Pourquoi voyager ? Café philo du 08 mars 2022


POURQUOI VOYAGER ?


« Voyager pour voyager, c'est errer, être vagabond", écrit le philosophe.

L'auteur de l'Emile renverse ainsi l'argument humaniste selon lequel le voyage devait précisément former le jugement, ou, comme le disait Montaigne, nous apprendre à

"frotter et limer notre cervelle contre celle d'autrui"

Voyager, au fond, ça sert à quoi ? Si l'écrivain Nicolas Bouvier estimait qu'un voyage se passe de motifs", les penseurs du XVIIIe siècle, eux, se battaient pour lui en trouver ! Éducatif, thérapeutique ou au contraire nocif, on dissertait au sujet de l'utilité des voyages.

Au siècle des Lumières. On ne se résout pas à ce que le voyage ne serve à rien. S'il faut encourager la jeunesse à s'aventurer sur les routes, ou du moins accompagner cette pratique, il faut lui trouver une fonction pédagogique.

Toute la difficulté est de savoir laquelle... Car c'est bien là que réside le mystère du voyage : on y apprend parfois moins sur ce que l'on partait voir que sur soi-même. Autrement dit, l'enseignement du voyage qui nécessite, conformément à son étymologie, de "se mettre en chemin", porterait peut-être moins sur l'objet du voyage que sur le sujet voyageant. Est-ce à dire qu'on en ressort plus sage ?

Aujourd'hui pourquoi voyager ? Pour faire comme tout le monde ? Pour se reposer ? Pour se ressourcer ? Pour quitter notre cocon habituel et mettre le cap vers l’inconnu ? Pour se révéler soi-même face à des situations nouvelles et imprévisibles. Pour explorer des pays lointains ? Pour découvrir l’autre et ses coutumes ? Le voyage peut-il être simplement une recherche de soi-même ? Forme-t-il la jeunesse ? Forge-t-il l’expérience ? Nous permet-il de nous décentrer, de changer notre regard, de nous faire autre… ?

Quand on demandait à Montaigne pourquoi il avait tant voyagé, il répondait "Je sais bien ce que je fuis et non pas ce que je cherche". Eh bien, voilà une sagesse du voyage.

Pourquoi persistons-nous à voyager ? Nous ne sommes plus de grands explorateurs, les déplacements sont souvent coûteux et nous connaissons les effets écologiques néfastes du tourisme de masse…

Pourtant l'attrait du voyage demeure intact, pour nombre d'entre nous.

Au-delà des curiosités culturelles qu'il offre, est-ce l'expérience d'un changement d'espace-temps capable de modifier et idéalement, d'améliorer notre état d'esprit qui attire.?

Y-a-t-il de bons ou de mauvais voyages ?

Une fois le voyage terminé qu'en reste-t-il ?

Le voyage implique-t-il forcément de partir loin ?

Pierre-Jean Dessertine, Alain Marsaud et Pierre Kœst  nous proposent d'emprunter des chemins différents pour réfléchir à la question.

                                                                                          Elisabeth Videcoq

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I / À PROPOS DE LA PHRASE DE LEVI-STRAUSS:

« Je hais les voyages et les explorateurs.»

Le célèbre anthropologue C Lévi-Strauss commençait en 1954 l’ouvrage qui l’a rendu célèbre « Tristes Tropiques », par ces mots : « Je hais les voyages et les explorateurs.»

Nous proposons de prendre appui sur ce jugement provocateur pour réfléchir sur ce que peut être le sens du voyage.

Nous envisagerons successivement 3 sens que peut prendre le voyage.

Aventure

D’abord, il faut remarquer que le fait d’associer la notion de « voyage » à celle d’« explorateur » amène à donner au mot voyage, dans cette phrase une signification précise.

L’explorateur voyage toujours vers de l’inconnu, son voyage est aventureux.

L’aventure étant le choix d’aller vers une succession d’événements qui ne sauraient être anticipés et qui pour cela élargissent l’expérience, mais aussi constituent un risque vital – il y a bien des explorateurs qui ne sont jamais revenus (La Pérouse Pacifique XVIII° ; Fawcett, Amazonie années 20, etc.)

Mais le voyage aventureux dépasse largement que la figure de l’explorateur. On voit aujourd’hui beaucoup de voyageurs aventureux, alors même qu’il n’y a plus grand-chose à explorer.

Cf Sylvain Tesson qui écrivait : « Seuls peuvent vivre comme le vrai Wanderer [Voyageur] ceux que nul lien n'attache, capables de répondre à l'appel du dehors sans accorder un regard à ce qu'ils abandonnent. » (Petit traité sur l'immensité du monde, 2005).

C’est le voyage où l’on ne sait pas ce qu’on trouvera au-delà de l’horizon, et où on dormira le soir – soit l’insécurité dans l’espace et dans le temps.

