Les frontières tracées dans l’espace pour séparer les hommes sont-elles légitimes ?
Une des empreintes les plus caractéristiques de l’emprise de l’humanité sur l’espace terrestre est le tracé de frontières.
Non pas que cela soit visible d’une navette spatiale. Mais parce que cela entrave très concrètement la circulation des hommes.
Il y a d’autres occurrences d’entraves à la libre circulation comme les chaînes de montagnes, les fleuves, les déserts, les étendues marines, etc. Outre ces obstacles naturels, il y a aussi les obstacles humains, tels les rues à traverser, les embouteillages, les manifestations, etc. Nous sommes là dans les entraves à la circulation liées à des circonstances particulières : elles sont contingentes.
Ce qui nous intéresse ce soir, ce sont celles qui ne sont pas contingentes mais rendues nécessaires par institution sociale : les frontières.
On peut en effet définir la frontière comme une limite délibérément tracée dans l’espace, par institution sociale, afin d’entraver la libre circulation des personnes.
Notons que les frontières relèvent du droit, c’est-à-dire de règles impératives dont le respect est assuré par la puissance publique.
Or, s’il y a bien une liberté fondamentale liée à la condition humaine, mais aussi à toute l’animalité, c’est celle de circuler librement dans l’espace.
Qu’a été pour chacun le moment de sa naissance, sinon l’accès à se mouvoir dans l’espace ? C’est le sens de la parturition : sortir de l’espace fermé de la matrice, devenu trop étroit, pour accéder à l’espace ouvert.
Il y a inévitablement un moment d’angoisse du nouveau-né du fait qu’il se retrouve avec tous ses paramètres vitaux bouleversés : le régime aérobie, la pesanteur, le vide en lequel battent vainement ses membres, etc. Mais bien vite il retourne à sa mère, retrouve le flux nourricier (tétée), et s’apaise. Il sourit peut-être… il a été accueilli dans le monde en lequel il expérimente une liberté de mouvements !
Ainsi cette liberté de mouvement, qui s’amplifiera en liberté de circulation, est le vécu fondateur du sens de la liberté de tout individu. C’est pourquoi la liberté de circuler est reconnue universellement comme un droit de l’homme (article 13 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme).
Dès lors est-il légitime que les frontières entravent a priori en certains lieux, pourtant naturellement accessibles, la liberté de circulation des individus ?
« Légitime » ne veut pas dire « légal » : des lois peuvent être illégitimes. Par exemple une loi qui permet de placer en résidence surveillée préventivement un opposant politique pour qu’il ne participe pas à une manifestation d’opposition au pouvoir en place. C’est une loi qui déroge au principe constitutionnel qu’il ne doit pas y avoir restriction de liberté de la part de la puissance publique s’il n’y a pas eu condamnation suite à un crime ou délit. Autrement dit, ce qui légitime une loi est une valeur supérieure à laquelle elle se conforme : dans l’exemple cité la valeur en cause est la liberté d’opinion et de manifestation.
Sur quelle valeur s’appuyer pour légitimer cette restriction de la liberté de circulation qu’est la frontière ? La paix ? La sécurité ? L’identité culturelle ? etc. Toutes ces valeurs sont possibles et mériteraient d’être discutées.
Pour être sûrs de partir d’une base incontestable, nous proposons de nous appuyer sur une valeur irrécusable parce qu’elle donne son sens à toute société. Il s’agit du « Bien commun ».
Aristote enseignait que si l’homme seul a la parole – logos – c’est parce qu’il est l’animal politique – zoon politikon – c’est-à-dire le seul animal capable de s’organiser en société en déterminant collectivement « ce qui est utile ou nuisible, et par conséquent ce qui est juste ou injuste. » (Politique I,2). Cette visée de ce qui est à la fois utile et juste pour la société, nous pouvons l’appeler le Bien commun. Le Bien commun a pu être « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre » pour les utilitaristes anglais du début du XIXe, « Liberté, égalité, fraternité » pour les révolutionnaires de 1848, l’enrichissement collectif par ruissellement venant des plus riches, comme sous Macron, etc. Il peut être discutable et discuté, il n’en demeure pas moins qu’il reste la visée collective qui seule peut donner un sens au fait de faire société.
Ainsi notre problème peut se formuler : « Les frontières peuvent-elles être justifiées par le Bien commun ? » Ce qui peut se préciser, comme en un tribunal :
DÉFENSE (D) : En quoi les frontières concourent-elles au Bien commun ?
