Café-philo Lourmarin, le mardi 8 octobre 2019



La démocratie est-elle le moyen ou la fin ?


Spinoza nous a légué la très belle idée que la joie est le sentiment que nous avons d’une augmentation de notre puissance d’agir.
Ce serait litote de dire qu’il y a aujourd’hui peu de joie dans la vie sociale. En réalité il y a un incontestable fond de tristesse collective – ce que confirme, a contrario, le constant besoin de faire rire dans les médias dominants.
Si nous sommes tristes, ce n’est pas tant parce que nous sommes dans un état mondial de crise écologique larvée avec une planète se réchauffe dangereusement et l’élimination de 60% des vertébrés sauvages ces quarante dernières années ; ce n’est pas tant parce que des centaines de milliers d’exilés errent dans le monde en se demandant s’ils seront bienvenus quelque part ; ce n’est pas tant parce que nous nous sentons la cible de massacres collectifs ; ce n’est pas tant parce que la répartition des richesses est devenue d’une injustice invraisemblable.
Nous sommes tristes parce que nous savons que les trajectoires doivent être redressées tout de suite et que nous ne savons comment faire, et que nous ne pouvons pas le faire.
Nous sommes tristes d’être impuissants face aux désastres qui s’amorcent
Or nous devrions être puissants puisque nous sommes en démocratie
La démocratie n’est-elle pas le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » comme cela est écrit dans notre Constitution (article 2).
Qu’est-ce qui ne fonctionne pas en notre démocratie ?
En démocratie, l’acteur principal est le peuple, c’est-à-dire l’ensemble des citoyens. Les citoyens sont définis par leur responsabilité quant à la vie et l’avenir de la société, et par la liberté qui va de pair avec cette responsabilité. Ce sont les libertés garanties par les droits du citoyen inscrits dans les textes juridiques fondamentaux : libertés d’opinion, de croyance, de culte, de  presse, de déplacement, d’entreprendre, d’association, de réunion, etc.
Or le peuple ne se retrouve pas dans le fonctionnement démocratique de notre modernité tardive.

Les dysfonctionnements de la démocratie contemporaine

On peut pointer 5 dysfonctionnements remarquables de la démocratie contemporaine (on s’appuie ici sur le cas de la France)
1.      Le premier dysfonctionnement concerne la liberté du citoyen. Aujourd’hui, on voit couramment des citoyens dont la liberté est restreinte pour nulle autre raison que la décision de fonctionnaires du maintien de l’ordre leur ayant prêté l’intention de commettre un délit – alors que toute atteinte aux droits du citoyen doit relever soit d’une peine prononcée légalement suite à une action délictueuse, soit d’un état d’exception lié à une situation critique (ceci est l’effet de l’intégration récente d’un certain nombre de dispositions légales propres à l’état d’urgence dans le droit commun.)
2.      Ce qui est étonnant, c’est que cela ne fasse pas scandale. Ce défaut de solidarité ne manifeste-t-il pas une autre dimension de la crise démocratique ? N’y aurait-il pas quelque chose de brisé dans la cohésion de celui qui constitue le sujet de la démocratie : le peuple ? L’idée de peuple implique en effet la visée d’une volonté commune qu’on appelle volonté populaire. Le peuple n’apparaît-il pas le plus souvent perdu dans une rivalité d’intérêts catégoriels ?
3.      Mais ne faut-il pas relier ces brisures dans la société au vertigineux creusement des inégalités de conditions de vie depuis quelques décennies ? Or ce creusement des inégalités relève à n’en pas douter de cet autre aspect, bien identifié, de la crise des démocraties modernes : la dégradation de la représentativité parlementaire = de plus en plus les lois sont adoptées malgré le peuple, alors que des lobbys de puissants intérêts privés arrivent à imposer la prise en compte de leurs demandes. Par ailleurs, la procédure du référendum, qui pouvait compenser cette dégradation de la représentation parlementaire, est délaissé.