En ce sens l’antonyme du mot « voyage » est « habitation », soit la sécurisation de sa vie dans l’espace et le temps.

Il faut opposer au voyageur aventureux, le touriste contemporain. Puisque le voyage touristique proscrit l’aventure.

Il est programmé en sorte d’éliminer les risques et que la situation de départ soit restaurée à l’arrivée, en temps et heure. Le touriste ne souscrit-il pas à des assurances pour cela ?

D’autant plus que si son voyage est organisé – avion+ hôtel – par un tour operator, le touriste voyage en étant presque constamment passif dans son déplacement.

Le touriste, le plus souvent, n’est qu’en pseudo voyage, car il ne quitte pas vraiment la logique de sécurité de l’habitation.

C’est donc le voyage au sens fort du terme, le voyage-aventure, que rejette Levi-Strauss, plutôt que le voyage touristique.

Or, ceci est très surprenant.

En effet, son livre « Tristes Tropiques », est un récit autobiographique en lequel Levi-Strauss rend compte de ses voyages au Brésil, à la rencontre de populations amérindiennes encore non contaminées par la civilisation occidentale. Or, il a délibérément décidé de quitter la France, au milieu des années 30, alors qu’il était confortablement installé comme professeur de philosophie agrégé, et de prendre le bateau pour le Brésil et s’enfoncer dans la forêt primaire du Mato Grosso à cette fin, ce qui, son livre en témoigne, n’a pas été sans péripéties dangereuses.

Il est donc tout-à-fait dans le profil de voyageur aventureux que nous venons de définir.

Comment peut-il alors le rejeter ? Comment comprendre ce paradoxe ?

On le comprend en ce que son récit montre que ce n’est pas le déplacement aventureux qui intéresse Levi-Strauss, mais la connaissance en profondeur d’une culture radicalement différente de la sienne.

Il s’agit pour lui de partager la vie de la population étudiée, d’apprendre sa langue et de communiquer avec elle : il est dans une démarche méthodique, scientifique – ce qui est l’opposé de l’aventure. Tout ce qui peut contrarier ce but, et en particulier les aléas des ses propres déplacements, est malvenu.

Levi-Strauss ne voyage pas pour l’aventure, il voyage pour connaître, pour connaître plus largement la réalité humaine. Il n’est pas explorateur, il est anthropologue.

Soit ! me direz-vous, s’il n’est pas passionné par l’aventure, il peut très bien s’en désintéresser et se concentrer sur sa démarche ethnologique. Mais pourquoi alors exprimer une « haine » ?

Parce qu’il considère que l’amour des voyages et de l’exploration est partie prenante de la culture occidentale et de son caractère nocif, destructeur pour les cultures trop différentes – ce qu’on appelle les cultures premières.

Si les tropiques sont « tristes », c’est parce qu’ils abritent depuis des temps immémoriaux une autre logique du rapport humain à l’environnement naturel, des relations entre humains, qui ont fait leurs preuves par leur longévité même. Or ces cultures indigènes sont aujourd’hui cernées et menacées d’étouffement par l’avancée impérialiste de la civilisation occidentale.

Car les voyageurs occidentaux, qu’ils soient explorateurs, missionnaires, ou simplement affairistes, sont toujours les premiers agents de la future œuvre dite civilisatrice dont s’investit l’Occident du haut de sa supériorité technique, et qui est toujours aussi œuvre d’exploitation coloniale et de destruction des cultures trop différentes.

Exotisme

On le voit, Levi-Strauss a une vision très pessimiste sur le sens du voyage aujourd’hui.

Il semble bien, en effet, que le voyageur, si fort proclame-t-il son amour du voyage, a toujours des buts utilitaires dans sa motivation à voyager : il veut remplir le blanc d’une carte, ramener de belles images, des objets inédits, trouver des sources de richesses monnayables, se valoriser de ses découvertes, etc.

Et ces utilisations des voyages ne sont-ils pas le point d’accroche du rouleau compresseur de la domination occidentale ?

Pourtant on peut voir les voyages aventureux de manière beaucoup plus positive.

C’est tout particulièrement le cas de ce que l’on appelle l’exotisme.

L’exotisme est apparu au tournant du XIX° et du XX°, lorsque les Occidentaux ont pris conscience que la planète était presque devenue totalement cadastrée et qu’il n’y aurait bientôt plus de lieux inconnus vers lesquels voyager.

Il s’en est suivi une valorisation du voyage aventureux pour lui-même, puisqu’il allait disparaître. Et donc la promotion de l’idéal du pur voyageur, c’est-à-dire du voyageur qui n’est motivé que par la rencontre avec le différent, l’étranger.

C’est ainsi qu’est apparu l’exotisme comme conception très contemporaine du voyage.

