Et si nous comprenions vraiment pourquoi nous faisons ce que nous
nous faisons ?
“In a system of psychology completely worked out, given the response, the stimuli can be predicted; given the stimuli, the response can be predicted” - J B Watson 1913
« Dans un système de psychologie complètement élaboré, étant donné la réponse, les stimuli peuvent être prédits ; étant donné les stimuli, la réponse peut être prédite »
C’est John Broadus Watson, le grand psychologue américain et fondateur de la science du béhaviorisme, qui l’a dit en 1913. A l’époque c’était plutôt une expression de foi qu’une hypothèse, parce qu’il n’y avait aucun moyen de la prouver – ou la réfuter. Ce fameux « système de psychologie complètement élaboré » n’existait pas alors, et n’existe pas encore, en fait. Mais Watson a mis le cap pour un programme de travaille qui continue, et continue de s’étendre, dans nos jours.
Donc nous vous proposons ce soir faire une expérience de pensée qui prends comme point de départ, le postulat que nous allons trouver une solution pour bâtir un tel système et donc serons en mesure de prédire les stimuli si la réponse est donnée; ou prédire la réponse, si les stimuli sont donnés. Autrement dit, « et si nous comprenions – vraiment – pourquoi nous faisons ce que nous faisons ? ».
Je crois que quand – ou si vous préférez si – ça arrivera, le système bâti poserait des questions sur un large éventail d’intérêts philosophiques, de la justice et l’éducation à l’économie et aux services de santé.
D’emblée je veux souligner que le but de cette séance n’est pas de discuter le postulat lui-même, pour autant nous comprenons qu’il y a ceux et celles qui pourraient s'y opposer aux motifs d’idées ou croyances sincèrement tenues, surtout parmi les adhérents de la notion du « libre arbitre ». Cela est un débat qui va continuer longtemps, et peut-être que quelqu’un qui a un fort désir de s’y opposer pourrait présenter ses idées dans une séance du café philo à venir.
Pour ce soir, je vais vous présenter d’abord un aperçu de la façon dont les idées ont évolué depuis la citation de Watson, qui va justifier ma thèse que ce sera peut-être possible, un jour – pas cette année, pas même cette décennie, mais peut-être pendant notre siècle.
Commençons avec la question, d’où est venue cette idée que Watson a si bien exprimé ? Certes, il n’était le premier à penser que notre comportement peut être un bon sujet pour les investigations scientifiques. Comment l'idée a-t-elle évolué, si depuis l’antiquité on a eu la conviction que notre comportement est décidé par ce que l’on appelait « l’âme » ou « l’esprit », qui est associé avec sa manifestation physique, le corps ? Pendant des millénaires, il était acquis qu’il y avait quelque chose en nous qui avait la seule responsabilité de notre comportement, et donc que c’était un sujet bon pour la considération philosophique ou religieuse, et non pour les scientifiques.
Pour souligner ce point, il y avait l’idée d’un gouffre entre nous humains et les autres espèces, que nous étions catégoriquement différents des animaux, dont le comportement était plus ou moins prévisible et même modifiable par la sélection génétique gérée par les éleveurs. Mais peut-être il est plus juste de dire qu’il y avait un gouffre entre certains d’entre nous humains – les adultes, sains, sobres et libres – et les autres, y compris les animaux, les enfants très jeunes, les adultes très âgés ou souffrants des problèmes psychiatriques, les intoxiqués et ceux qui se trouvent sous l’emprise d’addiction ou l’influence contraignante d’un autre.
On a commencé de questionner l’existence d’un tel différence entre les humains et les animaux pendant le 19ème siècle. Parmi les premiers penseurs dans ce sens était bien Charles Darwin (1809 – 1882). Ayant étudié la sélection auprès des éleveurs, il a soutenu de manière convaincante, dans « The Descent of Man » (La Filiation de l'homme et la sélection liée au sexe) (1871) que le comportement doit être hérité et évolue comme les attributs physiques. Il a développé cette idée plus en détail dans The expression of emotion in man and animal (L'Expression des émotions chez l'homme et les animaux) en 1873.