4.      La notion de démocratie désigne la source du pouvoir légitime ; la notion de république désigne la forme de l’Etat où s’exerce ce pouvoir. Les sociétés modernes s’organisent presque toujours en États démocratiques républicains,  du moins dans l’affichage. La république a une affinité particulière avec la démocratie parce qu’elle donne la priorité à l’intérêt public que vise naturellement la volonté populaire, ce qui suppose l’élaboration d’un droit qui s’impose également à tous.
En démocratie, la volonté populaire est à la source du droit, soit  à travers ses représentants, soit directement par référendum. Or, un phénomène récent (depuis 2 décennies) manifeste un grave dysfonctionnement dans l’élaboration du droit.
C’est le phénomène d’inflation législative. Par exemple, le code pénal a plus que doublé en volume durant les 20 dernières années. La loi devient un élément de communication du pouvoir : il y a un problème qui ébranle l’opinion ? On fait une nouvelle loi pour montrer qu’on le prend en compte.
D’autre part les lois ont tendance à prendre de l’embonpoint – les articles se multiplient pour prendre en compte les amendements, c’est-à-dire souvent les points de vue des intérêts particuliers (elle peut tripler en nombre d’article entre sa présentation aux députés et sa publication). Enfin, les lois peuvent attendre plusieurs années le décret qui les rendent applicables.
Conséquences :
     - Le droit est devenu illisible pour le citoyen : l’adage « Nul n’est censé ignorer la loi » doit être remplacé par « Nul n’est capable de maîtriser les lois auxquelles il censé se conformer » !
     -  On constate un fort absentéisme parlementaire lors du vote des lois. Il est dû aux sessions à rallonge et aux séances de nuit.
     -  Les citoyens ne se reconnaissent plus dans des lois qu’ils doivent respecter. Les lois semblent souvent à contre-courant de la volonté populaire sans qu’ait pu avoir lieu un débat public. Il ne lui reste alors d’autre choix que rentrer dans un rapport de force : manifestation dans l’espace public, grèves, etc.
     -  Il y a dès lors une dévaluation commune de la loi, alors qu’elle est la colonne vertébrale qui fait tenir une république démocratique debout.
5.      Le dernier dysfonctionnement concerne la souveraineté de l’État démocratique. Elle est en crise puisqu’une part importante des prérogatives de l’État-nation devient de fait subordonnée à la souveraineté des institutions européennes. Or il est problématique de parler d’une démocratie européenne. Les pouvoirs de l’instance élue, le parlement européen, sont assez limités. Surtout, on ne peut pas parler – c’est un problème culturel – de peuple européen et de volonté populaire européenne. Autrement dit, la citoyenneté européenne reste une abstraction.
La démocratie apparaît ainsi altérée au niveau de ses principes :
·         Celui de la liberté par l’atteinte aux droits du citoyen
·         celui de la fraternité par le morcellement du peuple en groupes d’intérêts catégoriels
·         celui de l’égalité par la dépossession de la maîtrise populaire dans l’élaboration des lois
·         celui de la souveraineté par l‘exportation d’une partie du pouvoir souverain à des institutions supranationales encore plus en déficit de légitimité démocratique que l’État-nation.
C’est parce que l’État démocratique ainsi dysfonctionne que les décisions publiques ne sont habituellement pas démocratiques,
On peut se demander d’ailleurs, s’il y a jamais eu véritablement démocratie ? La démocratie athénienne de l’antiquité ‒ la première démocratie instituée qui sert d’emblème à toutes les démocraties ‒ excluait de la citoyenneté les femmes, les esclaves et les métèques.
La démocratie ne serait-elle pas une illusion sur laquelle nous serions en voie de dessillement ?
Mais pour vivre comment ensemble ?
Car la démocratie n’est-elle pas la plus belle idée sur la manière de vivre ensemble ?
Parvenus à ce point de perplexité, n’est-il pas temps de s’interroger sur le sens de la démocratie ?