Le célèbre voyageur et écrivain breton, Victor Segalen (1878-1919), le définissait comme une « une esthétique du Divers ».

Cela signifie que l’authentique voyageur devrait viser une jouissance du Divers, du différent, de l’étrangeté de l’étranger qui est d’ordre « esthétique », c’est-à-dire qui ne passe aucunement par la satisfaction des sens, mais, de manière toute spirituelle, par la sensibilité à sa beauté : « Je conçois autre, et aussitôt le spectacle est savoureux. Tout l’exotisme est là. » écrit Ségalen.

On retrouve ici le désintéressement du jugement de goût (i.e. sur la beauté) tel qu’il a été analysé par Kant : on n’a pas à s’approprier l’objet beau pour avoir tout le plaisir esthétique qu’il génère.

Segalen considérait que cette sensibilité à la beauté du Divers est un caractère essentiel de notre humanité. C’est pourquoi on ne peut humainement s’accomplir sans voyager.

Il y a dans l’exotisme ainsi conçu une autocritique de l’Occident dont l’expansion planétaire est une uniformisation, et donc un déclin du divers, soit un déclin de la beauté du monde – cette critique recèle donc une option politique (en particulier contre le colonialisme)

Le voyageur en quête d’exotisme semble donc échapper à la critique de Levi-Strauss, car il n’est en lui-même le cheval de Troie d’aucune relation d’exploitation des peuples rencontrés.

Mais en valorisant les différences en tant que telles, l’exotisme veut se maintenir en équilibre sur une ligne de crête difficile à tenir. Ceci à cause du désir naturel de comprendre qui amène à verser d’un côté ou de l’autre :

- Soit on dit que, derrière leur façade pittoresque, ces étrangers sont bien comme nous, c’est-à-dire qu’ils mettent en œuvre les mêmes éternelles passions humaines telles vouloir paraître à son avantage, avoir du pouvoir, posséder des richesses, etc. Ce qui est finalement nier l’exotisme.

- Soit on fait de cette incompréhension de l’étrangeté de l’autre une méconnaissance en la réduisant à une grappe de clichés comme si c’était le dernier mot de leur spécificité.

Je lis un texte publicitaire pour voyage touristique s’inscrivant sur la photo d’un très pittoresque paysage. En lettres capitales se détache sur la photo « VIET-NÂM AUTHENTIQUE » Là tout indique la valorisation de l’exotisme au sens noble : voyager à l’étranger pour l’aventure du divers du monde. Seulement on lit juste au-dessous : « Les sites essentiels en 12 jours » Patatras ! On retrouve l’exotisme-clichés touristique. Il n’y a plus d’aventure, seulement la perspective de ramener des témoignages en images de sa présence aux spectacles de la différence.

Mais l’exotisme ne saurait valoir universellement comme sens du voyage.

- D’une part il exige un détachement par rapport à notre sympathie humaine innée – celle qui pousse à reconnaître l’autre comme son semblable et à vouloir le comprendre – pour s’en tenir à la surface de la rencontre : l’apparence des étrangers.

- D’autre part, il est clairement lié à un stade contemporain de la civilisation occidentale.

D’ailleurs, c’est seulement aujourd’hui que se multiplient en son sein ceux qui voyagent dans l’esprit de l’exotisme de Segalen. Par ex. Nicolas Bouvier (1929-1998) qui écrivait : « Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. » L’usage du monde (1963)

Exil

Pourtant les grands voyageurs existent depuis toujours. Et leurs voyages avaient bien un sens.

Or il est manifeste que leur sens était toujours lié à des buts utilitaires :

- Pythéas le marin grec marseillais qui au IVème siècle avant J-C avait cartographié l’Europe du Nord.

- Les grands navigateurs de la Renaissance, qui, à la recherche de nouvelles sources de richesses ont découvert des continents.

- Les jeunes gens de bonne famille qui avant de s’installer, faisaient un tour d’Europe éducatif, entre le XVI° et XIX° siècle (ce fut encore le cas du jeune Schopenhauer).

- Le baby boomer qui, à la fin des années 60, se ruaient du côté de l’Inde pour trouver une alternative à la société de travailleurs-consommateurs.

Il faut aller plus loin : peut être que le voyage a été d’emblée entrepris par nécessité.

L’exilé – je ne dis pas le migrant, je ne dirai jamais le migrant, parce que ce n’est pas une marchandise qui se déplace par flux, c’est une personne – voyage par nécessité vitale.

Et pourtant c’est vraiment un voyageur, et un voyageur aventureux, parce qu’il ne sait le plus souvent pas en quel lieu il va pouvoir se poser, où il va pouvoir habiter.

