément ce processus vital que la télévision et la société selon Patrick Le Lay altère, en achetant le temps de conscience des téléspectateurs au point de les priver de pouvoir construire leur individuation, c’est-à-dire un « soi » qui puisse accueillir l’autre pour devenir un « nous ».
Ce processus entraîne une substitution progressive du monde par le spectacle du monde19. On peut s’apitoyer inlassablement devant les drames qui touchent les humains devant un petit écran, et ne pas lever le petit doigt pour leur porter secours ou hospitalité. La réalité imagée, filmée, en nous informant des malheurs du monde, recrée un monde qui tend à se substituer à ce qu’on appelle « la vraie vie », « les vrais gens », alors que paradoxalement, pour ces « vrais gens », la « vraie vie » tend à devenir de plus en plus justement la vie télévisée, starisée, ou dramatisée pour accroître l’audimat.
Deux ans après avoir commenté une première fois la déclaration cynique de Patrick Le Lay, en la qualifiant d’« entreprise systématique de destruction de l’intelligence à quoi conduit la tyrannie de l’audience qui a pour but unique de “vendre du temps de cerveau disponible”20 ». Stiegler remarquait que le web canalisait alors plus de 50 % du chiffre d’affaires de la publicité21, et qu’une partie de la jeune génération, s’éloignait du secteur audiovisuel, mais était soumise à « de nouvelles formes de captation de l’attention, porteuses de forme d’addiction et de toxicité inédites, engendrées par un nouveau genre de fabrication industrielle de l’audience.22» Autrement dit, dès l’année de naissance de Facebook, Stiegler percevait le danger que les mêmes effets destructeurs et nihilistes de la télé touchent internet et les réseaux sociaux. Qu’en est-il ?
2.2. « Chez soi » et Hospitalité sur Internet et les réseaux.
Notre temps de conscience [notre “chez moi”, notre intimité, notre liberté d’hôte] nous appartient-il plus sur Internet et les réseaux sociaux que devant un écran de télé ? La nouveauté est que, sur le web, l’individu peut réaliser son rêve de ne plus être seulement spectateur mais acteur, metteur en scène de ce qu’il vit et pense, et surtout de l’image qu’il voudrait donner de lui-même. L’internaute d’un réseau social sort de son intimité, se donne à voir, mais peut également inviter ses hôtes à se montrer eux aussi. Cela est nouveau par rapport à la télé : L’Internaute dispose d’un seuil : il peut en principe ouvrir ou fermer la porte, moduler l’accès sur son site en différents niveaux d’intimité, ou bloquer certains visiteurs indésirables. Tout cela ressemble au jeu de l’hospitalité dans la « vraie vie », avec les risques de celle-ci : d’être moqué, harcelé, ridiculisé, et l’on sait les ravages que cela peut faire, en particulier chez des adolescents23. Ces nouveaux médias offrent-ils plus de liberté que la télé ?
- Liberté politique ? Il est indéniable qu’Internet a ouvert une voie à des luttes sociales, à des révoltes, à des révolutions peut-être. Cela a été dit à propos des printemps arabes, cela se dit à propos de la révolte actuelle en Iran, ou à propos de la guerre en Ukraine. Les transhumanistes libertariens des GAFAM peuvent se targuer d’œuvrer, par les réseaux sociaux, au développement d’une certaine liberté : par exemple Elon Musk, déclarant après le rachat de Tweeter, que « l’oiseau gazouilleur était libéré », en prônant une totale liberté d’expression, et en faisant de Trump un martyr de la censure. Même si cela peut faire sourire (ou pleurer !), il est indéniable qu’Internet, les réseaux sociaux, sites de rencontres, blogs, procurent aux internautes une forme de liberté d’expression et d’hospitalité. Mais on peut mettre quelques bémols à l’utopie d’une libre communication mondialisée :
a) L’autorité et le statut des états nations se voient très affaiblis et même court-circuités par les « pouvoirs télé-techno-scientifique » de l’information et du marché : une nouvelle forme de « démocratie » émerge, mais elle est à terme destructrice d’une démocratie représentative : le discrédit des politiques n’est pas tant dû à leur incompétence réelle ou fantasmée, qu’au fait que, dans les « réseaux », chaque citoyen peut se croire autorisé à devenir juge suprême, y compris dans le domaine pénal (cf. l’appel sans vergogne à une justice expéditive dans l’affaire Lola, par un animateur dont la démagogie est le fonds de commerce). D’une manière générale, la possibilité offerte à chacun de donner son avis sur tout disqualifie les experts et le discours scientifique, au mépris de tout esprit critique quant à la provenance des informations. Pendant la crise de la COVID24 (qui s’est révélée un extraordinaire laboratoire pour les sciences humaines) tout le monde s’est cru médecin immunologiste.