Les valeurs finales de la société

Or, la question  - la démocratie est-elle le moyen ou la fin. ? – est la meilleure manière de se poser la question du sens de la démocratie. Car éclairer le sens d’une réalité quelconque, c’est d’abord savoir si elle vaut comme moyen ou comme fin en soi ; si elle vaut pour permettre d’accéder vers autre chose qui est finalement visé, ou si elle vaut pour elle-même.
Pourquoi la démocratie ? Parce que c’est l’idéal du vivre-ensemble ou bien parce que cela permet de réaliser d’autres buts sociaux. Et d’ailleurs, que pourraient-ils être ?
L’essentiel n’est-il pas ici de déterminer ce qui peut être la fin de la vie sociale. Pourquoi, finalement, vit-on en société ?
·         pour se prémunir contre (contenir) la violence – réaliser durablement la sécurité ?
·         pour faire de l’espèce la plus démunie de la nature – l’espèce humaine –  une espèce forte, la plus forte ?
·         pour réaliser une prospérité collective ?
·         pour vivre libre ? Mais en quel sens ? Veut-on le maximum de liberté pour chacun compatible avec la vie collective ? Est-ce bien le seul sens possible de la liberté que l’on peut viser ?
·         pour réaliser la justice entre les hommes ? Ou l’égalité (que l’on peut penser comme une forme de justice) ?
·         pour réaliser le bonheur collectif ? C’est l’idée que défendait l’anglais Bentham au début du XIX° siècle qui voulait organiser la société afin de favoriser « le plus grand bonheur du plus grand nombre », le bonheur étant défini comme le maximum de quantité de plaisir, étant soustraite la quantité de peine inévitable.
L‘idée démocratique est-elle capable de porter en elle-même de telles valeurs ? Est-elle digne d’un investissement comme fin en soi ? Peut-elle être notre idéal de vie sociale ? Nous connaissons le mot de Churchill «La démocratie est le pire des systèmes, à l'exclusion de tous les autres.» Autrement dit, elle serait le moins pire des systèmes malgré tous ses défauts.
Quels sont ses défauts ?
·         Elle amène à beaucoup parler pour décider. Or les pouvoirs de la parole sont ambigus : elle peut certes contribuer à unifier les points de vue, mais elle peut tout autant les cristalliser en passions antagonistes.
·         Elle rend du temps. Au point que dans la démocratie grecque on en était venu à indemniser les citoyens venant débattre sur l’agora, afin de compenser leur manque à gagner du fait du temps soustrait à l’activité économique.
·         Elle favorise une vie sociale procédurière. C’est le problème du développement de bureaucraties qui concourent à la gestion des institutions démocratiques
·         Elle nécessite un niveau de culture personnelle qu’on peut juger inaccessible à l’ensemble des citoyens. C’est tout le problème de l’éducation jugée nécessaire pour pouvoir assumer sa responsabilité de citoyen.
·         Dans la mesure où elle installe le préalable du palabre avant la décision, on peut craindre qu’elle compromette la réactivité de l’État, spécialement en période de crise. C’est d’ailleurs pourquoi toutes les démocraties prévoient des dérogations aux principes démocratiques en des périodes déterminées qu’on appelle « état d’exception. » Seulement, l’expérience montre que l’état d’exception peut être prolongé de manière arbitraire, voire, comme en France, intégré pour partie dans le droit commun ‒ il s’est ainsi installé en France depuis 2017 cette forme d’État assez paradoxale qu’on pourrait nommer « démocratie policière ».
·         Elle nécessite, pour bien fonctionner, un souci partagé du Bien commun prioritairement à ses intérêts personnels. Cela suppose une haute moralité de tous qui peut sembler incompatible avec la versatilité humaine.
·         La démocratie a très souvent montré sa capacité à s’autodétruire, à se suicider. C’est par des procédures d’élections démocratiques qu’on été mis au pouvoir des individus au projet clairement antidémocratique qu’ils ont pu ainsi concrétiser : l’État théocratique d’Iran en 1979, et déjà auparavant l’État fasciste en Italie, et l’État nazi en Allemagne.