ACCUSATION (A) : En quoi les frontières sont-elles nuisibles au Bien commun ?
Il a été demandé aux participants, par groupe de proposer des réponses à ces questions.
Voici le débat qu’ont nourri les retours.
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A- Les frontières se manifestent aujourd’hui surtout comme des « nasses » à exilés [nous refusons de parler de « migrants » parce qu’alors on en parle en termes de « flux » comme s’ils étaient des marchandises] qui se retrouvent piégés, interdits d’avancer et parqués dans des camps de fortune, ou devenant, à grands risques, des arrivants clandestins. Par contre les gens bien installés les franchissent aisément.
Les frontières sont ainsi devenues, surtout les frontières sud d’Europe et d’Amérique du Nord, un foyer de très forte injustice. Cette injustice est d’autant plus brutale qu’elle va de pair avec la progression du libre-échange des marchandises. Cela crée cette situation choquante où les frontières s’effacent pour les marchandises, mais bafouent le droit de libre circulation pour les hommes.
Car devant les phénomènes d’exils contemporains il faut rappeler que nous sommes tous descendants d’exilés. L’exil est une dimension de la condition humaine.
D- Certes les frontières sont scandaleusement injustes. Mais ce n’est pas dû à la frontière elle-même, cela est dû à la société contemporaine en laquelle on l’analyse. C’est une société où tout est fait pour le développement du marché. Les exilés qui ne sont pas intéressants pour leur force de travail à vendre ou pour leur capacité à consommer ne sont pas bienvenus. Par sa fonction de filtrage le lieu de la frontière tend un miroir grossissant des injustices sociales générées par la mercatocratie.
Mais la frontière en tant que telle est légitime. Elle l’est dans la mesure où la répartition des populations en États indépendants est légitime. Or ceux-ci sont nés de l’histoire et de la géographie qui ont fait émerger des communautés de destin, s’exprimant en unités culturelles dont la traduction politique a été finalement la mosaïque des États actuels. Les frontières sont légitimes parce qu’il faut bien qu’il y ait des règles pour entrer ou sortir d’un Etat.
Par rapport aux problèmes qui se posent aux frontières actuellement, il faut admettre que la gestion de celles-ci peut être améliorée. Le tracé des frontières doit être moins arbitraire, et donc déterminé plus démocratiquement. D’autre part les règles de franchissement doivent être assouplies dans un sens humaniste.
A- Nous disons que les frontières ne sont pas arbitraires accidentellement. Elles sont arbitraires intrinsèquement. Quand leur tracé n’épouse pas un élément géographique fortement séparateur – un fleuve, une chaîne de montagne, un rivage marin – il semble bien toujours être le résultat d’un rapport de force. Le philosophe Lagneau écrivait : « L’étendue est la marque de ma puissance. Le temps est la marque de mon impuissance. ». Cela se manifeste régulièrement dans le domaine géopolitique par la tendance de dirigeants politiques, surtout d’autocrates qui ignorent tout contrôle démocratique, à accroître leur territoire, si nécessaire par la force.
C’est pourquoi, très souvent, les frontières ont été déterminées pas l’issue des guerres. Et si ce n’est pas le cas, elles restent le résultat de marchandages entre puissants (accords de Yalta de 1945). C’est pourquoi les frontières tranchent parfois dans le vif du tissu social des peuples, séparant violemment des familles. Dans les anciennes colonies d’Afrique on voit même des frontières qui ont été déterminées sur des bases géométriques, en totale méconnaissance de la vie sociale des populations. C’est pourquoi aussi les frontières sont les lieux où se concentrent particulièrement les armes, et où les faits de violence sont plus fréquents.
D- Cela n’empêche pas qu’il faille un dehors à tout État, et que se dehors doit bien être concrétisé par une limite ! Cessons de voir exclusivement la frontière comme un lieu de potentielle violence. C’est tout autant un lieu de potentielle découverte. Franchir une frontière est souvent aussi vécu très positivement : c’est entrer dans une aventure de découverte du monde et des autres.
A- On peut se demander si la frontière, et donc la forme de société qu’est l’État, n’est pas entachée du péché originel d’une appropriation arbitraire d’un territoire. Écoutons J-J Rousseau dans son Discours sur I’origine de l'inégalité (1755) : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : " Ceci est à moi !", et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : "Gardez-vous d'écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne ! " »
Rousseau parlait d’un épisode historique dont, au XVIIIe siècle, il était témoin : les grands propriétaires terriens (nobles et grands bourgeois) se sont mis à enclore des terres ouvertes, qui servaient de communs aux villageois pour faire paître leurs bêtes et glaner des vivres, qui devenaient dès lors de terres de rapport à leur seul profit.