b) Cette nouvelle forme de « démocratie » facilite l’émergence de divers communautarismes qui fragilisent l’unité de la nation. L’appartenance au nous que l’on nomme état, nation, ou patrie ne va plus de soi. Le « philosophe » Renaud Camus (théoricien du « grand remplacement ») voit dans une immigration excessive la cause de ce malaise. Mais l’extraordinaire essor des communautarismes (islamistes autant qu’ultra-nationalistes) qui brisent le sentiment d’appartenir à une même nation ne repose-t-il pas sur le mode de fonctionnement des réseaux sociaux ? Par quel mécanisme ? Chacun ayant la possibilité d’exprimer son « opinion se retrouve perdu, anonyme dans l’océan illimité de la doxa ; il va falloir trouver des repères, un camp. On aura tendance à se rapprocher de ceux qui partagent les mêmes choix politiques, religieux, consommatoires, culturels, idéologiques, sexuels etc. : et là intervient l’intelligence artificielle et les algorithmes qui ont tôt fait de classifier et de renvoyer chaque internaute dans des bulles de croyance, où il ne trouvera que tout ce qui peut le renforcer dans ses convictions.
Jean-Toussaint Desanti, bien avant le développement mondial d’internet, a eu le mérite de prédire cela25, et de montrer, avant les algorithmes du web, les phénomènes de croyance qui coupent de l’altérité, créant de véritables sectes autarciques, perdant le sens de l’hospitalité envers ce qui leur est étranger. L’extraordinaire engouement pour les mouvements évangélistes au Brésil et aux États Unis ou pour les jihadismes islamistes doivent sans doute plus à la modernité télé-technologique des réseaux sociaux qu’à des théologies fondamentalistes. De là à dire que le but de Facebook, Linkedin, Instagram, ou TikTok est d’endoctriner les gens politiquement ou religieusement, il y a un grand pas que la plupart des sociologues ne franchissent pas : le but des plateformes n’est pas tant d’endoctriner les followers, que de les inciter à rester le plus longtemps sur leurs sites, pour recevoir les pubs extrêmement ciblées qui leur sont adressées.
Si donc Internet donne aux internautes l’impression d’une plus grande liberté, c’est en les exposant à des possibilités d’intrusion, de viol des consciences, donc à une transgression de l’hospitalité au sens large. Ainsi, la guerre russo-ukrainienne utilise un nouveau type d’armes non conventionnelles: il ne s’agit plus de détruire des sites informatiques ou de porter atteinte à la bonne marche d’ordinateurs, mais de s’attaquer aux opinions via la production organisée de désinformation dans des « fermes à trolls ».