Ainsi désacralisée, la démocratie apparaît ne pas pouvoir valoir comme fin en soi. Elle est donc valorisée comme moyen pour un idéal de vie sociale pensé au-delà d’elle.
Quel peut-être cet idéal ?

L’idéal libéral d’une société prospère

Pour répondre, on peut se tourner vers le plus proche : la manière dont est considérée la démocratie dans les discours dominants de nos sociétés. Elle est présentée comme la bonne organisation sociale pour le projet libéral. Le projet libéral se fait fort d’apporter un état de prospérité par l’abondance de biens industriellement produits.
Or, le contexte de la démocratie :
·         assure un état de sécurité suffisamment pérenne pour la rentabilité des investissements de capital et la réalisation des contrats à moyen et long terme.
·         garantit la liberté des citoyens, et donc un espace social ouvert qui permet la fluidité requise pour la mobilisation des travailleurs, la sollicitation des consommateurs, et le développement des échanges marchands.
Il faut apprécier ces avantages économiques de la démocratie à l’aune d’épisodes historiques antérieurs où les guerres entre princes dévastaient régulièrement des territoires, et mobilisaient la part de la population masculine la plus vigoureuse dans les armées, la soustrayant ainsi à l’activité productrice. D’autre part toute guerre engage les États dans une incertitude quant à l’avenir telle que les entrepreneurs ne sauraient investir ou s’engager dans des contrats.
Cette justification de la démocratie comme moyen du libéralisme est advenue très tôt, dès les balbutiements de l’industrialisation au début du XIX° siècle.
De ce point de vue, la pensée du français Benjamin Constant, contemporain de Napoléon, est intéressante. Il assigne, à la démocratie qu’il appelle de se vœux de tenir à la fois les deux exigences :
·         Tout acte du pouvoir souverain doit exprimer la volonté populaire
·         Mais jamais l’expression de la volonté populaire ne doit amener à empiéter sur les libertés individuelles des citoyens.
 « Toute autorité qui n'émane pas de la volonté générale est incontestablement illégitime. […] L'autorité qui émane de la volonté générale n'est pas légitime par cela  seul  […].  La  souveraineté  n'existe  que  d'une  manière  limitée  et  relative.  Au  point    commence  l'indépendance  de  l'existence  individuelle,  s'arrête  la juridiction  de  cette  souveraineté.  Si  la  société  franchit  cette  ligne,  elle  se  rend  aussi  coupable  de  tyrannie  que  le  despote  qui  n'a  pour  titre  que  le  glaive exterminateur. La légitimité de l'autorité dépend de son objet aussi bien que de sa source » Principes de politique (1806).
Benjamin Constant tire ainsi les leçons de la Terreur. Cela lui permet d’envisager une version heureuse de la démocratie comme moyen d’aller vers une version heureuse de la prospérité par le libéralisme.
Il n’en est pas de même d’Alexis de Tocqueville (1805-1859) qui, une génération après Benjamin Constant, étudie la manière dont les jeunes États-Unis d’Amérique organisent leur démocratie au service d’un projet de société libérale. Mais comme cette société se construit sur des bases quasiment vierges, l’effet de la première révolution industrielle sur la vie sociale organisée démocratiquement peut-être appréciée avec une grande acuité. Le diagnostic de Tocqueville est pessimiste : l’homme de la société libérale à venir bénéficiera d’une sécurité indubitable, et d’une certaine forme de contentement, mais au prix d’une infantilisation : il ne sera certes pas un être humain épanoui.
 « Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.
Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? » (De la démocratie en Amérique, 1840)
Tocqueville propose ainsi la version pessimiste de la démocratie comme moyen vers la prospérité libérale. Est très frappante dans cette vision la justesse de sa prescience des maux que nous subissons aujourd’hui dans nos sociétés de la modernité tardive.
Cette justesse nous amène à prendre au sérieux sa prédiction d’une métamorphose de la démocratie en un despotisme inédit.
Notre démocratie dysfonctionnerait pour une raison fondamentale : ses institutions ne seraient plus au service du peuple selon leur vocation originelle, mais au service d’un ou de plusieurs despotes.
