POURQUOI VOYAGER ?
« Voyager pour voyager,
c'est errer, être vagabond", écrit le philosophe.
L'auteur
de l'Emile renverse ainsi l'argument humaniste selon lequel
le voyage devait
précisément former le jugement, ou, comme le disait Montaigne, nous
apprendre à
"frotter
et limer notre cervelle contre celle d'autrui"
Voyager,
au fond, ça sert à quoi ? Si
l'écrivain Nicolas Bouvier estimait qu'un voyage se passe de
motifs", les penseurs du XVIIIe siècle, eux, se battaient pour
lui en trouver ! Éducatif, thérapeutique ou au contraire nocif, on
dissertait au sujet de l'utilité des voyages.
Au
siècle des Lumières. On ne se résout pas à ce que le voyage
ne serve à rien. S'il faut encourager la jeunesse à s'aventurer sur
les routes, ou du moins accompagner cette pratique, il faut lui
trouver une fonction pédagogique.
Toute
la difficulté est de savoir laquelle... Car c'est bien là que
réside le mystère du voyage : on y apprend parfois moins sur
ce que l'on partait voir que sur soi-même. Autrement dit,
l'enseignement du voyage qui nécessite, conformément à son
étymologie, de "se mettre en chemin", porterait peut-être
moins sur l'objet du voyage que sur le sujet voyageant. Est-ce à
dire qu'on en ressort plus sage ?
Aujourd'hui
pourquoi
voyager ? Pour faire comme tout le monde ? Pour se reposer ?
Pour se ressourcer ? Pour quitter
notre cocon habituel et mettre le cap vers l’inconnu ?
Pour
se révéler soi-même face à des situations nouvelles et
imprévisibles. Pour
explorer des pays lointains ? Pour découvrir l’autre et ses
coutumes ? Le voyage peut-il être simplement une recherche de
soi-même ? Forme-t-il la jeunesse ? Forge-t-il l’expérience ?
Nous permet-il de nous décentrer, de changer notre regard, de nous
faire autre… ?
Quand
on demandait à Montaigne pourquoi il avait tant voyagé, il
répondait "Je sais bien ce que je fuis et non pas ce que je
cherche". Eh bien, voilà une sagesse du voyage.
Pourquoi
persistons-nous à voyager ? Nous ne sommes plus de grands
explorateurs, les déplacements sont souvent coûteux et nous
connaissons les effets écologiques néfastes du tourisme de masse…
Pourtant
l'attrait du voyage demeure intact, pour nombre d'entre nous.
Au-delà
des curiosités culturelles qu'il offre, est-ce l'expérience d'un
changement d'espace-temps capable de modifier et idéalement,
d'améliorer notre état d'esprit qui attire.?
Y-a-t-il
de bons ou de mauvais voyages ?
Une
fois le voyage terminé qu'en reste-t-il ?
Le
voyage implique-t-il forcément de partir loin ?
Pierre-Jean
Dessertine, Alain Marsaud et Pierre Kœst nous proposent d'emprunter des chemins différents pour réfléchir à la
question.
Elisabeth Videcoq
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I / À PROPOS DE LA PHRASE DE LEVI-STRAUSS:
« Je
hais les voyages et les explorateurs.»
Le
célèbre anthropologue C Lévi-Strauss
commençait en 1954 l’ouvrage qui l’a rendu célèbre « Tristes
Tropiques », par ces
mots : « Je
hais les voyages et les explorateurs.»
Nous
proposons de prendre appui sur ce jugement provocateur pour réfléchir
sur ce que peut être le sens du voyage.
Nous
envisagerons successivement 3 sens que peut prendre le voyage.
Aventure
D’abord,
il faut remarquer que le fait d’associer la notion de « voyage »
à celle d’« explorateur » amène à donner au mot
voyage, dans cette phrase une signification précise.
L’explorateur
voyage toujours vers de l’inconnu, son voyage est aventureux.
L’aventure
étant le choix d’aller vers une succession d’événements qui ne
sauraient être anticipés et qui pour cela élargissent
l’expérience, mais aussi constituent un risque vital – il y a
bien des explorateurs qui ne sont jamais revenus (La Pérouse
Pacifique XVIII° ; Fawcett, Amazonie années 20, etc.)
Mais
le voyage aventureux dépasse largement que la figure de
l’explorateur. On voit aujourd’hui beaucoup de voyageurs
aventureux, alors même qu’il n’y a plus grand-chose à explorer.