Lyudmila Savchuk, journaliste russe infiltrée en 2015 dans la « Internet Research Agency » de Saint-Pétersbourg, décrit une organisation parfaitement rodée, où plusieurs centaines de personnes sont payées 400 dollars par mois pour se créer des faux profils en ligne et propager des « fake news », « produites par une autre ferme dédiée à leurs créations, en tordant des faits réels ou en les inventant ». Elle-même y incarnera sur VK.com, le Facebook russe, une jeune ménagère, qui, entre deux partages de recettes de cuisine, s'offusque du discours anti-russe lu dans un manuel scolaire américain… qui n'existe pas. La « ferme », raconte-t-elle, tourne non-stop, avec des équipes de nuit et de jour. 26»]
De même Nathalie Loiseau, députée européenne, alerte l’opinion à ce sujet dans une publication récente : La guerre qu’on ne voit pas venir, Cyber Attaque, Vrais trolls faux média. Et dire que vous croyiez vivre en paix, Éd. de l’observatoire. Elle déclarait récemment à la radio27 : « Des pays autoritaires, la Russie, la Chine, la Turquie multiplient la désinformation et les attaques contre les processus électoraux des démocraties : Brexit au Royaume-Uni, référendum de la Catalogne en Espagne, élections américaines de 2016, avec des faux comptes sur les réseaux sociaux. » Evgueny Prigogine, le patron de ce qui était à l’époque les Fermes à troll russes28, avoue avoir diffusé, au moment de l‘élection de Trump, des fausses informations ciblées à 150 millions d’Américains. [sur un total de 329 millions] . « Très souvent, dit Nathalie Loiseau, ces attaques ne proposent pas une autre vérité, mais ont pour but de nous empêcher de comprendre ce qu’est la vérité, pour qu’à la fin, l’auditeur le lecteur, le spectateur moyen ne sache plus que penser, et se dise “au fond, on n’en sait rien, y’a pas de vérité.” »
On peut conclure de tout cela que nous sommes à la fois apparemment extrêmement hospitaliers, et en même temps, victimes d’intrusions et de manipulations de toutes espèces. Extrêmement hospitaliers dans la mesure où, de plus en plus “accros” à nos écrans, nous accueillons imprudemment chez nous, en nous, non seulement nos « friends » mais également le monde entier, les infos et les pubs. Ces prétendus « amis » jouent sans le savoir, ou en le sachant, le rôle de militants ou représentants de commerce, appelés aujourd’hui influenceurs. À notre époque, le mot de Freud continue à résonner : « le moi n’est pas maître dans sa propre maison. », à supposer qu’il reste quelque chose comme un « moi » ! La question n’est pas surréaliste, si l’on se penche comme le fait Bernard Naivin sur les smartphones et les Selfies.
Selon lui, la photographie par selfie produit une nouvelle façon d’« être au monde. […] Nous ne nous contentons plus de nos souvenirs. L’image mentale doit être absolument confirmée et précisée par une image numérique.29 Cette situation est comparable à ce qui arrive à Robinson30 dans Vendredi ou les limbes du Pacifique : le naufragé écrit dans son journal qu’autrui lui manque, pour que le réel reste bien réel : « Contre l’illusion d’optique, le mirage, l’hallucination, le rêve éveillé, le fantasme, le délire, le trouble de l’audition… le rempart le plus sûr, c’est notre frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais quelqu’un, grand Dieu, quelqu’un ! » Comme pour Robinson, la réalité du réel ne se suffit plus à elle même pour le selfiste solitaire devant son petit écran. Pour lui également, « la vraie vie » « la vie pour de vrai » a besoin d’être attestée, certifiée par l’entremise d’autrui, mais cette fois-ci de manière virtuelle, par la diffusion des selfies sur la toile, et par la possibilité qu’ils soient likés par d’autres friends. Insensiblement, la « vraie » vie se déplace, elle devient ces milliers de photos qui attestent du réel, qui disent « cela est ». Sous-entendu, sans ces selfies, on n’est plus vraiment sûr de la réalité, un peu comme Descartes feignait de n’être plus sûr du monde avant le « je pense donc je suis ». C’est pourquoi Naivin parle d’un nouveau cogito : « J’image donc je suis » définit un individu qui ne peut plus se satisfaire d’un simple « être-là ». Le « vu » doit être instantanément partagé, « liké » et commenté.31» Le selfiste sème son image à tout vent : son moi se trouve diffracté, dispersé, éclaté, un peu comme dans la chanson que Gainsbourg écrivit pour France Gall32 :
Mes
disques sont un miroir
Dans lequel chacun peut me voir
Je suis
partout à la fois
Brisée en mille éclats de voix
Naivin se sert des deux verbes italiens signifiant « être 33» pour expliquer cela. Alors que essere exprime l’identité du moi, stare affirme l’impermanence voire la fausseté, l’être tantôt comme ci, tantôt comme ça, sans que l’on puisse réunir ces aspects en une unité. « Le moi n’est plus qu’un masque que l’on porte pour faire sourire ou liker…Au gré de sa journée, le selfiste pourra en effet produire un “c’est moi qui est” content, puis un “c’est moi qui est” à la tour Eiffel, “c’est moi qui est” avec mes amis ou encore “c’est moi qui est” beau avec cette nouvelle coupe de cheveux. »
Certes tous les selfistes ne souffrent pas de schizophrénie, (au sens d’un dédoublement de la personnalité), mais une nouvelle façon d’être s’instaure peu à peu, une nouvelle existence imagée (plutôt que virtuelle, car les suicides dûs au harcèlement des ados sur les réseaux sociaux, eux, sont bien réels) prend le pas sur une existence non connectée. Et le lien social (donc l’hospitalité) passe de plus en plus par ces voies.