Qu’est-ce qu’un despote ? C’est un individu qui utilise son poste au pouvoir souverain (présidence, gouvernement) au profit de ses intérêts particuliers. Or, dans ces sociétés, précise Alexis de Tocqueville (avant-propos de L’ancien régime et la révolution, 1856), « l'envie de s'enrichir à tout prix, le goût des affaires, l'amour du gain, la recherche du bien-être et des jouissances matérielles y sont donc les passions les plus communes. ». Ce qui amène à penser que le despotisme envisagé par Tocqueville serait le fait d’affairistes ayant acquis une position dominante dans la société dont le (ou les) titulaire du poste de l’exécutif d’État serait finalement la créature.
On voit bien tout ce qui, dans notre expérience politique commune, argumente en faveur d’un tel despotisme : le poids des lobbys, la préséance des exigences économiques, la porosité des fonctions entre service public et grandes entreprises de la haute fonction publique, la difficulté à faire avancer des causes qui ne vont pas dans le sens des grands intérêts industriels, l’emprise des grands affairistes sur les médias de masse, etc.
Pour autant ce despotisme serait tout-à-fait inédit puisqu’il pourrait être mis à jour publiquement, on pourrait en délibérer et le dénoncer. Il s’accommoderait en quelque sorte avec des modalités démocratiques.
Ces formes démocratiques doivent-elles être considérées comme des survivances de la démocratie comme moyen ayant amené à une société d’abondance ? Mais cette « abondance » n’est pas du tout la prospérité promise : elle est loin de concerner tout le monde, elle porte surtout sur des biens secondaires et elle a pour envers une pénurie des biens essentiels : eau potable, air sain, environnement naturel vivant, etc. !
Ou bien la démocratie aurait-elle une importance particulière pour l’humanité, telle qu’elle ne saurait y renoncer ?
Pour éclairer cette alternative il convient de revenir au projet originel. Pourquoi a-t-on inventé la démocratie ?

La démocratie en Grèce antique

L’apparition de l’idée de démocratie a été concomitante de la diffusion du logos dans la société grecque.
Cela s’est fait au long d’un processus qui semble avoir commencé vers le -VIII° siècle, et qui apparaît acquis au début du VI° siècle avec le personnage de Thalès. (Je m’appuie ici principalement sur J-P Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, La Découverte, 1996)
Le logos, c’est le discours rationnel. Il s’oppose alors au muthos qui est le discours mythique.
La parole mythique fut la première‒ et reste la plus universellement répandue ‒ forme de réponse au principal problème qui se pose à l’homme : « Pourquoi suis-je ici et dans cette condition ? »
Elle est caractérisée par le recours à la volonté d’êtres surnaturels (les dieux) qui ne saurait être contestée. De plus c’est une parole révélée donc définitive (sacrée dit-on). Enfin elle est proférée par une élite qui a une relation privilégiée aux dieux (prêtres, mais aussi rois, poètes, ceux que l’on appelait alors les « maîtres de vérité »).
La parole mythique est la parole élitiste par excellence. C’est pourquoi la parole mythique est tout-à-fait adaptée à une société organisée selon des rapports de domination par la force : il suffit que les dominants se fassent reconnaître comme les portes-parole des volontés divines.
Au contraire le logos a une origine populaire. Car le discours rationnel a d’abord été le discours de la maîtrise de la réalité. En effet le logos est l’intégration dans le langage de cet ordre des nécessités, manifesté par les rapports de causalité dans la nature – c’est pour cela que les principes fondamentaux du bon usage du logos sont les principes de non-contradiction et de déduction.
Ce que ne réalise pas du tout le discours mythique qui est capable de faire parler un serpent et de faire naître une femme de la côte d’un homme.
Cela signifie quoi ? Que le discours rationnel est compris par tous exactement de la même manière, alors que la parole mythique est comprise par chacun de manière différente. Ce qui explique le psittacisme des rites religieux : se retrouver à tout prix dans les mêmes mots pour faire communauté, puisqu’on ne saurait se retrouver dans les mêmes significations.