Ses idées ont été reprises par George John Romanes (1848-1894), un naturaliste et un psychologue britannique. Romanes a participé à la fondation de ce qu’il appelait la psychologie comparative, partant des similitudes entre les mécanismes cognitifs des animaux et des êtres humains, écartant l’idée du comportement des notions d’éthiques qui ne concernent que nous humains.
Et c’est ici, en Vaucluse, que ces idées ont été adoptées par le grand polymathe autodidacte, Jean Henri Fabre (1823 – 1915). Considéré comme l'un des précurseurs de l'éthologie, science du comportement animal, et de l'écophysiologie, Fabre a fermement rejeté le caractère arbitraire de l'interprétation subjective du comportement et a insisté sur une approche plus scientifique d'observations minutieuses.
En même temps, d’autres abordaient la question du comportement sous un angle autre que scientifique. Notamment dans cette catégorie, le philosophe et historien Hippolyte Taine (1828 – 1893). Un partisan de l’idée de « l’histoire scientiste », en essayant de comprendre les causes des évènements historiques, Taine a cherché à reconstituer «l’homme intérieur » qui correspond à « l’état mental élémentaire » de chaque période d'une culture. Il a proposé que « chaque fait historique dépendrait de trois conditions : le milieu (géographie, climat) ; la race (état physique de l'homme : son corps et sa place dans l'évolution biologique) ; le moment (état d'avancée intellectuelle de l'homme) ».
C’est très intéressant de noter que, si on considère que la première et la troisième conditions, soit le milieu et le moment, sont deux facettes de ce qu’on peut appeler « l’environnement », ces conditions de Fabre s’alignent bien avec la notion actuelle que nos comportements sont motivés exclusivement par deux facteurs : notre ADN et l’environnement. Les idées de Taine ont beaucoup influencé d’autres penseurs et écrivains, comme Zola et Maupassant.
Donc, au début du 20ème siècle, le terrain était bien préparé pour l’arrivée d’une nouvelle branche de la science - le « béhaviorisme » ou « comportementalisme » - qui a pour but de mettre la psychologie fermement dans le domaine des sciences. Les principes de base du béhaviorisme sont établis en 1913 par John Watson (1878-1958), l’auteur de la citation qui a ouvert notre séance, et qui a introduit le mot dans un article intitulé « La psychologie telle que le béhavioriste la voit ». Contrairement aux approches dites « mentalistes » et les idées de Freud et des autres, qui essayaient comprendre le fonctionnement de l'esprit utilisant l’introspection et les rapports verbaux des sujets, les béhavioristes privilégient les observations directes des gestes et réactions des sujets. Ils voulaient faire des expériences conformes aux normes scientifiques, comme objectivité, répétibilité et réfutabilité. Et ainsi, on a ouvert le chemin à l’examen des comportements non seulement des humains adultes et articulés, mais aux bébés, enfants, des fous etc. En plus, les animaux pouvaient être inclus dans cet examen, ce qui a remis en question l'idée de l'unicité de l'homme.
Comme Watson a écrit, « La psychologie… est une branche expérimentale et purement objective des sciences de la nature. Elle a pour but théorique la prédiction et le contrôle du comportement. ... Le béhavioriste, dans sa tentative pour atteindre à un modèle unifié de la réaction animale, n’admet aucune ligne de démarcation entre l’homme et la bête ».
Nous comprenons maintenant le contexte de cette fameuse citation de Watson, mais qu’est-ce qu’il s’est passé depuis qui nous a amené au fait que nous pouvons considérer la possibilité d’achever son « système de psychologie complètement élaboré » ?
En bref, beaucoup !
Le siècle passé a vu des nombreuses avances, dans des nombreux domaines, et même la fondation de beaucoup de nouvelles disciplines concernant la compréhension de notre comportement et les mécanismes qui le conduit. Permettez-moi de vous en présenter quelques-uns.