« Par un étrange effet d’inversion, les selfies cessent d’être des aspects d’individus, Ce sont des individus qui deviennent des aspects de selfies34 ».
Il me semble que cela rejoint la perte d’individuation qu’analysait Bernard Stiegler en s’appuyant sur le cas de l’assassin Richard Durn. Tous les selfistes ne vont heureusement pas jusque là, mais ils se sentent comme lui soumis au diktat de l’image pour exister, avec la difficulté d’articuler un « je » à un « nous », donc, en d’autres termes à trouver une « place », un « chez soi » dans un monde qui devient de plus en plus virtuel.
En définitive, la télé-technologie du smartphone couplée à l’I.A. accomplit ce que faisait la télé, mais de manière beaucoup plus performante et invasive : faire passer la construction de la personnalité et du lien social par le détour de la constitution d’un marché. C’est dans la consommation toujours plus forcenée d’objets nouveaux non désirés (y compris des contenus culturels ou idéologiques) que le seul lien entre « je » et « nous » perdure malgré tout, avec les dégâts, le dégoût et le nihilisme que cela suscite. Stiegler appelle cela non sans humour, avec une connotation libidinale évidente, « la débandade » ce qui ne l’empêche pas de tirer la sonnette d’alarme :
«Si nous ne faisons pas une critique écologique des technologies et des industries de l’esprit, si nous ne montrons pas que l’exploitation illimitée des esprits comme marchés conduit à une ruine comparable à celle de l’exploitation de territoires sans aucun soin pour préserver leur habitabilité à venir – l’avenir –, alors nous allons inéluctablement vers une explosion sociale mondiale, c’est-à-dire vers une guerre absolue. 35»
HOSPITALITÉ : QUEL AVENIR ESPÉRER ?
Les propos de ce philosophe, mort le 5 août 2020, peuvent sembler désespérants, même si il laisse une œuvre considérable dans laquelle il développe des stratégies pour remédier à ce problème de l’individuation : en particulier, La télécratie contre la démocratie, (Flammarion, Champs essais 2006 et 2008) qui se veut une « Lettre ouverte aux représentants politiques » auprès desquels, quelle que soit leur appartenance politique, il a essayé de faire entendre la gravité de ce qu’il met en évidence .
3.1 Éviter la tentation de la technophobie
Même s’il n’a guère été entendu36, Stiegler a eu en tout cas le mérite de nous faire comprendre qu’il ne sert à rien de verser la techno-phobie : Les nouvelles technologies ne sont pas à incriminer en tant que telles, il faut les considérer comme des pharmaka (du grec φάρμακον) c’est-à-dire à la fois, remède et poison, selon l’habileté du médecin qui les prescrit, et la manière dont on en use. Autrement dit, la sortie de crise doit passer par une réflexion politique sur l’utilisation de ces technologies, afin de les ramener vers la constitution d’un véritable « nous » : c’est à dire une politique qui ne soit pas axée uniquement sur une économie de marché et des stratégies démagogiques à court terme, visant garder le pouvoir.
Mais la solution entrevue par Stiegler ne doit pas masquer une autre question : est-ce que l’entrée dans un monde de plus en plus virtuel ne nous fait pas oublier qu’en définitive l’hospitalité s’adresse à des êtres de chair et de sang, et non des écrans ou des algorithmes ? Quelle place faire au corps, et plus particulièrement notre corps vécu ?