Si le muthos, c’est la parole des dieux, le logos, c’est le discours du monde
La diffusion du logos dans haute Antiquité grecque doit énormément au développement des échanges marchands en Méditerranée orientale. Affréter un bateau, pour un voyage de plusieurs semaines afin de faire des affaires dans plusieurs ports le long des côtes demande effectivement une grande maîtrise de la parole transparente, i.e. du logos.
Le premier usage politique du logos (politique = concernant l’organisation de la cité.) fut dans la pratique judiciaire ; très tôt – dès le -VIIIème siècle.
On remplace l'acte de justice comme sentence royale inspirée, ou épreuve ordalique, par un jugement prononcé par un juge au-dessus des parties, au terme d'un débat contradictoire qui lui a permis d'examiner et de comparer les arguments afin d'amener au jour la vérité objective. C’est le moyen le plus sûr de parvenir au jugement qui mette tout le monde définitivement d'accord.
De plus la justice se rend de plus en plus sur l’agora – la place publique – qui devient désormais le centre de la cité, et non plus dans l’enceinte fermée du palais.
Dans l'agora, tout le monde a une égale possibilité d'accès aux règles qui régissent les décisions : le droit. Le logos a donc rendu l’institution de justice beaucoup plus respectée et capable d’éteindre efficacement les foyers de violence liés aux actes délictueux.
On comprend que cette révolution judiciaire en a d'emblée appelé une autre, proprement politique, qui a abouti à la fondation de la démocratie grecque, laquelle est acquise au début du VIème siècle.
Ce qui est décisif dans ces transformations, c'est la nouvelle importance sociale que prend la parole. Elle devient le principal instrument de pouvoir, remplaçant, et cela est absolument inédit, la possession des armes et des chevaux.
Mais c'est une parole métamorphosée. Elle n’est plus le propre de "maîtres de vérité", qui oblige aussitôt prononcée. C’est une parole par principe égalitaire : le logos est une parole qui trouve d’abord sa valeur en elle-même (est-elle cohérente ?), et ensuite dans l’expérience commune (restitue-t-elle l’expérience commune ?). Si bien que tout membre de la société est habilité à la dire et à la juger. C'est donc une parole-dialogue, exposée à l'examen public, qui peut être remise en cause et améliorée. Cf Vernant, Les Origines de la pensée grecque.
L’idée de la démocratie, ce fut d’abord la reconnaissance de la valeur du logos dans son application aux affaires publiques. Cette valeur est d’ouvrir la possibilité de se mette d’accord, plutôt que d’entrer dans un rapport de force. C’est pourquoi le pouvoir du logos écarte la violence endémique qui sévit dans une société qui ne s’organise qu’à partir des rapports de force : elle rend la société globalement plus forte, et pour chacun plus heureuse ; peuvent s’y développer les talents et les capacités créatrices. Ce qui se verra avec le prodigieux développement culturel d’Athènes à partir du –V° siècle.
De plus elle permet d’impliquer le peuple dans la politique puisque chacun est égal devant le logos. Au-delà des situations sociales différentes, le logos réalise une unité de la cité.
La démocratie a d’emblée été directe : c’est l’assemblée des citoyens d’Athènes l’Ecclesia, réunie sur l’agora, qui prenait les décisions concernant l’organisation et l’avenir de la cité. On a même décidé de payer les citoyens pour leur participation à l’Ecclesia, considérant le manque à gagner qu’elle impliquait.
Mais les femmes, les esclaves, et les étrangers étaient exclus de la citoyenneté.
La démocratie, originellement, c’est l’engagement du peuple dans les décisions publiques par l’entremise du logos.
Ce qui est essentiel à la démocratie, c’est le logos ! Ce n’est pas le bulletin de vote ! Le vote à la majorité n’est que la validation de l’issue du débat : le choix du discours le plus convainquant.
Jean-Pierre Vernant présente l’invention de la démocratie dans la Grèce antique comme le moyen pour réaliser une société délivrée d’une violence endémique dûe aux conflits entre potentats locaux, une société donc plus apaisée, beaucoup plus favorable au développement du commerce.