Premièrement, dans le domaine de Watson lui-même : remarquant les équivalences entre les humains et les animaux, il a rendu possibles une grande partie des expériences sur les animaux qui ne pourraient pas être faites chez les humains. Il faut admettre qu’il y a eu des expériences d’une déontologie douteuse qui ne seraient pas permis dans nos jours, mais elles nous ont donné beaucoup de connaissance sur le fonctionnement de nos cerveaux, et nos esprits. Ces études ont servi à nous confirmer comment beaucoup des comportements sont conservés au travers de la gamme des espèces vivantes, et à travers des milliards d’années de l’évolution, comme Darwin l’a suggéré.
Pendant que les psychologues ont regardé le comportement d’en haut, au niveau des organismes entiers, les biologistes se sont occupés de le regarder d’en bas, commençant par les composants les plus basiques de la vie, les cellules et ses molécules. Dans ces domaines, les particularités de certaines espèces nous donnent l’opportunité d’investiguer des phénomènes qui, par extension, s’appliquent aux autres espèces – y compris la nôtre. Par exemple, ils existent les seiches et d’autres organismes marins qui ont des très grands axones, qui sont les parties majeures de la cellule nerveuse qui emmène son signal sortant. Cet axone énorme a permis à des chercheurs, notamment en Angleterre et aussi non loin d’ici à Toulon, de regarder de près le fonctionnement de ces cellules.
Ces deux approches, d’en haut et d’en bas, se sont réunies dans une nouvelle science qui a émergé pendant la seconde moitié de dernier siècle – la neuroscience. Elle regarde non seulement le comportement des organismes entiers, mais aussi avec un focus plus précis sur certains éléments du comportement – les sens, le mouvement de certaines parties du corps ; et elle associe ces éléments non seulement avec les cellules individuelles, mais avec les circuits qui comprennent plusieurs cellules. Cette science utilise une gamme de nouvelles technologies, des microscopes électroniques hyper puissants aux simulations logicielles sophistiquées pour faire des cartes des systèmes qui conduisent tous nos comportements. A l’heure actuelle, on a réussi à faire des cartes complètes des certains organismes assez simples, comme le vers nématode qui a 302 cellules nerveuses, ou la mouche du vinaigre avec ses 3016 neurones. Mais il faut se souvenir que chez nous, les humains, nous bénéficions d’un système nerveux de 86 milliards de neurones.
Et l’idée de comprendre notre comportement, et donc pouvoir le modifier, a bien sûr attiré l'attention des capitalistes. De la neuroscience a émergé la neuroéconomie, qui a pour but de comprendre comment nous prenons nos décisions, basées sur les facteurs émotionnels ainsi que rationnels. Au moins, cette branche de recherche a enterré finalement la notion toujours absurde des décisions prises par intérêt personnel rationnel et éclairé, longtemps proposée par les économistes. Et elle a aussi donné naissance à « la théorie du nudge », que l’on pourrait traduire par théorie du « coup de pouce » bien aimée des marketeurs ainsi que de politiciens qui cherchent toujours les moyens pour modifier ou contrôler nos actes.
Et pendant toute cette histoire, il y a des gens qui travaillent avec tous les outil fournis par ces sciences pour améliorer le bien commun. Les chercheurs et les praticiens médicaux qui tentent de soulager nos douleurs physiques et mentales en utilisant les techniques nouvelles, soit avec des médicaments ou des techniques comme les thérapies cognitivo-comportementales.
Je pourrai continuer, il y a tant de groupes et d’organisations qui veulent comprendre et, parfois, contrôler nos comportements. Les animateurs qui manipulent nos émotions, y compris les mentalistes qui développent une compréhension profonde de nos psychés. Les politiciens populistes si habiles à manipuler nos émotions fondamentales à leurs fins, particulièrement la peur et la haine. Les entraineurs et les coaches qui ciblent l’optimisation des performances des sportifs et des performeurs. Et bien sûr les policiers et des autres forces de l’ordre.