Or, l’anthropologie archéologique nous apprend que nous avons tous d’abord été exilés, donc voyageurs :

Sans doute à l’occasion de quelque transformation naturelle cataclysmique, l’humanité est née de primates qui se sont exilés de leur milieu arboricole pour s’aventurer sur la savane, et les caractères proprement humains sont le produit de son adaptation à cette nouvelle vie aventureuse (voir Moscovici, La société contre nature (1972).

L’exilé est celui qui voyage en fonction de la nécessité la plus implacable, mais c’est aussi celui dont le voyage est le plus aventureux puisqu’il y met en jeu sa vie sans retour et sans recours !

Ne faut-il pas considérer que l’exil fut notre premier voyage et reste le paradigme de tout voyage ?

Ne faut-il pas considérer que cette capacité de se mettre sur les chemins, de livrer totalement son existence à l’ouverture d’un espace inconnu est une des plus belles, car des plus courageuses, expressions de la liberté humaine ? (pensons aux milliers de nos sœurs et frères ukrainiens sur les routes et qui ne savent pas où ils dormiront cette nuit.)

Le choix d’exil serait alors l’acte de liberté fondateur, celui qui a fait essaimer l’humanité sur toute la planète, jusque dans les biotopes les plus improbables.

Alors pourquoi voyager?

Peut-être pour refaire le geste inaugural de notre humanité.

Autrement dit, le voyage serait le plus radical ressourcement, comme une renaissance à son humanité.

                                                                                            Pierre-Jean Dessertine


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II/ VOYAGER ?











                                           Alain Marsaud



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III/  VOYAGE EN ODYSSÉE 


      « Pourquoi voyager ? » Et pourquoi en Odyssée, comme si elle était un pays ? Parce qu’un pays est une « invitation au voyage », et que l’Odyssée, récit du voyage d’Ulysse, est une incitation à un voyage dans ce voyage. Ce voyage nous révèle l’intime connivence qui existe, depuis que ce texte fondateur a vu le jour il y a environ trois millénaires, entre voyage et littérature : depuis ce temps, lire, c’est voyager, et voyager ne peut se faire, sans d’une quelconque façon lire, c’est à dire renvoyer à un récit, une « histoire », ne fût-ce que la narration qu’on se fait silencieusement à soi-même tout au long de la vie.
       L’Odyssée raconte un soi-disant retour au pays, qui a commencé par un aller, l’Iliade : un départ en guerre, bien loin d’Ithaque1, pour une obscure histoire de femme trouble-fête, la trop belle Hélène. Encore une femme ! On ne prête pas assez attention au rôle des femmes dans cette histoire : Calypso, Circé, les sirènes, Nausicaa, Euryclée, et bien sûr la « sage » Pénélope, opposée à son double maléfique, Clytemnestre, l’infidèle qui fit assassiner par son époux par son amant. Quant à Ulysse, roi d’Ithaque, il évoque de nos jours ces exilés qui affrontent les périls de la méditerranée, et qu’on a tendance à oublier lorsqu’ils n’ont pas le bon goût d’être blonds aux yeux bleus. Le héros rusé, lui, n’était pas parti de chez lui pour fuir, mais pour faire la guerre de Troie, bien loin d’Ithaque. Mais souvent la guerre se retourne contre qui l’a déclenchée, par des renversements d’alliances. Poséidon, le dieu de la mer, au départ pourtant favorable aux Achéens, se met à poursuivre Ulysse d’une haine inextinguible, parce que sur le chemin du retour, pour sauver sa peau, celui-ci a eu l’idée saugrenue de crever l’œil de Polyphème, le propre fils de ce dieu ombrageux : de conquérant, Ulysse se retrouve fuyard migrant, mais fuyard vers son pays natal. Drôle d’histoire ! On ne voyage pas toujours où l’on voudrait, les dieux sont là pour nous rappeler que nous ne maîtrisons pas toujours nos destins. Et nos itinéraires se font littéraires pour cette raison : les écueils, les fourvoiements, les dangers, font le piment d’un récit qui sans cela eût été d’une banalité affligeante.

      Ainsi n’y a-t-il pas une véritable opposition entre les voyageurs qui restent chez eux pour lire, et les aventuriers qui préfèrent le « grand livre du monde ». Que l’on reste chez soi ou pas, un voyage est finalement toujours une « histoire », aussi bien lors de son déroulement2 qu’après coup : les souvenirs reviendront, se feront poétiques, comme dans la chanson de Bernard Dimey : « J’aimerais tant voir Syracuse […] pour m’en souvenir à Paris.» Le retour au pays est aussi bien un retour sur soi, à soi. Mais demeure-t-on le même qu’au départ, qu’est-ce qui en nous a changé ? À l’aube de notre civilisation, nos questions étaient déjà celles d’Ulysse, Odysseus : un héros mythique, qui n’a sans doute pas existé, en tout cas certainement pas sous la forme qu’on lui connaît, et dont on tient l’histoire d’un aède aveugle qui, lui non plus, n’a peut-être pas existé, puisque avant l’écriture, ces récits ont probablement été le fruit d’une longue tradition orale3.