3.2 Le corps vécu, fondement de l’hospitalité
Derrière nos smartphones et nos ordinateurs, qui sont autant de greffes, de prothèses, d’artifices, qui prolongent et “augmentent” nos corps, en fin de parcours, il y a toujours un corps vécu37, i.e. non pas seulement un objet matériel parmi d’autres, mais une « chair » à laquelle est chevillé une pensée jusqu’à notre mort, au moins tant que la maladie ne nous en prive pas.
En quoi ce corps vécu est-il liée à l’hospitalité ? En ce que, par delà tous les avatars du « soi » que nous venons de voir, et par delà toutes les prothèses technologiques, on pourrait se dire que notre corps est ce qui incarne le mieux notre « soi », et en même temps notre « chez soi ». Est–ce bien le cas ? Cette question est difficile : puis-je dire sans guillemets que « j’habite mon corps », que mon corps « est moi, » ou est « à moi » ? Oui et non. Ce problème est abordée d’une manière très étrange par un philosophe, Jean-Luc Nancy, qui en 2021 a fini par être rattrapé par une mort qui le guettait depuis une greffe de cœur en 1991. Nancy saisit l’occasion pour méditer sur ce qui lui arrive mais aussi ce qui nous occupe ce soir, l’hospitalité, dans un petit livre intitulé L’Intrus38 : L’épreuve qu’a vécue le philosophe montre que même dans notre corps propre, l’altérité est présente, la possibilité de greffe l’atteste. L’Intrus, c’est bien sûr ce cœur étranger qui n’est pas le sien, mais qui pourtant le devient par la force des choses, qui devient même le cœur de son intimité, car quoi de plus intime que le cœur ? On découvre que même au cœur de ce qui est le plus mien, le plus à moi, l’altérité peut se greffer. C’est l’autre, l’autre cœur qui est au cœur de lui-même, ce cœur greffé, qui, par ses pulsations, miraculeusement, a permis à Nancy de continuer à vivre et à penser pendant 30 ans. Je cite la fin de ce livre :
« En vérité, cette intrication [du cœur en lui] me donne de moins en moins le sentiment d’être étranger et de plus en plus la conscience d’une familiarité toujours croissante avec ce corps arrangé, bricolé, appareillé. [Dans toutes] ces interventions, ces transformations, il m’est proche d’une intimité que sans doute j’ignorerais si j’avais simplement mon âge. Certes j’ai l’âge de ma greffe. Mais je suis aussi « hors d’âge » ,comme on dit de très bons alcools.
Suis-je moi-même une espèce d’ivresse ? Sans doute. Tantôt légère, aérienne, tantôt vertigineuse, lourde, mais toujours bien éloignée de me laisser dans la certitude simple que je serais « moi-même..39 »
Il y a là une piste intéressante pour répondre à notre question: « comment défendre l’hospitalité ? » : En mettant en cause la notion de « soi », Nancy nous amène à réaliser que nous ne sommes jamais murés en nous-mêmes, en une identité fermée : notre corps peut toujours recevoir des greffes, au sens propre ou figuré. Il peut rejeter dans une réaction immunitaire un corps ou un organe étranger, mais il peut aussi l’accepter, le tolérer, et même se l’incorporer. En tant que corps vivant, il n’est jamais totalement clos sur lui-même.