Presque tout le monde veut comprendre pourquoi et comment nous nous comportons comme nous le faisons, soit à des fins économiques, soit pour tenter d’améliorer le monde, soit par curiosité. Et, bien sûr, les enjeux sont énormes. Considérons juste un domaine – la publicité. Ici, en France, on va dépenser 16,2 milliards € en publicité en 2024 – soit 242 € pour chacun de nous. Considérant que cette somme doit être compensée par les bénéfices sur les ventes, j’estime qu’il faut influencer chacun de nous afin que nous achetions des trucs ou des services pour, disons, 2000 € par an.
Maintenant je prends ce postulat qui fera le point de départ pour notre débat ce soir. Nous voyons comment tant d’organisations scientifiques, commerciaux et politiques investissent énormément dans de domaine. Nous voyons comment, petit à petit nous avançons vers une compréhension des mécanismes microscopiques sous-jacents de nos comportements visibles. Nous avons des cartes complètes des systèmes nerveux des organismes à l’échelle de 3000 neurones, mais chez nous ils sont 86 milliards ! Chaque jour, nous agrandissons un peu la compréhension de nos réactions comportementales aux stimuli donnés, ainsi que les stimuli nécessaires pour déclencher un comportement désiré. En bref, nous convergeons sur le « système de psychologie complètement élaboré » imaginé par Watson.
Est-ce certain que nous y arriverons ? Pas du tout. Peut-être l’amplitude de la tâche va se révéler trop grande pour être surmontée. Ou peut-être qu’on donnera raison aux adhérents du « libre arbitre » en prouvant que l’esprit humain ne soit pas réductible.
Mais est-ce que c’est possible ? Je dirai oui, basé sur tout ce que je viens de vous présenter. Concernant l’amplitude, je voudrais mentionner un autre domaine où l’ingénuité, les persévérances et les ressources humaines ont induit des progrès extraordinaires dans nos vies – le transistor. Quand j’ai commencé à m’intéresser à l’électronique, un transistor était un petit truc, en plastique ou en métal, de la taille de l’ongle de mon petit doigt, disons quelques millimètres. Aujourd’hui ce composant existe principalement dans les puces électroniques, où l’on peut mettre sur 1 millimètre carré jusqu’à 30 millions de transistors. Ce coefficient de croissance égale, plus ou moins, la différence entre l’échelle du système nerveux de la mouche, que nous comprenons aujourd’hui, et le nôtre.
Concernant le libre arbitre, je me tais. Contrairement à Pascale, je ne fais jamais de paris.
Donc, c’est à vous maintenant de continuer cette discussion. Je répète, le point de départ de nos considérations ce soir est que nous allons arriver, un jour, à une compréhension globale de notre comportement, comme suggérée par Watson. Pour ceux qui veulent s’y opposer, je suis sûr que le Café Philo va accueillir une offre de contreproposition un autre soir.
Nous vous invitons à vous organiser en groupes de 4 à 6 personnes, et nous demandons que chaque groupe débatte un aspect différent du sujet. Je vais vous suggérer maintenant des sujets que vous pouvez envisager.
Premier sujet – la justice. Elle est basée entièrement sur l’idée de la responsabilité individuelle, donc que nous avons tous (avec des exceptions comme les jeunes, les infirmes, etc.) le contrôle absolu de nos comportements. Qu’est-ce qui va arriver si, un jour, le système de Watson permet à un avocat de plaider que, étant donné son ADN et ses expériences, il était impossible pour son client d’agir autrement ? A quoi bon, dans ce cas, le blâmer et le punir ? Si la société veut éliminer les crimes, est-ce que ce ne sera pas mieux de chercher les vraies causes de ces actes ? J’ai mentionné déjà les idées d’Hyppolyte Taine qui ont influencé les écrivains du 19ème siècle, dont Victor Hugo, qui a écrit « il n'y a ni mauvaises herbes ni mauvais hommes. Il n'y a que de mauvais cultivateurs ». Peut-être le système de Watson pourrait nous aider à cultiver, plutôt qu’arracher.