Cf
Sylvain Tesson qui écrivait : « Seuls
peuvent vivre comme le vrai Wanderer [Voyageur]
ceux que nul lien n'attache, capables de répondre à l'appel du
dehors sans accorder un regard à ce qu'ils abandonnent.
» (Petit traité sur
l'immensité du monde,
2005).
C’est
le voyage où l’on ne sait pas ce qu’on trouvera au-delà de
l’horizon, et où on dormira le soir – soit l’insécurité dans
l’espace et dans le temps.
En
ce sens l’antonyme du mot « voyage » est
« habitation », soit la sécurisation de sa vie dans
l’espace et le temps.
Il
faut opposer au voyageur aventureux, le touriste contemporain.
Puisque le voyage touristique proscrit l’aventure.
Il
est programmé en sorte d’éliminer les risques et que la situation
de départ soit restaurée à l’arrivée, en temps et heure. Le
touriste ne souscrit-il pas à des assurances pour cela ?
D’autant
plus que si son voyage est organisé – avion+ hôtel – par un
tour operator, le touriste voyage en étant presque constamment
passif dans son déplacement.
Le
touriste, le plus souvent, n’est qu’en pseudo voyage, car il ne
quitte pas vraiment la logique de sécurité de l’habitation.
C’est
donc le voyage au sens fort du terme, le voyage-aventure, que rejette
Levi-Strauss, plutôt que le voyage touristique.
Or,
ceci est très surprenant.
En
effet, son livre « Tristes
Tropiques », est un
récit autobiographique en lequel Levi-Strauss rend compte de ses
voyages au Brésil, à la rencontre de populations amérindiennes
encore non contaminées par la civilisation occidentale. Or, il a
délibérément décidé de quitter la France, au milieu des années
30, alors qu’il était confortablement installé comme professeur
de philosophie agrégé, et de prendre le bateau pour le Brésil et
s’enfoncer dans la forêt primaire du Mato Grosso à cette fin, ce
qui, son livre en témoigne, n’a pas été sans péripéties
dangereuses.
Il
est donc tout-à-fait dans le profil de voyageur aventureux que nous
venons de définir.
Comment
peut-il alors le rejeter ? Comment comprendre ce paradoxe ?
On
le comprend en ce que son récit montre que ce
n’est pas le déplacement aventureux qui intéresse Levi-Strauss,
mais la connaissance en profondeur d’une culture radicalement
différente de la sienne.
Il
s’agit pour lui de partager la vie de la population étudiée,
d’apprendre sa langue et de communiquer avec elle : il est dans une
démarche méthodique, scientifique – ce qui est l’opposé de
l’aventure. Tout ce qui peut contrarier ce but, et en particulier
les aléas des ses propres déplacements, est malvenu.
Levi-Strauss
ne voyage pas pour l’aventure, il voyage pour connaître, pour
connaître plus largement la réalité humaine. Il n’est pas
explorateur, il est anthropologue.
Soit !
me direz-vous, s’il n’est pas passionné par l’aventure, il
peut très bien s’en désintéresser et se concentrer sur sa
démarche ethnologique. Mais pourquoi alors exprimer une « haine » ?
Parce
qu’il considère que l’amour des voyages et de l’exploration
est partie prenante de la culture occidentale et de son caractère
nocif, destructeur pour les cultures trop différentes – ce qu’on
appelle les cultures premières.
Si
les tropiques sont « tristes », c’est parce qu’ils abritent
depuis des temps immémoriaux une autre logique du rapport humain à
l’environnement naturel, des relations entre humains, qui ont fait
leurs preuves par leur longévité même. Or ces cultures indigènes
sont aujourd’hui cernées et menacées d’étouffement par
l’avancée impérialiste de la civilisation occidentale.
Car
les voyageurs occidentaux, qu’ils soient explorateurs,
missionnaires, ou simplement affairistes, sont toujours les premiers
agents de la future œuvre dite civilisatrice dont s’investit
l’Occident du haut de sa supériorité technique, et qui est
toujours aussi œuvre d’exploitation coloniale et de destruction
des cultures trop différentes.
Exotisme
On
le voit, Levi-Strauss a une vision très pessimiste sur le sens du
voyage aujourd’hui.
Il
semble bien, en effet, que le voyageur, si fort proclame-t-il son
amour du voyage, a toujours des buts utilitaires dans sa motivation à
voyager : il veut remplir le blanc d’une carte, ramener de
belles images, des objets inédits, trouver des sources de richesses
monnayables, se valoriser de ses découvertes, etc.