Mais on peut penser qu’elle s’est révélée, en son développement, plus que cela, comme ayant une valeur en soi, et ceci pour au moins deux raisons :
1.      La prévalence du Bien commun est apparue immanente à la pratique démocratique. Car dans l’espace public, concrétisé par l’agora, on doit nécessairement arriver en ayant mis entre parenthèses tous ses intérêts particuliers pour proposer sa vision du Bien Commun concernant le sujet traité et la mettre à l’épreuve des arguments des autres.  C’est pourquoi on est allé jusqu’à interdire la participation de citoyens dont la vie privée serait particulièrement affectée par la question en débat – par exemple les habitants limitrophes d’une cité contre laquelle on envisage d’entrer en guerre – de façon à ce qu’ils ne soient pas pris en un dilemme entre l’intérêt public et leur intérêt particulier (vous imaginez dans nos Assemblées, les parlementaires issus des régions viticoles interdits de participer à un débat sur la règlementation de la vente du vin !)
2.      La diffusion sociale du logos a permis un développement inédit de la culture, en particulier à Athènes. Ainsi non seulement la démocratie libère en résolvant le problème d’une insécurité endémique, mais elle libère de façon toute positive en enrichissement le monde humain de valeurs culturelles : architecture, sculpture, peinture, théâtre, jeux olympiques, poésie, philosophie, art oratoire, etc.
Cette prévalence du Bien commun est consacrée par Aristote : « Seul, entre les animaux, l'homme a l'usage de la parole ; la voix [phonè] est le signe de la douleur et du plaisir et c'est pour cela qu'elle a été donnée aussi aux autres animaux.  Leur organisation va jusqu'à éprouver des sensations de douleur et de plaisir et à se le faire comprendre les uns aux autres; mais la parole [logos] a pour but de faire comprendre ce qui est bien ou mal et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste. »
Autrement dit l’être humain est le seul à posséder le logos parce qu’il réalise par lui la plus haute forme de liberté, celle de choisir collectivement les valeurs finales en fonction desquelles il va vivre. Et c’est l’exercice de cette liberté qui constitue la politique.
Ce qu’explicite ainsi Hannah Arendt : « la liberté, … est réellement la condition qui fait que les hommes vivent ensemble dans une organisation politique. Sans elle la vie politique comme telle serait dépourvue de sens. La raison d'être de la politique est la liberté, et son champ d'expérience est l'action. » (Qu’est-que la liberté ? in La crise de la culture, 1972)
Car dans l’activité politique la parole se résout nécessairement en action ‒ H. Arendt utilise le mot « action » en un sens noble où il est l’apanage de l’homme : seul l’homme agit parce que l’action est par essence politique – l’action tient toujours à l’organisation des hommes pour vivre ensemble qui requiert qu’ils s’accordent sur le Bien commun.
La condition d’exercice de la politique est donc l’institution d’un espace public (et donc d’un temps public) pour que puissent se rencontrer et se confronter la pluralité des points de vue au moyen de la parole (logos). En cet espace chaque citoyen devient un être métamorphosé en ce qu’il a mis en suspens toutes ses croyances, tous ses principes de comportements habituels pour s’intéresser à la meilleure solution au problème posé (construire un nouveau port, déclencher une guerre, introduire un nouvel impôt, etc.) en fonction du Bien commun. Et de cette confrontation des points de vue, c’est la parole la plus convaincante qui emportera la décision.
Pour les Grecs, la politique est une fin en soi puisqu’elle réalise la plus haute liberté de l’homme. Comme l’écrivait Aristote « l'homme est par nature un animal politique ». Ainsi chaque être humain ne peut réaliser son humanité qu’en s’engageant politiquement. Il s’ensuit que la démocratie est la seule forme d’organisation politique légitime, puisqu’elle est la seule à faire droit à la liberté humaine.
La démocratie comme forme d’organisation de la société est donc une fin en soi.