D- On parle ici d’un problème de propriété du sol. Qu’est-ce que cela a à voir avec les frontières ?
A- Rousseau par d’un problème de traçage d’une limite spatiale – enclore – qui entrave la liberté de circulation. Cela correspond tout-à-fait à la définition de la frontière dont nous sommes partis. Il faut le reconnaître : la propriété privée, en tant qu’elle enclot les sols, crée des frontières. Pour comprendre cette notion de frontière, il faut la penser dans toute son extension. Les aménagements techniques créés pour imposer des privilèges de circulation – l’autoroute qu’il est interdit de traverser à pied, de même la voie TGV, ou le tarmac de l’aéroport, les résidences fermées par un mur et un code d’accès, les établissements industriels sensibles entourés de barbelés, tout cela relève de la création de frontières ! Notre société mercatocratique multiplie les frontières et restreint drastiquement les possibilités de circuler librement. Comment peuvent-ils vagabonder, les enfants, dans les agglomérations urbaines désormais quadrillées de frontières ? Certes, il est possible pour les plus riches d’aller en avion à l’autre bout du monde en quelques heures. Mais est-ce encore exprimer sa liberté de mouvement que de rester bloqué dans une carlingue pendant des heures ? Les contradictions de notre modernité ne sont-elles pas ramassées dans ce paradoxe : c’est le voyage lui-même qui désormais crée le frontière !?
D- Soit ! Admettons que la civilisation moderne a démultiplié les frontières au sens où, marquant des limites à l’espace public, elle oriente de plus en plus la circulation dans des couloirs bien déterminés – ce sont les voies de circulation obligées des agglomérations urbaines. Mais puisqu’il s’agit de penser cette évolution du point de vue du Bien commun, alors il faut l’accepter puisque cela rend la circulation plus fluide pour tout le monde. La population mondiale a quand même triplé en ¾ de siècle ! D’ailleurs cette multiplication des petites frontières dans la vie quotidienne a pour contrepartie une quasi disparition des contraintes liées aux frontières internationales, du moins à l’intérieur de l’Union Européenne.
A- Pas pour tout le monde ! Elles restent terribles pour les exilés.
D- C’est vrai ! Mais il faut reconnaître que ce n’est pas imputable à la frontière en tant que telle ; c’est à comprendre comme relevant d’un problème d’injustice sociale bien plus vaste. Par contre cela est très significatif qu’aujourd’hui, malgré tout ce qu’on constate de tensions internationales, des frontières, concernant un groupe important d’États, puissent régresser.
En conclusion, il faut admettre que les frontières sont nécessaires à la socialité humaine. Elles sont une condition du Bien commun, parce que toute société comme tout individu humain a besoin de se situer spatialement par rapport un dedans et un dehors, donc a besoin de la limite qui les définit. Il y a un très beau chapitre de La poétique de l’espace (1957) de Gaston Bachelard qui s’intitule justement « La dialectique du dehors et du dedans ». On peut y lire cette jolie phrase qui montre à quelle profondeur de notre imaginaire travaille cette dialectique : « Mais, est-ce le même être, celui qui ouvre une porte et celui qui la ferme ? A quelle profondeur de l’être ne peuvent-ils pas descendre les gestes qui donnent conscience de la sécurité ou de la liberté ? » (p.253)
La frontière, c’est la porte de l’unité sociale que constitue l’État. Il importe qu’elle soit à la fois solide dans sa constitution et bien huilée sur ses gonds, afin qu’elle soit vécue comme réellement protectrice et facile à ouvrir pour favoriser les pérégrinations humaines.
A- On peut s’accorder sur le caractère fondateur, pour le vécu humain de l’espace, de la dialectique du dedans et du dehors, puisque – cela a été décrit en introduction – c’est notre naissance elle-même qui nous a installé dans cette dialectique. Mais je doute que les frontières étatiques permettent jamais de vivre heureusement cette dialectique. Parce qu’il semble bien – les études historiques et anthropologiques vont dans ce sens – que l’État comme forme sociale particulière ait une origine violente.