Et
ces utilisations des voyages ne sont-ils pas le point d’accroche du
rouleau compresseur de la domination occidentale ?
Pourtant
on peut voir les voyages aventureux de manière beaucoup plus
positive.
C’est
tout particulièrement le cas de ce que l’on appelle l’exotisme.
L’exotisme
est apparu au tournant du XIX° et du XX°, lorsque les Occidentaux
ont pris conscience que la planète était presque devenue totalement
cadastrée et qu’il n’y aurait bientôt plus de lieux inconnus
vers lesquels voyager.
Il
s’en est suivi une valorisation du voyage aventureux pour lui-même,
puisqu’il allait disparaître. Et donc la promotion de l’idéal
du pur voyageur, c’est-à-dire du voyageur qui n’est motivé que
par la rencontre avec le différent, l’étranger.
C’est
ainsi qu’est apparu l’exotisme comme conception très
contemporaine du voyage.
Le
célèbre voyageur et écrivain breton, Victor Segalen (1878-1919),
le définissait comme une «
une esthétique du Divers
».
Cela
signifie que l’authentique voyageur devrait viser une jouissance du
Divers, du différent, de l’étrangeté de l’étranger qui est
d’ordre « esthétique », c’est-à-dire qui ne passe aucunement
par la satisfaction des sens, mais, de manière toute spirituelle,
par la sensibilité à sa beauté : « Je
conçois autre, et aussitôt le spectacle est savoureux. Tout
l’exotisme est là. » écrit
Ségalen.
On
retrouve ici le désintéressement du jugement de goût (i.e. sur la
beauté) tel qu’il a été analysé par Kant : on n’a pas à
s’approprier l’objet beau pour avoir tout le plaisir esthétique
qu’il génère.
Segalen
considérait que cette sensibilité à la beauté du Divers est un
caractère essentiel de notre humanité. C’est pourquoi on ne peut
humainement s’accomplir sans voyager.
Il
y a dans l’exotisme ainsi conçu une autocritique de l’Occident
dont l’expansion planétaire est une uniformisation, et donc un
déclin du divers, soit un déclin de la beauté du monde – cette
critique recèle donc une option politique (en particulier contre le
colonialisme)
Le
voyageur en quête d’exotisme semble donc échapper à la critique
de Levi-Strauss, car il n’est en lui-même le cheval de Troie
d’aucune relation d’exploitation des peuples rencontrés.
Mais
en valorisant les différences en tant que telles, l’exotisme veut
se maintenir en équilibre sur une ligne de crête difficile à
tenir. Ceci à cause du désir naturel de comprendre qui amène à
verser d’un côté ou de l’autre :
-
Soit on dit que, derrière leur façade pittoresque, ces étrangers
sont bien comme nous, c’est-à-dire qu’ils mettent en œuvre les
mêmes éternelles passions humaines telles vouloir paraître à son
avantage, avoir du pouvoir, posséder des richesses, etc. Ce qui est
finalement nier l’exotisme.
-
Soit on fait de cette incompréhension de l’étrangeté de l’autre
une méconnaissance en la réduisant à une grappe de clichés comme
si c’était le dernier mot de leur spécificité.
Je
lis un texte publicitaire pour voyage touristique s’inscrivant sur
la photo d’un très pittoresque paysage. En lettres capitales se
détache sur la photo « VIET-NÂM AUTHENTIQUE » Là tout indique la
valorisation de l’exotisme au sens noble : voyager à l’étranger
pour l’aventure du divers du monde. Seulement on lit juste
au-dessous : « Les sites essentiels en 12 jours » Patatras ! On
retrouve l’exotisme-clichés touristique. Il n’y a plus
d’aventure, seulement la perspective de ramener des témoignages en
images de sa présence aux spectacles de la différence.
Mais
l’exotisme ne saurait valoir universellement comme sens du voyage.
-
D’une part il exige un détachement par rapport à notre sympathie
humaine innée – celle qui pousse à reconnaître l’autre comme
son semblable et à vouloir le comprendre – pour s’en tenir à la
surface de la rencontre : l’apparence des étrangers.
-
D’autre part, il est clairement lié à un stade contemporain de la
civilisation occidentale.
D’ailleurs,
c’est seulement aujourd’hui que se multiplient en son sein ceux
qui voyagent dans l’esprit de l’exotisme de Segalen. Par ex.