L’éducation – dans beaucoup de systèmes éducatifs l’offre « universel » dans les premières années d’éducation ne prend peu en compte les différences dans la capacité d’apprendre de chaque enfant. Mais si le système de Watson pouvait nous donner un rapport en clair des futurs compétences et expectations de nos enfants dès leur arrivée à l’école, et donc le moyen pour concevoir une éducation mieux adaptée à leurs besoins et leurs compétences ? Pourrait-il réduire les stresses et les angoisses subies par trop de nos enfants forcés à suivre des cours non-adaptés ?
La politique – dans l’Assemblé et le Sénat, quand on fait des lois, combien de temps est utilisé pour considérer les résultats potentiels de telle ou telle provision ? Les supporteurs disent que, si on fait passer cette loi, les gens vont agir de façon X et ça c’est bon, n’est-ce pas ? Pendant que les opposants prétendent que non, les gens agiront de façon Y et c’est mauvais. Si le système de Watson pouvait être capable de trancher définitivement sur la question – en disant que les gens, en fait, agiront de façon Z – sera-t-il possible d’avoir un débat plus clair et plus efficace ? Et peut-être plus transparent concernant les véritables motivations de nos élus ?
L’économie – beaucoup de gens qui travaille dans ce domaine parlent toujours en termes des acteurs rationnels faisant leur choix dans leur intérêt personnel éclairé. Cependant ceux qui vendent ou font le marketing savent trop bien que nous n’agissions que rarement rationnellement, et ils exploitent quotidiennement nos faiblesses, nos peurs, nos vanités et nos égoïsmes pour nous convaincre acheter leurs produits. Si nous toutes et tous pourront partager cette compréhension de pourquoi et comment nous faisons nos choix, en réalité, pourrait il changer le don pour l’économie ?
La santé mentale - Nous assistons à une croissance massive du diagnostic des problèmes de santé mentale. Cela s'accompagne d'une croissance similaire du nombre de troubles reconnus, par exemple la multiplication par cinq du Manuel diagnostique et statistique américain de la santé mentale (DSM) au cours des dernières années. J’imagine il y a un lien fort entre les deux phénomènes. Mais si le système de Watson nous donnerait une compréhension complète de nos capacités et processus mentales, sera-t-il possible de regarder les comportements troublants non comme les conditions anormales liées aux pathologies, mais comme les résultats prévisibles des gênes et des expériences d’un individu ?
Réactions et réponses
Après le discours il y avait un vif débat concernant les idées proposées Chris, avec quelques points clés comme les suivants :
Quelques-uns ont remarqué qu’on n’arrivera jamais à faire le « système de Watson » à cause de l’unicité et de la complexité de l’esprit humain, qui ne pourrait jamais se faire réduit aux composants assez simples pour être compris par l’esprit humain, et que c’est naïf de l’imaginer possible. Nous humains sommes d’une telle complexité, qui éventuellement peut incorporer des éléments hors portée de nos connaissances scientifiques, qu’on ne puisse jamais le réduire au système compréhensible par nos esprits. Les avances qu’on a fait avec les outils comme l’IRM, le PET etc. sont utile pour comprendre, et même traiter, quelques conditions spécifiques, mais ne pourront jamais nous donner un dessein complet de nos esprits.
Chris a apprécié ces remarques, notant qu’il a déjà adressé l’unicité de l’homme et le complexité évident de son esprit dans son discours. Il a admis qu’il y a aucune certitude que les recherches en train vont aboutir à faire un « système de Watson ». Mais il croyait qu’il en a une forte probabilité, étant donné les avances depuis la citation de Watson, et l’ampleur des recherches qui se poursuivent dans ce sens.
L’intervention a suscité quelques craints autour de l’idée que ses avances scientifiques peuvent entrainer les développements dangereux ou néfastes techniques qui pourraient, en quelque sort, influencer ou même contrôler nos vies. Il y avait un cynisme quant aux motivations des gens qui effectuent ces recherches.