Cela nous pousse à aller plus loin, et réaliser que l’autre est en moi, depuis et avant ma naissance : Mon corps n’est pas un objet comme les autres, il est né de l’autre, hérité de l’autre, de deux autres. L’hospitalité a commence avant nous au moment de notre conception, par l’accueil hospitalier que notre mère a donné à notre père, mais aussi l’inverse, il est vrai de manière peut-être un peu plus intrusive (je laisse aux théoricien.ne.s40 des gender studies la tâche légitime de remettre en question le stéréotype de l’opposition masculin actif ≠féminin passif, et aux biologistes de nous expliquer s’il y a accueil ou intrusion d’un ovule par un spermatozoïde). Ensuite, on peut dire que nous avons reçu hospitalité dans le ventre de notre mère (ou dans un incubateur artificiel, la technologie y change-t-elle quelque chose, on pourrait en débattre) ; c’est cette hospitalité, qui nous a permis de nous développer, de devenir un corps pensant, absolument unique dans son ipséité, et qui a pourtant toujours déjà accueilli l’autre41. Il est constitué d’une chair née de la chair de l’autre. C’est dans cette notion de « chair » (≠ viande) que Merleau-Ponty voit le fondement de l’hospitalité, un lien avec autrui toujours déjà là, l’intersubjectivité à partir duquel toute hospitalité ou inhospitalité pourra ensuite se construire. Pour le montrer, le philosophe propose une expérience curieuse: lorsque l’on prend sa main gauche avec sa main droite ou inversement, on ne sait plus si c’est la gauche ou la droite qui serre et touche l’autre, et si l’on croit pouvoir en décider, on s’aperçoit cette expérience est réversible à l’infini : la main-hôte (host, l’accueillante) peut devenir la main-hôte (guest, l’accueillie) et inversement, à l’infini. Nos mains font ainsi l’expérience même de ce qu’est l’hospitalité, et cela n’est pas différent, selon Merleau-Ponty, lorsque je tends la main à autrui n signe de bienvenue : il y a échange, on ne sait plus qui donne et qui reçoit.42.[…] A partir de cette expérience de mes deux mains, je ressens leur « co-présence » ou « co existence », parce qu’elles sont les mains d’un seul corps ; et autrui apparaît comme une extension de cette co-présence, pas par un raisonnement analogique, mais par un Einfühlung , un sentir avec qui atteste qu’ autrui et moi sont comme les organes d’une seule intercorporéité43.»
Si on lit bien Merleau-Ponty, cela veut dire que la bataille de l’inhospitalité est en un sens perdue d’avance, parce que, de par mon existence d’être fini, né d’autrui, je suis toujours déjà ouvert à l’autre, toujours déjà hospitalier ; Par la suite, je peux bien sûr entourer mon corps de murs ou de barbelés, je peux me construire une maison en paille, en bois, ou en brique , le grand méchant loup - ou le gentil- , autrui (ami ou ennemi), y entrera toujours, par la porte ou la cheminée, parce qu’il n’y a jamais eu de maison imprenable ; ni de petits cochons sans grand méchant loup et inversement, sinon il n’y aurait pas de conte, et l’on s’ennuierait, on s’ennuierait à mourir sans autrui… En tout cas, il n’y a pas de moi/corps vécu sans autrui, autrui est au cœur de moi par le seul fait que lui et moi éprouvons dans notre chair que nous sommes des êtres sensibles. Cette sensibilité de notre chair est le fondement de l’hospitalité, elle est toujours déjà ouverte à la chair des autres et à la chair du monde.
Alors, n’est-ce pas là le lieu où il y aurait danger, dans l’irruption de ces nouvelles technologies dont nous avons parlé ? Oui et non : oui parce que la production technologique d’une réalité virtuelle ou fictionnelle parvient parfois à faire oublier à ceux qui sont scotchés devant leurs écrans qu’ils ont un corps. Mais quel que soit le degré de réalité virtuelle ou de fictionnalité que les technologies nous apportent, c’est toujours en définitive – tant que l’humanité n’a pas disparu ou cédé la place à une autre forme de vie – un corps-pensant, un soi, une ipséité qui est au bout de la chaîne, un spectateur/acteur « réel ». En termes platoniciens, on peut dire que la vérité des idées les plus intelligibles, les moins sensibles ne peut avoir finalement son occurrence que dans la caverne, dans cette maison dont nous sommes toujours déjà sortis, dans ce corps où Platon croit voir un tombeau, alors qu’il est source de vie.
Si l’hospitalité est en danger, c’est peut-être au moment où nous oublions cette ouverture charnelle et originelle à l’autre, qui nous permet d’être ensuite d’être ou non hospitaliers. C’est lorsque nous nous croyons chez nous, et l’étranger au dehors. Autrement dit, l’hospitalité cessera d’être en danger quand nous comprendrons qu’il n’y a pas besoin d’avoir un toit pour accueillir, que ce n’est pas la maison qui est condition d’un accueil, mais que c’est avant tout l’accueil, la bienvenue charnelle, l’ouverture de nos mains qui dessine une maison.