Nicolas Bouvier (1929-1998) qui écrivait : « Un
voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se
suffit à lui-même. »
L’usage du
monde (1963)
Exil
Pourtant
les grands voyageurs existent depuis toujours. Et leurs voyages
avaient bien un sens.
Or
il est manifeste que leur sens était toujours lié à des buts
utilitaires :
-
Pythéas le marin grec marseillais qui au IVème siècle avant J-C
avait cartographié l’Europe du Nord.
-
Les grands navigateurs de la Renaissance, qui, à la recherche de
nouvelles sources de richesses ont découvert des continents.
-
Les jeunes gens de bonne famille qui avant de s’installer,
faisaient un tour d’Europe éducatif, entre le XVI° et XIX°
siècle (ce fut encore le cas du jeune Schopenhauer).
-
Le baby boomer qui, à la fin des années 60, se ruaient du côté de
l’Inde pour trouver une alternative à la société de
travailleurs-consommateurs.
Il
faut aller plus loin : peut être que le voyage a été d’emblée
entrepris par nécessité.
L’exilé
– je ne dis pas le migrant, je ne dirai jamais le migrant, parce
que ce n’est pas une marchandise qui se déplace par flux, c’est
une personne – voyage par nécessité vitale.
Et
pourtant c’est vraiment un voyageur, et un voyageur aventureux,
parce qu’il ne sait le plus souvent pas en quel lieu il va pouvoir
se poser, où il va pouvoir habiter.
Or,
l’anthropologie archéologique nous apprend que nous avons tous
d’abord été exilés, donc voyageurs :
Sans
doute à l’occasion de quelque transformation naturelle
cataclysmique, l’humanité est née de primates qui se sont exilés
de leur milieu arboricole pour s’aventurer sur la savane, et les
caractères proprement humains sont le produit de son adaptation à
cette nouvelle vie aventureuse (voir Moscovici, La
société contre nature
(1972).
L’exilé
est celui qui voyage en fonction de la nécessité la plus
implacable, mais c’est aussi celui dont le voyage est le plus
aventureux puisqu’il y met en jeu sa vie sans retour et sans
recours !
Ne
faut-il pas considérer que l’exil fut notre premier voyage et
reste le paradigme de tout voyage ?
Ne
faut-il pas considérer que cette capacité de se mettre sur les
chemins, de livrer totalement son existence à l’ouverture d’un
espace inconnu est une des plus belles, car des plus courageuses,
expressions de la liberté humaine ? (pensons aux milliers de nos
sœurs et frères ukrainiens sur les routes et qui ne savent pas où
ils dormiront cette nuit.)
Le
choix d’exil serait alors l’acte de liberté fondateur, celui qui
a fait essaimer l’humanité sur toute la planète, jusque dans les
biotopes les plus improbables.
Alors
pourquoi voyager?
Peut-être
pour refaire le geste inaugural de notre humanité.
Autrement
dit, le voyage serait le plus radical ressourcement, comme une
renaissance à son humanité.
Pierre-Jean Dessertine
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II/ VOYAGER ?
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III/ VOYAGE
EN ODYSSÉE
« Pourquoi
voyager ? » Et pourquoi en
Odyssée, comme si
elle était un pays ? Parce qu’un pays est une « invitation
au voyage », et que l’Odyssée, récit du voyage d’Ulysse,
est une incitation à un voyage dans ce voyage. Ce voyage nous révèle
l’intime connivence qui existe, depuis que ce texte fondateur a vu
le jour il y a environ trois millénaires, entre voyage et
littérature : depuis ce temps, lire, c’est voyager, et
voyager ne peut se faire, sans d’une quelconque façon lire, c’est
à dire renvoyer à un récit, une « histoire », ne
fût-ce que la narration qu’on se fait silencieusement à soi-même
tout au long de la vie.
L’Odyssée
raconte un soi-disant retour
au pays, qui a
commencé par un aller,
l’Iliade :
un départ en guerre, bien loin d’Ithaque,
pour une obscure histoire de femme trouble-fête, la trop belle
Hélène. Encore une femme ! On ne prête pas assez attention
au rôle des femmes dans cette histoire : Calypso, Circé, les
sirènes, Nausicaa, Euryclée, et bien sûr la « sage »
Pénélope, opposée à son double maléfique, Clytemnestre,
l’infidèle qui fit assassiner par son époux par son amant. Quant
à Ulysse, roi d’Ithaque, il évoque de nos jours ces exilés qui
affrontent les périls de la méditerranée, et qu’on a tendance à
oublier lorsqu’ils n’ont pas le bon goût d’être blonds aux
yeux bleus. Le héros rusé, lui, n’était pas parti de chez lui
pour fuir, mais pour faire la guerre de Troie, bien loin d’Ithaque.