Pour Chris, ceci est une peur valide et, comme beaucoup d’avances scientifique ainsi que le nucléaire, il y aura des gens qui vont choisir de les utiliser ou pour le bon ou pour le mal. Cela est un comportement humain très bien connu. Mais si les choses vont arriver comme ça, nous n’aurons aucun, ou très peu de, pouvoir pour les arrêter ou les altérer. Dans ce cas, Chris a posé la question, est-ce qu’il vaudrait mieux les comprendre un peu, pour savoir qui fait quoi pour nous influencer ou contrôler ; ou de rester dans le déni et l’ignorance de ce qui se passe ?
Quelqu’une a alors confirmé qu’en effet, oui, dans le domaine de marketing et du pub, il y a des gens qui tentent analyser nos attitudes pour mieux prédire nos comportements.
Il y avait une défense forte du libre arbitre, le pouvoir que nous avons chaque d’imposer nos grés sur les réactions et les instincts sous-jacents.
Chris a répondu qu’il a aucune opposition à le libre arbitre, ni aucune évidence pour confirmer ou nier son existence ; mais il a proposé que, si le modèle de Watson arrivait un jour expliquer et prévenir nos comportements, il n’y aurait plus besoin de l’idée de libre arbitre et alors il appliquera la loi du « rasoir d'Ockham » qui dit que « les hypothèses suffisantes les plus simples doivent être préférées (il faut et il suffit) ».
Quelqu’un a mentionné la dimension sociale, qui forcément joue un rôle majeur dans tous nos comportements. Chris était totalement d’accord, et a ajouté que les forces sociales constituent une large partie de l’expérience qui est une des deux moteurs, avec l’ADN, de notre comportement.
Commentaire pour le compte-rendu du café-philo du 12 mars 2024 présenté par Chris Hayward : « Et si nous comprenions vraiment pourquoi nous faisons ce que nous faisons ? »
Il faut saluer la courageuse initiative de Chris Hayward de proposer un café-philo sur la prétention actuelle d’une psychologie scientifique de rendre les comportements humains totalement transparents.
La radicalité de la thèse soutenue dans son exposé par l’intervenant ne pouvait en effet que susciter des oppositions, et par là poser le problème de la possibilité et des buts d’une psychologie scientifique de l’humain. Ce problème est en effet devenu particulièrement sensible pour l’humanité de nos jours avec les progrès conjugués des neurosciences et de l’intelligence artificielle qui recèlent des promesses de maîtrise des comportements humains pathologiques ou néfastes, mais, tout autant, des menaces de contrôle totalitaire des comportements.
Le premier point qu’il faut retenir de ce café-philo est le refus global des personnes s’étant déplacées à ce rendez-vous, de participer aux débats sur la base du postulat présenté par l’intervenant.
Le postulat, qui a été l’objet de l’exposé introductif, est l’accès prochain à une science du comportement humain « complètement élaborée » selon les principes du behaviorisme, énoncés par B. Watson au début du siècle dernier, qui serait telle que « étant donné la réponse, les stimuli peuvent être prédits ; étant donné les stimuli, la réponse peut être prédite » (Watson).
Il était demandé de former des groupes pour débattre des implications de cette connaissance psychologique totalement transparente des individus pour la vie sociale, dans les domaines de la justice, de l’éducation, et de la politique.
Aucun groupe ne s’est constitué pour ainsi débattre. Les participants ont refusé de se projeter dans un tel monde de totale prévisibilité des comportements.
Ce sont ainsi les participants qui ont imposé ce qui était nécessairement le débat préalable : une science psychologique de totale transparence des comportements est-elle possible ? Est-elle souhaitable ? Quel type de société implique-t-elle ?
Dès lors l’intervenant se trouvait pris en défaut dans son parti pris scientiste de présenter sans recul, comme un progrès à venir de l’humanité, sa perspective d’omniscience psychologique.