     Mais l’étrange dans cette histoire, c’est qu’à plusieurs reprises, Ulysse prend la place de l’aède, d’Homère : au cœur même de son voyage, il se met à raconter son voyage, en en rajoutant sans doute, en enjolivant, et souvent en mentant 4 : ce voyage devient son récit, l’ « Odyssée ». Pourquoi Ulysse se met-il à raconter sa propre histoire ? Au livre VII, 240 à 297, on imagine pour c’est pour éblouir la jeune Nausicaa, qui l’avait vu, naufragé, arriver nu sur le rivage [VI, 148-163], et par ses « paroles ailées », dans le palais d’Alkinoos, il y réussit parfaitement : « Elle leva les yeux sur l’étranger, émerveillée, » [VIII, 459]. Ulysse fait aussi rêver Arété, la mère de cette princesse aux allures de déesse, et son père, le roi des Phéaciens, qui est tellement charmé par les récits de son hôte (ξένος, xénos5) qu’il va lui proposer la main de sa fille, avant même de connaître son nom6.  Ulysse prend aussi le rôle de l’aède, pour retrouver les bonnes grâces de Pénélope, lorsqu’enfin elle a fini par le reconnaître7 [XXIII, 306-309]. Le voyageur « aux mille tours » est un séducteur poète. Giono, qui en était également un fameux, ne s’y est pas trompé dans son livre de jeunesse Naissance de l’Odyssée8 : L’Odyssée y est revisitée, comme l’histoire d’un dragueur qui va de fleur en fleur, d’île en île :

« Ulysse se souvenait : “le retour d’île en île ! N’était ce pas plutôt de femmes en femmes ? ” […] Pouvait-on résister à l’appel de l’amour ? L’enfant Éros court entre les jambes de celui qui veut marcher droit, l’entrave et Le couche dans les mauves. » p.14

      Mais si, par désir de séduire, Ulysse se fait poète, on peut penser qu’il veut aussi se raconter à soi-même son histoire, pour la faire émerger, faire de soi-même un objet de roman (avant la lettre), et finalement, s’enfanter soi-même. Homère et Ulysse sont des mythomanes, comme Hésiode et sa Théogonie, mais leur mythologie ne parle plus seulement des dieux, du surhumain, elle fait entrer en scène l’homme, et différentes façons d’être humain. L’Odyssée est une sorte de laboratoire, de fabrique de l’humanité à venir, qui passe par une succession de personnages, d’îles, de fictions, qui sont aussi bien des fictions politiques, avec, au milieu9, l’émergence d’Ulysse, personnage en quête de chez soi, d’identité, de retour à soi. Et finalement, ce dont il est question dans toute l’Odyssée est au fond la difficulté (et peut-être de l’impossibilité) d’un retour chez soi10, qui est aussi bien un retour à l’ipséité, i.e. l’être soi-même. Un authentique voyage ébranle notre identité, il la met en question, en nous exposant à l’étrange de l’étranger. On s’égare, on ne sait plus qui on est vraiment.

      Qui est Ulysse ? On connaît sa réponse : « Personne » : Ulysse [n’] est personne. C’est peut-être là le tour de passe-passe le plus fameux d’Ulysse, l’homme « aux mille tours ». Polyphème, le Cyclope, lui, parle beaucoup (c’est le sens de son nom11), mais il est tout sauf rusé, il n’a pas « plus d’un tour d’en son sac ». Or, Ulysse, dans son « tour », son aller-retour à Ithaque, et son grand détour, lui, est un touriste bien étrange, qui ne va jamais où il devrait, qui fait de la littérature, qui joue, comme Homère, son alter ego, avec les mots : « Ta phrase est comme un amandier chargé de gui. Elle veut dire autre chose qu’elle ne dit », dit le guitariste (i.e. l’aède) à Ulysse, dans le roman de Giono12. En l’occurrence, dans l’Odyssée, Ulysse, sommé de dire son nom, ment et ne ment pas : Personne, c’est οὖτις (littéralement non quelqu’un13) ou οὐδείς, (qui est presque l’homophone de Ὀδυσσεύς, le nom grec d’Ulysse. Mais « personne » peut se dire aussi « μή τις » (mè tis) et μῆτις, c’est le mot qui veut dire ruse, intelligence stratégique. C’est d’ailleurs un des surnoms d’Ulysse, il est polumétis, πολύμητις, « l’homme aux mille tours », celui qui a beaucoup de mètis. En mentant, Ulysse a presque donné son nom, en une sorte d’acte manqué, de lapsus volontaire. Et le jeu de mot est plus profond qu’il n’y paraît, puisque si Ulysse [n’] est « personne » pour le Cyclope, il [n’]est aussi pour nous « personne » en particulier, il peut donc être tout un chacun, donc nous, moi : Ulysse, c’est moi.