Mais souvent la guerre se retourne contre qui l’a déclenchée, par
des renversements d’alliances. Poséidon, le dieu de la mer, au
départ pourtant favorable aux Achéens, se met à poursuivre Ulysse
d’une haine inextinguible, parce que sur le chemin du retour, pour
sauver sa peau, celui-ci a eu l’idée saugrenue de crever l’œil
de Polyphème, le propre fils de ce dieu ombrageux : de
conquérant, Ulysse se retrouve fuyard migrant,
mais fuyard vers son pays natal. Drôle d’histoire ! On ne
voyage pas toujours où l’on voudrait, les dieux sont là pour nous
rappeler que nous ne maîtrisons pas toujours nos destins. Et nos
itinéraires se font littéraires pour cette raison : les
écueils, les fourvoiements, les dangers, font le piment d’un récit
qui sans cela eût été d’une banalité affligeante.
Ainsi
n’y a-t-il pas une
véritable opposition
entre les voyageurs qui
restent chez eux pour lire, et les aventuriers qui préfèrent le
« grand livre du monde ». Que l’on reste chez soi ou
pas, un voyage est finalement toujours une « histoire »,
aussi bien lors de son déroulement
qu’après coup : les souvenirs reviendront, se feront
poétiques, comme dans la chanson de Bernard Dimey :
« J’aimerais tant voir Syracuse […] pour m’en
souvenir à Paris.» Le retour au pays est aussi bien un retour sur
soi, à
soi. Mais demeure-t-on le même qu’au départ, qu’est-ce qui en
nous a changé ? À l’aube de notre civilisation, nos
questions étaient déjà celles d’Ulysse, Odysseus :
un héros mythique, qui n’a sans doute pas existé, en tout cas
certainement pas sous la forme qu’on lui connaît, et dont on tient
l’histoire d’un aède aveugle qui,
lui non plus, n’a peut-être pas existé, puisque avant l’écriture,
ces récits ont probablement été le fruit d’une longue tradition
orale.
Mais
l’étrange dans cette histoire, c’est qu’à plusieurs reprises,
Ulysse prend la place de l’aède, d’Homère : au cœur même
de son voyage, il se met à raconter son voyage, en en rajoutant sans
doute, en enjolivant, et souvent en mentant :
ce voyage devient son
récit, l’ « Odyssée ». Pourquoi
Ulysse se met-il à raconter sa
propre histoire ? Au livre VII, 240 à 297, on imagine pour
c’est pour éblouir la jeune Nausicaa, qui l’avait vu, naufragé,
arriver nu sur le rivage [VI, 148-163], et par ses « paroles
ailées », dans le palais d’Alkinoos, il y réussit
parfaitement : « Elle
leva les yeux sur l’étranger, émerveillée, » [VIII, 459].
Ulysse fait aussi rêver
Arété, la mère de cette princesse aux allures de déesse, et son
père, le roi des Phéaciens, qui est tellement charmé par les
récits de son hôte (ξένος, xénos)
qu’il va lui proposer la main de sa fille, avant même de
connaître son nom.
Ulysse prend aussi le rôle de l’aède, pour retrouver les bonnes
grâces de Pénélope, lorsqu’enfin elle a fini par le
reconnaître [XXIII,
306-309]. Le
voyageur « aux mille tours » est un séducteur poète.
Giono, qui en était également un fameux, ne s’y est pas trompé
dans son livre de jeunesse Naissance
de l’Odyssée :
L’Odyssée y est revisitée, comme l’histoire d’un dragueur qui
va de fleur en fleur, d’île en île :
« Ulysse
se souvenait : “le retour d’île en île ! N’était
ce pas plutôt de femmes en femmes ? ” […] Pouvait-on
résister à l’appel de l’amour ? L’enfant Éros court
entre les jambes de celui qui veut marcher droit, l’entrave et Le
couche dans les mauves. » p.14
Mais
si, par désir de séduire, Ulysse se fait poète, on peut penser
qu’il veut aussi se
raconter à soi-même son
histoire, pour la faire émerger, faire de soi-même un objet de
roman (avant la lettre), et finalement, s’enfanter soi-même.