Il eut été bienvenu qu’il mette en regard des éléments importants de la culture commune. Par exemple, le film de Stanley Kubrick « Orange mécanique » (A Clockwork Orange, 1971) en lequel on traite le héros délinquant sadique du film avec un stimulus propre à réformer son comportement, et dont la fin du film laisse le spectateur plein de doutes sur sa pertinence. Il aurait dû au moins tenir compte que nombre de participants pouvaient connaître l’existence du roman d’Aldous Huxley « Le meilleur des mondes » (Brave New World, 1932) qui est construit sur le même postulat d’une totale maîtrise des comportements, mais prend l’allure d’une dystopie cauchemardesque.
Derrière ces critiques, on voit mise en relief l’insuffisance de la théorie psychologique behavioriste. Or, l’intervenant a d’emblée demandé aux participants qu’elle soit créditée d’un savoir fiable pour la raison qu’elle était la seule psychologie vraiment scientifique. De fait, elle s’en tient aux faits observables que sont les stimuli d’une part (en lesquels il faut combiner les modifications environnementales avec le patrimoine génétique), et les comportements-réponses d’autre part. Mais en faisant cela, une telle « psychologie » escamote l’essentiel qui est justement la psychè, soit le mental, l’esprit de l’individu humain, où s’effectue le passage du stimulus au comportement.
Dès lors le behaviorisme a beau jeu de s’annoncer comme une psychologie générale qui inclut également les animaux, et de s’affirmer capable, par une expérimentation animale, de tirer des connaissances sur les comportements humains.
Faisons simplement cette remarque : les animaux ne font pas de livres de psychologie. Il doit quand même avoir des propriétés singulières ce mental humain en lequel peut s’élaborer de tels comportements-réponses ! Quel behavioriste dira à Chris Hayward de quel stimulus la proposition de ce café-philo est la réponse ?
En faisant de l’effecteur entre le stimulus et le comportement un lieu hors du champ de la connaissance, « une boîte noire », le behaviorisme produit un savoir psychologique qui escamote l’humain.
On objectera que ceci était la psychologie scientifique du siècle dernier, celle de grand-papa, celle qui permettait d’établir qu’une annonce en haut à gauche de la page d’un journal est mieux perçue que celle en bas à droite (sauf pour les journaux en langue arabe).
Mais aujourd’hui, a fait valoir l’intervenant, avec les neurosciences, on aurait avancé dans la mise au jour du mental. Grâce à des techniques comme l’IRM (imagerie par résonance magnétique), on sait beaucoup mieux ce qui se passe dans le cerveau humain : on peut relier des phénomènes électriques qui s’y produisent avec des pensées et des comportements de l’individu ainsi observé. La boîte noire serait déjà moins noire, et elle devrait l’être de moins en moins avec les progrès spectaculaires que font actuellement les neurosciences.
Certes, en mettant en relation des phénomènes électriques précisément localisés avec des comportements, on arrive à améliorer la condition de malades parkinsoniens, voir de faire marcher (un peu) un paralytique en créant artificiellement des stimulations électriques directement dans le cerveau.
Mais que sait-on de ce qui se passe entre la stimulation électrique et la pensée ou la volition dans la conscience de l’individu ? Rien ! Et on ne le saura jamais. Pour une raison simple : phénomènes physiques et phénomènes psychiques relèvent de deux types de réalité totalement hétérogènes. Contrairement aux phénomènes physiques, les phénomènes psychiques ne sont pas dans l’espace, ils ne sont pas soumis à l’usure du temps. Ce qui empêche radicalement de concevoir leur articulation. Nul intérêt de broder sempiternellement sur la complexité du cerveau humain, cela est très simple : il y a un « gap » infranchissable entre le physique et le psychique, et qui avait été clairement identifié il y a 25 siècles par Platon (voir Phédon, 79a-79d). La « boîte noire » est là, irréductible !
D’ailleurs, est-ce bien une déficience ? N’est-il pas heureux qu’il n’y ait là rien à connaître ? Car s’il y a un lieu pour qu’émerge la liberté humaine, il ne peut être qu’en cette « boîte noire » !