         Ulysse, notre avatar, dirait-on dans un jeu vidéo, retourne-t-il chez lui ? On peut en douter. Est-ce bien « chez lui », cette Ithaque qu’il met un temps fou à reconnaître, et où il met très longtemps à se faire reconnaître (sauf par son vieux chien, Argos)14 ? Il est devenu étranger à lui-même et aux autres. Environ deux siècles plus tard, Héraclite d’Éphèse dira : « On ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve. 15» : d’une part parce que de l’eau a « coulé sous les ponts », et que d’autre part le temps a coulé aussi, j’ai vieilli, j’ai « voyagé » je suis devenu autre. On objectera qu’Ulysse finit par se faire reconnaître et retrouver Pénélope, mais en est-on si sûr ? Pénélope l’avoue, elle a, ils ont vieilli (cf XXIII, 211-213] et Ulysse ne redevient pas l’époux d’antan : à peine arrivé et avoir retrouvé les bras et la couche de Pénélope, il reprend la route, vers sa mort d’homme, loin de son statut de héros homérique16.

       Alors pourquoi voyageons-nous ? Qu’y gagnons-nous ? Quel butin en rapportons-nous ? Il faut méditer sur cette question de « butin » quand on voyage, comme le font les abeilles de Montaigne, à qui l’enfant que l’on a à instruire sera comparé : « Elles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur; ce n'est plus thym ni marjolaine: ainsi les pièces empruntées d'autrui, il les transformera et confondra, pour en faire un ouvrage tout sien: à savoir son jugement.»17. Nietzsche, lui aussi, sait que le butin n’est pas que d’or, ou que le savoir est d’or également : « Notre trésor est là où bourdonnent les ruches de notre connaissance. C’est vers les ruches que nous sommes sans cesse en chemin, en vrais insectes ailés qui butinent, le miel de l’esprit, et, en somme, nous n’avons à cœur qu’une seule chose – « rapporter » quelque butin.18 » Est-ce alors pour le butin de la connaissance qu’Ulysse voyage, ou ce qui n’est pas tout-à-fait pareil, par curiosité ? Dante avance une réponse, lorsque, guidé par un autre grand poète voyageur, Virgile, il retrouve Ulysse aux enfers : Ulysse raconte encore une fois son Odyssée, dans laquelle il exhorte ses compagnons à franchir le détroit de Gibraltar et aller toujours plus loin vers l’inconnu :

« Considérez quelle est votre origine :

Vous n’avez été faits pour vivre comme brutes,

Mais pour ensuivre et science et vertu. 19»

Là, il ne s’agit plus de revenir, mais, comme ceux qui plus tard partiront à la découverte du « nouveau monde », de se livrer corps et âme à la démesure, à l’hubris de la curiosité (« péché » qui justifie la présence d’Ulysse aux enfers).

      C’est précisément ce passage, que, dans un autre enfer, celui d’Auschwitz, se remémore Primo Lévi, en ajoutant: « C’est comme si moi aussi, j’entendais ces paroles pour la première fois : comme une sonnerie de trompettes, comme la voix de Dieu. 20 ». Dante n’avait pas lu Homère en grec, il n’en connaissait que des gloses en latin, et décrit un autre voyage, où Ulysse n’est pas mort à Ithaque mais en mer, naufragé. Il ne s’agit plus de revenir pour rapporter un butin, fût-ce de la science et de la vertu. Primo Lévi ne pensait pas non plus en revenir. Mais sans doute s’agissait-il pour lui de préserver, au cœur de la pire des déshumanisation, le plus beau de l’humanité, le culot de la démesure, la soif de ne pas être que soi, que sa condition misérable. Et cela rejoint finalement l’Odyssée d’Homère : Ulysse revient sans « butin », avec certes les cadeaux de l’hospitalité phéacienne21, mais ce n’est pas là l’important. Le butin que cherchent aussi bien les touristes, les explorateurs, les conquistadors, et même les ethnologues comme Lévi Strauss, est fort peu par rapport à ce qu’offre l’aventure d’Ulysse. Dans l’Odyssée, il faut prendre le risque de se perdre, en perdant son butin, renoncer à vouloir tout ramener à soi, et se lancer délibérément dans les mensonges vrais de la poésie, qui offre, au cœur de la vulnérabilité des marins, des trésors autrement précieux que l’or des Phéaciens.