La philosophe Camille Louis a fait une émouvante expérience dans la Jungle de Calais : « Je pensais qu’on allait m’interpeller pour me demander de l’aide, et j’ai été invitée par un réfugié à prendre un thé dans une tente, c’était moi l’accueillie, c’était moi l’invitée en fait, je n’étais pas détentrice de l’art de l’accueil. 44»
La poésie ou les contes sont finalement plus habiles à dire ce qu’est l’hospitalité, parce qu’elle relève moins de la pensée conceptuelle que du corps sensible. C’est pourquoi je voudrais terminer par une belle histoire qui décline l’hospitalité d’une autre manière, qui passe un don de nourriture, tout-à-fait concret mais en même temps symbolique d’autre chose, comme le sont le pain et le vin dans les paraboles chrétiennes. C’est l’histoire que raconte le romancier Níkos Kazantzákis :
« Dans mon île natale en Crète, un jour je me promenais à proximité de mon village, une petite vieille qui passait s’est arrêtée, a ôté de la corbeille qu’elle portait quelques feuilles de figuier qui la recouvrait, a choisi deux figues et m’en a fait cadeau.
– “Tu me connais grand-mère, lui demandai-je ?” Elle m’a regardé surprise :
–“Non mon enfant. Il est besoin que je te connaisse pour te donner quelque chose ? Tu es un être humain, moi aussi, ça suffit, non ? ” Elle a ri, d’un rire frais de jeune fille, et a repris son chemin, clopin-clopant, vers Mégalo Kastro. Ces deux figues laissaient perler un goût de miel, jamais je crois je n’en ai goûté de plus savoureuses : je les mangeais, et les paroles de la vieille me rafraîchissaient : “Tu es un être humain, moi aussi, ça suffit !” »
Cette vieille n’était pas enfermée dans sa maison, elle était sur le chemin : nous ne pouvons jamais mieux accueillir l’autre que lorsque nous ne sommes pas chez nous. Peut-être parce que, même si nous l’oublions parfois, nous sommes partout chez « nous », dans ce nous qu’est l’humanité.
Pierre Kœst
1F.Brugère et G.Le Blanc, La fin de l’hospitalité, Flammarion, 2017, p.94
2 Odyssée, Chant VI, 209a-210 et 215 Trad. P. Jacottet
3 Cf. l’ouvrage du philosophe, anthropologie et psychanalyste Patrick Declerk, Les naufragés, Avec les clochards de Paris, Terre Humaine Poche, 2001.
4 Expression de Derrida, in Hospitalité I, p. 96-97
5 Contrairement à la dystopie du film « Soleil Vert » (1973), où Richard Fleisher imagine qu’en 2022 (!), on nourrirait l’humanité avec du « soleil vert », petits carrés de nourriture synthétique fabriqués avec des cadavres humains euthanasiés.
6 cf Hannah Arendt, Il n’y a qu‘un seul droit de l’homme, 2007, Payot 2021, préface d’Emmanuel Alloa,p.15-16 : Après avoir fui le régime hitlérien en 1933, elle apprend à Paris que les lois raciales de Nuremberg la privent de sa nationalité allemande. En mai 1940, elle est internée au Vel’ d’hiv, puis dans le cas de Gurs, dans les Basses Pyrénées. À l’armistice, elle réussi à fuir à Montauban puis à Marseille, et grâce au courage d’un vice-consul américain désobéissant à son gouvernement, à regagner, via le Portugal, les USA, où elle n’obtiendra la nationalité américaine qu’en 1951.
7 Op.cit. p.92
8 Op.cit. p.33
9 James Meek, « People the Law forgot », The Guardian, 3 décembre 2003, cité dans
Hannah Arendt, Il n’y a qu‘un seul droit de l’homme, préface, p.38.