Homère et Ulysse sont des mythomanes,
comme Hésiode et sa Théogonie,
mais leur mythologie ne parle plus seulement des dieux, du surhumain,
elle fait entrer en scène l’homme, et différentes façons d’être
humain. L’Odyssée
est une sorte de laboratoire,
de fabrique de
l’humanité à venir,
qui passe par une succession de personnages, d’îles, de
fictions, qui sont aussi bien des fictions
politiques, avec, au
milieu,
l’émergence d’Ulysse, personnage en quête de chez soi,
d’identité, de retour à soi. Et finalement, ce dont il est
question dans toute l’Odyssée
est au fond la difficulté
(et peut-être
de l’impossibilité)
d’un retour
chez soi,
qui est aussi bien un retour à l’ipséité,
i.e.
l’être soi-même.
Un authentique voyage ébranle notre identité, il la met en
question, en nous exposant à l’étrange de l’étranger. On
s’égare, on ne sait plus qui on est vraiment.
Qui
est Ulysse ? On
connaît sa réponse : « Personne » :
Ulysse [n’] est
personne. C’est peut-être là le tour
de passe-passe le plus fameux d’Ulysse, l’homme « aux mille
tours ». Polyphème, le Cyclope, lui, parle beaucoup (c’est
le sens de son nom),
mais il est tout sauf rusé, il n’a pas « plus d’un tour
d’en son sac ». Or, Ulysse, dans son « tour »,
son aller-retour à Ithaque, et son grand détour, lui, est un
touriste
bien étrange, qui ne va jamais où il devrait, qui
fait de la littérature,
qui joue, comme Homère, son alter
ego, avec les mots :
« Ta phrase est comme un amandier chargé de gui. Elle veut
dire autre chose qu’elle ne dit », dit le guitariste (i.e.
l’aède) à Ulysse, dans le roman de Giono.
En l’occurrence, dans l’Odyssée,
Ulysse, sommé de dire son nom, ment
et
ne ment pas :
Personne, c’est οὖτις
(littéralement non quelqu’un)
ou οὐδείς,
(qui est presque
l’homophone de Ὀδυσσεύς,
le nom grec d’Ulysse. Mais « personne » peut se dire
aussi « μή
τις » (mè
tis) et μῆτις,
c’est le mot qui veut dire ruse, intelligence stratégique. C’est
d’ailleurs un des surnoms d’Ulysse, il est polumétis,
πολύμητις, « l’homme aux mille tours », celui
qui a beaucoup de mètis.
En mentant, Ulysse a presque donné son nom, en une sorte d’acte
manqué, de lapsus volontaire. Et le jeu de mot est plus profond
qu’il n’y paraît, puisque si Ulysse [n’] est « personne »
pour le Cyclope, il [n’]est aussi pour nous « personne »
en particulier, il peut donc être tout un chacun, donc nous, moi :
Ulysse, c’est moi.
Ulysse,
notre avatar, dirait-on dans un jeu vidéo, retourne-t-il chez lui ?
On
peut en douter. Est-ce bien « chez lui »,
cette Ithaque qu’il met un temps fou à reconnaître, et où il met
très longtemps à se faire reconnaître (sauf par son vieux chien,
Argos) ?
Il est devenu étranger
à lui-même et aux autres.
Environ deux siècles plus tard, Héraclite d’Éphèse dira :
« On ne peut pas
entrer deux fois dans le même fleuve. » :
d’une part parce que de l’eau a « coulé sous les ponts »,
et que d’autre part le temps a coulé aussi, j’ai vieilli, j’ai
« voyagé » je suis devenu autre. On objectera qu’Ulysse
finit par se faire reconnaître et retrouver Pénélope, mais en
est-on si sûr ? Pénélope l’avoue, elle a, ils ont vieilli
(cf XXIII, 211-213] et Ulysse ne redevient pas l’époux d’antan :
à peine arrivé et avoir retrouvé les bras et la couche de
Pénélope, il reprend la route, vers sa mort d’homme, loin de son
statut de héros homérique.
Alors
pourquoi voyageons-nous ? Qu’y gagnons-nous ? Quel butin
en
rapportons-nous ?