       Au terme du voyage, on ne retrouve finalement jamais son Heimat (son chez soi) ni son identité, Le retour est toujours nostalgie du retour, il faut en faire son deuil. Du Bellay nous dit qu’on revient « plein d’usage et raison 22», c’est parfois vrai. Mais le contresens que l’on fait souvent à cause de ce poème est de croire qu’Homère nous inciterait à préférer bêtement notre petit Liré à tout ce qu’on a vu, car, si il en était ainsi, pourquoi alors être partis ? Si l’on ne s’arrête qu’au côté casanier d’un Ulysse qui rêve de retrouver « une épouse sans tache 23», une maîtresse de maison qui resterait aux fourneaux ou dans son atelier de couture, on a mal lu : car si Ulysse ne cesse de redouter un éventuel cocufiage, c’est que celui-ci est dans l’ordre du probable, d’autant que sa femme est aussi aguicheuse, rusée, et experte que lui dans l’art de tisser des mensonges. Brassens ne s’y est pas trompé dans la tentation qu’il offre à Pénélope, dans sa chanson éponyme :

« Derrière tes rideaux,

Dans ton juste milieu,

En attendant l'retour

D'un Ulysse de banlieue

Penchée sur tes travaux de toile,

Les soirs de vague à l'âme

Et de mélancolie

N'as tu jamais en rêve

Au ciel d'un autre lit

Compté de nouvelles étoiles ? »

      Bien sûr, cela, Homère ne peut l’avouer officiellement, sinon Pénélope serait Hélène, Circé, ou Clytemnestre et l’Odyssée deviendrait L’amant de Lady Chatterley ! Mais certains enfants d’Homère se chargeront de dévoiler le pot au rose, notamment Joyce et Giono, qui peint avec sensualité les étreintes passionnées de sa Pénélope avec le prétendant Antinoos.

      En finir avec le mythe du retour, c’est cela qu’au fond l’Odyssée nous dit, tout en semblant dire le contraire : Après le massacre des prétendants, Ulysse ne retrouve pas sa royauté, il est obligé de la partager avec les familles des prétendants dans une ébauche de démocratie. Comme lui, nous sommes des exilés d’une terre imaginaire, il n’y a pas un pays où nous serions toujours chez nous. La vie est un voyage dépaysant, plutôt qu’un retour dans une patrie fantasmée. Ces propos heurteront peut-être ceux pour qui la France demeure une nation éternelle et intangible qu’il faudrait protéger d’invasions barbares : mais la théorie du « grand remplacement » n’est-elle pas aussi mythique que l’idée du nostos24, retour à une mère-patrie immortalisée ? En outre, que l’on songe à ceci : même pour les plus casaniers ou « nostalgiques » d’entre nous, la vie sera toujours dé-paysante pour la seule raison qu’il leur faudra, comme nous tous, faire le « grand voyage », celui du plongeon dans l’au delà de tout au delà.

      Et c’est là que réside la plus grosse surprise : l’Odyssée réussit le tour de force de nous présenter la mort comme un bienfait : Ulysse refuse l’immortalité et l’éternelle jeunesse que lui offre Calypso25, il préfère être βροτός, brotos, mortel. Pourquoi ? Parce que l’éternité priverait Ulysse, le héros de la gloire d’être Ulysse, simple mortel bien moins ennuyeux dans un récit d’aède que tous les dieux englués dans le meilleur des mondes de leur Olympe : rejet de la nostalgie du retour, acceptation de l’impossibilité de revenir au stade fœtal, au bonheur mythique du cocon, au paradis terrestre. Et face à l’inévitable angoisse de la mort26, Homère nous offre le remède de la littérature, l’art de la « palabre, » ces mensonges homériques qui rendent la vie non seulement vivable, mais merveilleuse comme une aurore, une « aube aux doigts de rose ». La « littérature » est bien plus qu’un divertissement, un luxe, un loisir (otium) face au commerce du rentable (negotium) ; elle est en fin de compte aussi vitale et aussi réelle que l’objectivité que nous lui opposons pour la discréditer, Baudelaire le savait :

« … L’imagination est la reine du vrai, et le possible est une des provinces du vrai. »27.

      En guise de conclusion, laissons Jean Giono28 nous donner l’envie de refaire un « tour » en Odyssée29 :

«  Lorsque j’allais me promener dans la colline, j’y allais à la suite, et je dis bien à la suite, comme traîné par eux, à la suite de souvenirs de mes lectures, de souvenirs littéraires : je lisais l’Odyssée. Évidemment, il n’y a pas la mer à Manosque, mais il y avait les collines, et au delà des collines, un horizon suffisamment bleu pour que je puisse imaginer, étant enfant, qu’au delà de ces collines se trouvait la mer. Lorsque je marchais dans un verger d’oliviers, Pan était là, Apollon surgissait des herbes, Nausicaa était cachée dans un chemin en train de remonter son linge des lavoirs ; et Ulysse était peut-être dans ces petits villages posés sur le sommet des collines, en train de manger chez Alkinoos, n’est-ce-pas, tout ça était mêlé, je ne crois pas un jour j'ai pu me promener dans un Manosque qui était Manosque, c'était un Manosque qui était à la fois tout ce qu’on pouvait imaginer.»