10 Derrida, Hospitalité I,1996, Seuil, 2021, p.96 : « Littéralement un courant, un courant tourbillonnaire (strom) qui broie (de malen en hollandais, “broyer, moudre”, comme fait un moulin. »
11 Avant la guerre, en Ukraine, les Russes n’étaient pas des étrangers à proprement parler, ils avaient vécu une bonne partie de leur histoire en commun, beaucoup d’Ukrainiens parlent le russe, et la langue ukrainienne est assez proche du russe. (ex : Volodimir et Wladimir)
12 Signé en 1947, le Gatt ou General Agreement on Tariffs and Trade, l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, a été remplacé en 1994 par l’OMC, l’Organisation mondiale du commerce.
13 Bernard Stiegler, Mécréance et discrédit, I. Galilée, 2004, note p.51
14 Selon le titre de la traduction française d’un ouvrage du précurseur Vance Packard, The hidden persuaders, 1957.
15 Cf Vanessa Springora, Le consentement, Grasset 2020. Camille Kouchner : La familia grande, Seuil, 2021
16 Cf Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1ére partie, § 3
17 Nietzsche, Gai Savoir, §343
18 Cf Le Monde, 10 avril 2002, cité par Stiegler dans Aimer, s’aimer, nous aimer, Paris, Galilée, p.13-14
19 Cf Guy Debord, La Société du spectacle, Gallimard, Folio, 1967 et 1071
20 Stiegler, La Télécratie contre la démocratie, Lettre ouverte aux représentants politiques Champs essais, Flammarion, 2006 et 2008, Préface, p.XI
21 En 2021, les recettes publicitaires de France télévision étaient évaluées à 7% de celles d’Internet.
22 idem, p.XII.
23 Mais pas seulement : cf. Intrusion de Quentin Lafay Gallimard NRF: « Je me suis fait pirater. Toute mon existence est là, répandue sur Internet. […] Ma compagne, Sophie, aura accès à mes secrets, aux erreurs et aux tares que je tentais de lui cacher. Me voilà nu. »
24 Il y aurait bien sûr énormément à dire sur les modifications dans le domaine de l’hospitalité qu’ont entraînées les masques, les confinements, le développement du télé travail, etc.
25 Desanti Un destin philosophique ou Les pièges de la croyance, Biblio essais, 1982
26 Cf Les échos 17 octobre 2018
27 Cf France Inter 25/10/202 Le 7/9h30
28 Et aujourd’hui des milices Wagner.
29 Bernard Naivin (artiste, et chargé de cours à Paris VIII) : Selfie, un nouveau regard photographique, L’Harmattan, 2016, p.113
30 Michel Tournier, Vendredi de ou les limbes du Pacifique, p. 53-54.
31 Naivin, op.cit. p. 114
32 Poupée de cire, poupée de son, Prix de l’Eurovision en 1965
33 La même différence existe en espagnol avec ser et estar.
34 Naivin, op.cit. p.137 – 139
35 B.Stiegler, Aimer, s’aimer, nous aimer, Paris, Galilée, p.88- 89
36 Pas plus que Platon qui essaya de mettre en application sa République idéale auprès de Denys, tyran de Syracuse, et qui s’est retrouvé vendu comme esclave….
37 Le corps vécu, qui est à distinguer radicalement du corps objectif, ce corps « qui est « en vérité une province du monde, s’il est cet objet dont me parle le biologiste.» (cf. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception NRF Gallimard, 1945, p.401-402)
38 Jean-Luc Nancy, L’intrus, Galilée, 2000-2010.
39 Idem, p.53 C’est nous qui soulignons avec les italiques.
40 L’écriture inclusive est ici, s’il est besoin de le préciser, un clin d’œil ironique….
41 Nous mettons de côté, pour des raisons de temps, un pan entier et essentiel de cette question : la langue dite « maternelle », comme hospitalité qui nous précède et qui nous accueille au point qu’elle devient la nôtre.
42 Éloge de la philosophie et autres essais, Le philosophe et son ombre, p.256-257:
43 Ibid. pp. 260-261
44 France culture émission du 6 décembre 2021 Crise des migrants : avons-nous perdu le sens de l’hospitalité?