Sophistique

Dès lors comment comprendre que la démocratie athénienne ne se soit pas généralisée de par le monde ? Pourquoi s’est-elle assez vite affaiblie pour succomber à partir de la fin du IV° siècle sous les invasions macédonienne puis romaine ?
Ce fit sa force – le logos – devint sa faiblesse. Elle s’est affaiblie par le populisme, c’est-à-dire un usage détourné du logos qui, tout en maintenant l’aspect formel de l’argumentation rationnelle, vise à susciter des réactions émotionnelles du peuple.
La victime prémonitoire de cet usage du logos – la sophistique – a été Socrate, condamné à mort en -399 par un tribunal populaire, dans le parfait respect des formes démocratiques. Et ce n’est pas un hasard. Il a été mis en accusation par des sophistes parce qu’il avait constamment dénoncé, dans son activité de philosophe de rue, les dérives de l’usage du logos par les sophistes.
La sophistique est une perversion du logos parce que, au moyen de procédés rhétoriques, elle fait passer l’intérêt particulier de l’orateur pour de l’intérêt public. En particulier, le politicien sophiste – qu’on appelait alors le démagogue – adore utiliser la colère légitime des gens pour incriminer celui qui lui apparaît comme une bonne figure de responsable afin d’obtenir ainsi un plus grand nombre de suffrage. Son discours vise à faire réagir au lieu de faire réfléchir.
La réaction, dans l’espace public, est le contradictoire de l’action car toujours elle est une inféodation à autrui. Elle n’est pas libre. La parole populiste agit comme cause délibérément provoquée pour obtenir ce comportement réactif. C’est là, et là seulement, que l’ensemble des citoyens rassemblés devient une foule redoutable.
______________________
C’est par un usage dévoyé du logos que la démocratie athénienne s’est perdue.
Mais c’est de même par un usage dévoyé du logos que la démocratie moderne s’est abîmé dans un despotisme d’affairistes comme cela avait été pressenti par Tocqueville.
Dès que le débat ne se fait plus dans un espace public où toutes les propositions sont également accueillies et jugées selon la solidité de leur argumentation, où chacun accepte de remettre en jeu son point de vue en le mettant à l’épreuve des critiques des autres, où ses intérêts particuliers sont non avenus parce que l’on est réuni par le souci du Bien commun, alors la démocratie n’a plus de vitalité et peut vite devenir le déguisement de despotes.
Or le despote contemporain peut tout-à-fait garder les formes de la démocratie s’il peut obtenir des citoyens des comportements réactifs.
Or, d’une part le peuple est attaché à la démocratie, d’autre part le despote a développé des techniques basées sur les sciences humaines pour favoriser les comportements réactifs. C’est pourquoi la démocratie fonctionne encore formellement.
En ce point on peut retrouver la pertinence de l’idée d’infantilisation des citoyens avancée par Tocqueville dans sa vision de l’avenir de la démocratie au service du libéralisme : le despote « ne cherche … qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ». En effet le comportement réactif est le mode de comportement privilégié de l’enfance, et il est quasiment exclusif avant l’âge de raison.
Cela signifie que vivre dans l’action politique, vivre démocratiquement, c’est vivre véritablement en adulte, c’est-à-dire être respectable, vivre dignement.
On comprend alors pourquoi, au-delà d’une démocratie d’apparat, une démocratie vivante se réinvente constamment venant des dessous, des à côtés, de la société bien pensante, se donnant des espaces publics inédits pour prendre soin du Bien commun. Ce sont les lanceurs d’alerte, les acteurs de désobéissance civile, les promoteurs de conventions de citoyens, les occupants de ronds-points en gilets jaunes, et bien d’autres encore, sous des formes multiples (comme nous ce soir, réunis pour débattre de la démocratie).
La démocratie est bien une fin en soi puisqu’elle est un enjeu de dignité. C’est pour cela qu’elle est si tenace. C’est pour cela qu’il n’est pas impossible que le meilleur qu’elle ait à nous donner soit à venir.

Pierre-Jean  DESSERTINE
8 octobre 2019