C’est en effet grâce à son escamotage délibéré de ce lieu que la psychologie behavioriste nie la liberté du vivant. Tous les vivants seraient à la même enseigne d’avoir des comportements déterminés par des stimuli. Jamais ils ne choisiraient leur comportement.
Dès lors l’on ne sait plus de quoi l’on parle si les comportements humains sont déterminés comme toute autre réalité de l’Univers au sein d’un déterminisme universel !
Cette psychologie ne semble plus parler de nous – je veux dire « nous » en notre expérience la plus intime chaque fois que nous faisons des choix entre des possibilités et que nous en assumons les conséquences. Prenons entre mille exemples possibles cette proposition de Chris Hayward : « Concernant le libre arbitre, je me tais. Contrairement à Pascal, je ne fais jamais de paris. » Comment le comprendre autrement que comme positionnement de sujet qui choisit, autrement dit comme l’affirmation de sa liberté ?
La seule occurrence de comportements humains qui est compatible avec la psychologie behavioriste sont les comportements réactifs : ceux où nous réagissons (à un stimulus) sans réfléchir. Car dans le comportement réactif, nous ne sommes, comme dit Spinoza, « que la cause partielle » de notre comportement, car la cause essentielle est dans le stimulus qui nous affecte. C’est d’ailleurs uniquement sur les comportements réactifs que repose le marketing, qu’il soit commercial ou politique, et c’est d’ailleurs dans ce domaine économique que le behaviorisme a trouvé ses principaux débouchés. C’est ainsi que nous choisissons dans le foisonnement des propositions des centres commerciaux, plutôt le vêtement dont le prix se termine par 99, au lieu de celui qui se termine par 00 après l’unité supérieur. Ces prix en « 99 » sont un des résultats du behaviorisme, même si nous ne sentons pas grandis que notre liberté soit ainsi achetable pour 1 centime. Voir mon analyse plus complète de ce cas. Car nous n’achetons ainsi que dans la mesure ou nous ne réfléchissons pas.
Le behaviorisme est la psychologie des comportements nécessaires, ceux où l’émotion, le besoin, l’habitude, le réflexe, nous font verser spontanément dans les comportements réactifs, nous dispensant de réfléchir entre plusieurs possibilités. Mais ce sont justement les situations qui n’apportent aucune estime de soi supplémentaire, celles où nous nous sentons le moins humains.
Il est clair que dans « la psychologie complètement élaborée » de Watson, que l’animateur de la soirée juge pleine de promesses, la liberté humaine n’aura plus aucun espace. On veut bien que, dans le monde ainsi atteint de la transparence comportementale, les pouvoirs sociaux se servent de leurs connaissances psychologiques pour faire le bonheur de tous. Mais quelle valeur aurait ce bonheur qui ne serait pas apporté par l’exercice de sa liberté ?
Or ne sommes-nous pas collectivement quelque peu engagés dans cette direction ? La prospective d’Aldous Huxley d’il y a 70 ans n’est-elle pas devenue plus parlante aujourd’hui ?
« Il y aura dès la prochaine génération une méthode pharmaceutique pour faire aimer aux gens leur propre servitude, et créer une dictature sans larmes, pour ainsi dire, en réalisant des camps de concentration sans douleur pour des sociétés entières, de sorte que les gens se verront privés de leurs libertés, mais en ressentiront plutôt du plaisir. » Discours prononcé en 1961 à la California Medical School de San Francisco.
* * *
C’était vraiment un défi impossible, de la part de Chris Hayward, de proposer un café-philo sur la base d’un postulat qui nie la liberté humaine ! Car quel sens cela a-t-il alors de se réunir pour débattre de la meilleure manière de vivre ensemble ?
Mais ne peut-on pas le remercier, malgré son absence de prise de recul par rapport à ce qu’il croit, de nous avoir permis de prendre conscience du danger d’une certaine assurance scientiste concernant les sciences de l’homme, aujourd’hui de plus en plus ramenées au behaviorisme augmenté des neurosciences ?
Pierre-Jean Dessertine, le 15 avril 2024