Il faut méditer sur cette question de « butin » quand on
voyage, comme le font les abeilles de Montaigne, à qui l’enfant
que l’on a à instruire sera comparé : « Elles
pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel,
qui est tout leur; ce n'est plus thym ni marjolaine: ainsi les pièces
empruntées d'autrui, il les transformera et confondra, pour en faire
un ouvrage tout sien: à savoir son jugement.».
Nietzsche, lui aussi, sait que le butin n’est pas que d’or, ou
que le savoir est d’or également : « Notre
trésor est là où
bourdonnent les ruches de notre connaissance. C’est vers les ruches
que nous sommes sans cesse en chemin, en vrais insectes ailés qui
butinent, le miel de l’esprit, et, en somme, nous n’avons à
cœur qu’une seule chose – « rapporter » quelque
butin. »
Est-ce alors pour le butin de la connaissance qu’Ulysse voyage, ou
ce qui n’est pas tout-à-fait pareil, par curiosité
? Dante avance une réponse, lorsque, guidé par un autre grand poète
voyageur, Virgile, il retrouve Ulysse aux enfers : Ulysse
raconte encore une fois son Odyssée,
dans laquelle il exhorte ses compagnons à franchir le détroit de
Gibraltar et aller toujours plus loin vers l’inconnu :
« Considérez
quelle est votre origine :
Vous
n’avez été faits pour vivre comme brutes,
Mais
pour ensuivre et science et vertu. »
Là,
il ne s’agit plus de revenir, mais, comme ceux qui plus tard
partiront à la découverte du « nouveau monde », de se
livrer corps et âme à la démesure, à l’hubris
de la curiosité
(« péché » qui justifie la présence d’Ulysse aux
enfers).
C’est
précisément ce passage, que, dans un autre enfer, celui
d’Auschwitz, se remémore Primo Lévi, en ajoutant: « C’est
comme si moi aussi, j’entendais ces paroles pour la première
fois : comme une sonnerie de trompettes, comme la voix de
Dieu. ».
Dante n’avait pas lu Homère en grec, il n’en connaissait que des
gloses en latin, et décrit un autre voyage, où Ulysse n’est pas
mort à Ithaque mais en mer, naufragé. Il ne s’agit plus de
revenir pour rapporter un butin, fût-ce de la science et de la
vertu. Primo Lévi ne pensait pas non plus en
revenir. Mais sans doute s’agissait-il pour lui de préserver, au
cœur de la pire des déshumanisation, le plus beau de l’humanité,
le culot de la démesure, la soif de ne pas être que soi, que sa
condition misérable. Et cela rejoint finalement l’Odyssée
d’Homère : Ulysse revient sans « butin », avec
certes les cadeaux de l’hospitalité phéacienne,
mais ce n’est pas là l’important. Le butin que cherchent aussi
bien les touristes, les explorateurs, les conquistadors, et même les
ethnologues comme Lévi Strauss, est fort peu par rapport à ce
qu’offre l’aventure d’Ulysse. Dans l’Odyssée,
il faut prendre le
risque de se perdre, en perdant son butin, renoncer à vouloir tout
ramener à soi, et se lancer délibérément dans les mensonges vrais
de la poésie, qui offre, au cœur de la vulnérabilité des marins,
des trésors autrement précieux que l’or des Phéaciens.
Au
terme du voyage, on ne retrouve finalement jamais son Heimat
(son chez soi) ni son identité, Le retour est toujours nostalgie du
retour, il faut en faire son deuil. Du Bellay nous dit qu’on
revient « plein d’usage et raison »,
c’est parfois vrai. Mais le contresens que l’on fait souvent à
cause de ce poème est de croire qu’Homère nous inciterait à
préférer bêtement notre petit
Liré à tout ce qu’on
a vu, car, si il en était ainsi, pourquoi alors être partis ? Si
l’on ne s’arrête qu’au côté casanier d’un Ulysse qui rêve
de retrouver « une épouse sans tache »,
une maîtresse de maison qui resterait aux fourneaux ou dans son
atelier de couture, on a mal lu : car si Ulysse ne cesse de redouter
un éventuel cocufiage, c’est que celui-ci est dans l’ordre du
probable, d’autant que sa femme est aussi aguicheuse, rusée, et
experte que lui dans l’art de tisser des mensonges. Brassens ne
s’y est pas trompé dans la tentation qu’il offre à Pénélope,
dans sa chanson
éponyme :
« Derrière
tes rideaux,
Dans
ton juste milieu,
En
attendant l'retour
D'un
Ulysse de banlieue
Penchée
sur tes travaux de toile,
Les
soirs de vague à l'âme
Et de mélancolie
N'as
tu jamais en rêve
Au
ciel d'un autre lit
Compté
de nouvelles étoiles ? »
Bien
sûr, cela, Homère ne peut l’avouer officiellement, sinon Pénélope
serait Hélène, Circé, ou Clytemnestre et l’Odyssée
deviendrait L’amant
de Lady Chatterley !