                                                                                                         Pierre Kœst

Pour prolonger l’échange : prlkoest@hotmail.com


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1Ithaque (en grec : Ιθάκη, aujourd’hui Θιάκη / Thiáki , est une île de la mer Ionienne, à l'ouest de la Grèce continentale et au nord-est de Céphalonie.

2 Où il peut évidemment être balisé par des guides touristiques qui disent « ce qu’il faut voir », en en limitant l’imprévu. Les textes littéraires, eux, ouvrent un espace de liberté, une éducation non oppressive du regard : par ex. Voyages en Italie » de Stendhal, On the road  de Kerouac, Sang et volupté à Bali de Vicky Baum, etc., etc.

3 Au départ, l’aède invoque et cède la place à la « Muse », qui garantit la véracité divine.

4 Comme sa protectrice Athéna, qui dans un merveilleux passage, le regarde avec tendresse parce qu’il est aussi rusé et menteur – donc poète – qu’elle ! cf XIII, [287]

5 Il est à remarquer que ce mot grec ξένος, signifie à la fois hôte et étranger, l’étranger est a priori quelqu’un à qui on doit offrir l’hospitalité, il ne serait pas inutile de s’en souvenir aujourd’hui.

6 [VII, 311-315]

7 Elle aurait, de son propre aveu [Od. XXIII, 213-218] aussi bien pu en reconnaître un autre, comme dans le scénario du Retour de Martin Guerre, film de Daniel Vigne,1982

8 Grasset, 1938, p.50 : Toute l’histoire n’est qu’une série de mensonges, qui finissent par devenir pourtant une autre Odyssée.

9 Mais pas forcément au centre : Télémaque, qui au début doute qu’Ulysse soit bien son père (I, 216-217) lui aussi se cherche, et doit faire comme son père un voyage pour se (re)trouver.

10 Un « chez soi » qui est sans doute tout aussi mythique (cf Guy Scarpetta, Éloge du cosmopolitisme, Grasset, 1981), que le « roman national » que certains veulent à tout prix rétablir : une France qui aurait de toute éternité été elle-même et qu’il s’agit de défendre contre les « étrangers ».

11 Πολύφημος : celui qui parle beaucoup, ou dont on parle beaucoup.

12 Giono, op.cit. p.50.

13 Exactement comme dans l’anglais nobody, l’italien nessuno , ou le terme « dégun » dans le parler marseillais !

14 On pense au film «Le retour de Martin Guerre, où l’héroïne , jouée par Nathalie Baye, feint de reconnaître son mari dans un autre soldat de retour (Depardieu) , avant que le vrai ne revienne, éclopé !

15 Héraclite, Fragments, §134 [91] ποταμῷ οὐκ ἔστιν ἐμϐῆναι δὶς τῷ αὐτῷ.

16 On ne sait pas comment Ulysse meurt, et ce n’est en tout cas plus l’Ulysse du début, celui de l’Iliade, le héros, qui ira soit mourir à la campagne, loin de la mer, comme le lui conseillait Tirésias, soit qui perdra ses prérogatives royales et mourra « dans la fosse commune du temps » , comme dit Brassens, dans Le testament.

17 Essais, De l’Institution des enfants, I, XXVII p.152

18 Nietzsche, Généalogie de la morale, Avant propos, §1.

19 Considerate la vostra semenza: fatti non foste a viver come bruti, ma per seguir virtute e canoscenza ». La Divine Comédie, L’Enfer, XVI, Classique Garnier, p 131

20 Primo Lévi, Si c’est un homme (Si questo é un uomo) p.121

21 Cadeaux qui sont cachés dans une grotte par Athéna « la pillarde », et dont finalement Ulysse ne fait rien (cf. Od. XIII, 360-370)

22 Cela annonce le Bildung Reise, célèbre en Allemagne depuis le voyage de Gœthe à Rome : le voyage pour « s’instruire », pour acquérir une culture.

23 Cf. Od. XIII, 42-43

24 νόστος : retour, qui peut être un mal [du pays], une nostalgie (algos, ἄλγος : souffrance, maladie).

25 Cf Od.V, 202-227,

26 à laquelle Achille aux enfers dit préférer le statut d’esclave (cf. XI, 489-491 : « J'aimerais mieux être sur terre domestique d'un paysan, fût-il sans patrimoine et presque sans ressources, que de régner ici parmi ces ombres consumées… »

27 Charles Baudelaire, Salon de 1859, Pléiade p.1036-7

28 Archive rediffusée » dans Les Chemins de la philosophie, La fin d’un monde héroïque. 26 08 2019.

29 Que nous recommandons de lire ou relire dans la traduction de Philippe Jacottet, d’où sont issues nos citations.