À la fin du XVe siècle, les Européens ont débarqué aux Caraïbes avec leurs grosses caravelles avec canons, leurs armures et leurs mousquets, face à des indigènes presque nus, avenants, les bras chargés de présents pour accueillir. Les Indiens n’avaient pas d’État. Ils pratiquaient pour la plupart le nomadisme et parcouraient des territoires, pour lesquels parfois ils entraient en guerre avec d’autres tribus, mais qui n’avaient pas de frontières. Car c’était pour eux inimaginable de s’emparer d’un espace en le délimitant. Comme l’expliquait le chef Seattle, en 1854, devant une assemblée de Blancs : « Nous savons au moins ceci : la terre n'appartient pas à l'homme ; l'homme appartient à la terre. Cela, nous le savons. Toutes choses se tiennent comme le sang qui unit une même famille. Toutes choses se tiennent. »
Les Indiens se sont fait chasser des terres qu’ils occupaient par des Blancs, qui avançaient toujours plus loin le tracé de leur frontière. Comme ils ne voulaient pas vivre dans une logique de frontières, ils ne pouvaient que reculer, jusqu’à se retrouver, décimés, dans des réserves. On dira que l’histoire a donné raison aux Blancs qui sont désormais tout puissants en Amérique. Oui, mais dans quel état sont aujourd’hui ces terres ? N’y a-t-il pas la plus radicale des défaites qui se profile à l’horizon ?
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Un monde sans frontière est-il possible ? À cette question on peut envisager une réponse positive puisque tous ceux qu’on appelle aujourd’hui « peuples premiers », ont pu vivre tout-à-fait bien et vivent encore, de plus en plus rares, sans État (voir à ce propos Pierre Clastres, La société contre l’État - 1974).
Les frontières sont-elles pour autant illégitimes ? La réponse est non. Car il y a une frontière qui s’impose toujours lorsque les individus vivent dans une société plus large qu’une simple communauté. C’est celle de l’habitation. La porte de l’habitation est une frontière. L’habitant a le droit d’accepter ou non le passage de qui n’habite pas avec lui. Les forces de police doivent avoir le mandat d’un juge pour outrepasser ce droit. On voit très bien le sens de la frontière qui constitue l’espace d’habitation : il s’agit d’assurer la sécurité de la vie familiale (elle peut être élargie aux parents proches, même à une communauté de vie plus large). Il est en effet essentiel de sécuriser les temps de repos, en particulier nocturnes, comme l’espace pour la reproduction et la sécurité des enfants particulièrement vulnérables. L’enjeu est la pérennité de l’espèce !
Mais il faut comprendre que cette frontière de l’habitation n’est pas univoque. « Frontière » vient du latin frons qui désigne le front (partie supérieure du visage), et qui a donné en ancien français le qualificatif frontier = qui fait face à son voisin. Ainsi la frontière a fondamentalement un sens humain : elle caractérise le lieu où l’on fait face à son voisin, apriori inconnu. En ce lieu l’un s’avance vers l’autre et ne peut plus continuer son chemin comme si de rien n’était : c’est là que se joue les alternatives entre l’accueil ou l’obstruction, la demande ou le forçage du passage. Il est important d’avoir conscience qu’indépendamment de l’usage du langage, il y a des attitudes corporelles universellement significatives pour exprimer ces attitudes (comme on le voit dans l’image de Colomb rencontrant les Caraïbes). Accueillir c’est montrer de la confiance, faire obstruction, c’est faire preuve de défiance. Or, il faut savoir que la confiance offerte appelle la confiance de l’autre, alors que la défiance exprimée nourrit la défiance de l’autre. Aux Caraïbes les Européens ont débarqué dès la première fois avec des signes massifs de défiance… et depuis cinq siècles on n’est jamais sorti de cette défiance entre les deux peuples.
Le sens de l’habitation, avec sa frontière, c’est qu’elle doit être un lieu de confiance, lequel est nécessaire pour récupérer ses forces, entretenir sa vie, et faire grandir une descendance. C’est pourquoi la porte de l’habitation peut tout aussi bien être un lieu d’accueil de celui qui se trouve dehors vulnérable à l’hostilité de l’environnement. On lui offre alors de partager la confiance commune que signifie l’espace d’habitation. C’est ce qu’on appelle l’hospitalité. Elle a été énormément pratiquée, surtout par les populations humbles, dans l’histoire. C’est une des plus belles faces de l’humanité quoiqu’elle soit aujourd’hui très méconnue.
Pour conclure nous pouvons affirmer que, oui la frontière peut être légitime, à condition que sa finalité soit de créer de la confiance dans l’espace qu’elle délimite, et que cette confiance se fortifie comme capacité d’accueil : une frontière légitime est capable d’accueillir autant que de repousser – ce qui disqualifie bien des frontières générées dans le monde moderne.
Pierre-Jean Dessertine