Mais certains enfants d’Homère se chargeront de dévoiler le pot
au rose, notamment Joyce et Giono, qui peint avec sensualité les
étreintes passionnées de sa Pénélope avec le prétendant
Antinoos.
En
finir avec le mythe du
retour, c’est cela
qu’au fond l’Odyssée
nous dit, tout en semblant dire le contraire : Après le
massacre des prétendants, Ulysse ne retrouve pas sa royauté, il est
obligé de la partager avec les familles des prétendants dans une
ébauche de démocratie. Comme lui, nous sommes des exilés d’une
terre imaginaire, il n’y a pas un pays où nous serions toujours
chez nous. La vie est un voyage dépaysant, plutôt qu’un retour
dans une patrie fantasmée. Ces propos heurteront peut-être ceux
pour qui la France demeure une nation éternelle et intangible qu’il
faudrait protéger d’invasions barbares : mais la théorie du
« grand remplacement » n’est-elle pas aussi mythique
que l’idée du nostos,
retour à une mère-patrie immortalisée ? En outre, que l’on
songe à ceci : même pour les plus casaniers ou
« nostalgiques » d’entre nous, la vie sera toujours
dé-paysante pour la seule raison qu’il leur faudra, comme nous
tous, faire le « grand voyage », celui du plongeon dans
l’au delà de tout au delà.
Et
c’est là que réside la plus grosse surprise :
l’Odyssée réussit
le tour
de force de nous présenter la mort comme un bienfait : Ulysse
refuse l’immortalité et
l’éternelle jeunesse que lui offre Calypso,
il préfère être βροτός, brotos,
mortel. Pourquoi ? Parce que l’éternité priverait Ulysse, le
héros de la gloire d’être Ulysse, simple mortel bien moins
ennuyeux dans un récit d’aède que tous les dieux englués dans le
meilleur des mondes
de leur Olympe : rejet de la nostalgie du retour, acceptation de
l’impossibilité de revenir au stade fœtal, au bonheur mythique du
cocon, au paradis terrestre. Et face à l’inévitable angoisse de
la mort,
Homère nous offre le remède de la littérature, l’art de la
« palabre, » ces mensonges homériques qui rendent la vie
non seulement vivable, mais merveilleuse comme une aurore, une «
aube aux doigts de rose ». La
« littérature » est bien plus qu’un divertissement, un
luxe, un loisir (otium)
face au commerce du rentable (negotium) ;
elle est en fin de compte aussi vitale et aussi réelle que
l’objectivité que
nous lui opposons pour
la discréditer, Baudelaire le savait :
« …
L’imagination est la reine du vrai, et le possible est une des
provinces du vrai. ».
En
guise de conclusion, laissons Jean Giono
nous donner l’envie de refaire un « tour » en
Odyssée :
«
Lorsque j’allais me promener dans la colline, j’y allais à la
suite, et je dis bien à la suite, comme traîné par eux, à la
suite de souvenirs de mes lectures, de souvenirs littéraires :
je lisais l’Odyssée.
Évidemment, il n’y a pas la mer à Manosque, mais il y avait les
collines, et au delà des collines, un horizon suffisamment bleu pour
que je puisse imaginer, étant enfant, qu’au delà de ces collines
se trouvait la mer. Lorsque je marchais dans un verger d’oliviers,
Pan était là, Apollon surgissait des herbes, Nausicaa était
cachée dans un chemin en train de remonter son linge des lavoirs ;
et Ulysse était peut-être dans ces petits villages posés sur le
sommet des collines, en train de manger chez Alkinoos, n’est-ce-pas,
tout ça était mêlé, je ne crois pas un jour j'ai pu me promener
dans un Manosque qui était Manosque, c'était un Manosque qui était
à la fois tout ce qu’on pouvait imaginer.»
Pierre Kœst
Pour
prolonger l’échange : prlkoest@hotmail.com
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Que nous recommandons de lire ou relire dans la traduction de
Philippe Jacottet, d’où sont issues nos citations.