Faire parler les images Alain Marsaud Café philo du 11/01/2022

Faire parler les images

C’est une problématique qui m’interpelle personnellement depuis longtemps pour nombre de raisons :

                        - professionnelles : ma carrière d’enseignant en arts plastiques et en cinéma

   - sociales : les échanges nombreux qui convoquent toujours la même question :« Qu’est-ce que ça veut dire 

   - personnelles enfin : l’écriture d’un livre pour éclairer, voire théoriser ma pratique photographique

1-Remarques préalables

Je me servirai d’éléments propres à la linguistique et à la sémiotique sans en faire une exploration complète, ni un outil exclusif. La linguistique me permettra cependant de nommer clairement les constituants et les procédures de ce qui se définit comme langue pour les humains.

Parce que la communication par les images diffère de la notion de langue, il convient alors d’utiliser la notion de langage(s ?) propre(s) aux images. Partant de ce constat, loin de l’inventaire, je choisirai quelques exemples susceptibles d’illustrer ce qui construit des modalités langagières spécifiques à chacun des médiums convoqués.

Par ailleurs les diverses recherches qui m’ont conduit à l’élaboration de cette conférence sont loin de converger vers une définition commune qui ferait de toute communication (humaine, animale, liée au vivant) un langage. En ce sens je m’intéresserai plus spécialement à la dimension expressive, voire discursive que soulèvent les images.

À partir de la dichotomie énoncée dans l’allégorie de la caverne par Platon qui postule une opposition entre la raison et la perception sensorielle, j’essaierai de montrer comment les artistes en général s’approprient cette question fondatrice.

La prévalence platonicienne de la raison s’éclaire sous un jour différent aujourd’hui à travers la relation que nous pouvons entretenir avec les images dans la mesure où nous sommes habités par une multiplicité d’approches qui relèvent pour certaines de la poésie, de la philosophie, de la littérature, de l’anthropologie, la psychologie et pour d’autres des sciences du vivant et des sciences tout court. Gageons que la dichotomie platonicienne n’ait plus cours aujourd’hui eu égard à l’étude, au savoir d’un côté et au ressenti, aux émotions de l’autre. D’un côté ce qui s’apprend, se maîtrise, s’éduque et de l’autre ce qui est imprévisible, non quantifiable voire irrationnel et sans limite puisque lié à l’imaginaire.

Hypothèse : la question de la prévalence de l’esprit, de la raison qui l’emporterait sur les sens et les émotions aurait-elle atteint ses limites et son point de non retour dans un monde où la transcendance a progressivement disparu, dans un monde de raison qui va à l’encontre de notre interdépendance au vivant et que nous menaçons de destruction, nous qui sommes « du et dans le vivant ». Hypothèse donc que l’image relève du vivant, intrinsèquement et phénologiquement.

Les limites de l’histoire de l’art : L’histoire de l’art est une histoire des formes mais aussi une histoire des idées qui lui sont liées. Sa perception cherche à regrouper et faire converger les traits les plus saillants à partir d’une certaine hauteur de vue mais se montre déficitaire pour prendre en compte les œuvres d’un point de vue structurel, dans leurs modalités de fonctionnement, dans leur phénoménologie. La dimension de médiation entre l’œuvre et le spectateur forme un pan important qui échappe à l’histoire de l’art. Avec elle rien ne se construit en termes de perception, de réactivation de l’œuvre, d’affects pour reprendre les termes de G. DD Huberman, et qui reste inscrite dans son temps, alors qu’elle est donnée à voir dans des temporalités multiples et renouvelées.

Les limites de l’approche esthétique : l’approche esthétique exclut toute référence à l’usage rituel des images. Or il me semble que les images sont très largement des vecteurs de ritualisation. C’est le cas des images liées à la sphère intime comme celles liées à la sphère publique.

Définition : Une image est une représentation visuelle, voire mentale, de quelque chose (objet, être vivant ou concept). im est la base latine de imitari- qui signifie imiter

-elle peut être concrète : dessin, peinture sculpture, photo, cinéma, digitale

-elle peut être abstraite : la représentation est toujours là mais ce qui prime c’est le sens  qu’elle convoque sur un plan symbolique (ex : l’eau qui coule comme évocation du temps qui passe)

 -représentation mentale totalement immatérielle (souvenir, visions, hallucinations)             -la perception visuelle que nous avons du réel   

          

               
                         
2-Quand le texte est là.


Les inclusions textuelles dans l’œuvre (écrites, orales)

                                   Projection : Et in Arcadia Ego II

Nicola Poussin,1637-38
Huile sur toile, 87 x 120 cm

Musée du Louvre, Paris                                 


Projection : Phrasikleia, Ariston de Paros, 550-540 BC



Nous sommes en présence d’un rituel : Marqueur de tombe d’une jeune fille morte célibataire. Le rituel est complexe car un locuteur présent à la cérémonie évoque la morte, l’appelle par son nom.

Jean-Pierre Vernant évoque ailleurs la présence d’un simple bloc de pierre posé dans la tombe. Il parle d’une “pierre sans regard”… “en se donnant à voir sur la pierre, le mort se révèle comme n’étant plus de ce monde”.


Hans Holbein le Jeune, Portrait de Georges Gisze, 1532


Distique sur le portrait de George Gisze

Ce que vous voyez est le portrait de Georges, montrant ses traits,

Que ses yeux sont vifs et sa joue bien formée

En sa trente-quatrième année

A.D. 1532 

Texte de présentation par l’auteur Mark Rothko, No. 61 (Rust and Blue)


Texte de présentation par un tiers pour Double vie de Pamela Tulizo



Texte comme composante plastique (Sophie Calle, L’intime)


Le texte fait rebond aux images, alimente un récit dans une forme dialectique de l’absence et de la présence, du vrai ou du faux, de l’artistique et du non artistique…

Mais le texte, la plupart du temps n’est pas intégré à l’image et de toute façon rien n’oblige à le lire. Alors reste la communication par l’image seule à partir de ce qu’elle montre, mais ce qu’elle montre nécessite d’être analysé. On parle de lecture d’image. La linguistique peut-elle à ce stade nous donner des éclairages. Avec les notions les plus simples peut-on clarifier et définir ce qui peut faire langage dans la communication par l’image ?  


3-Que nous dit la linguistique ?


3-A C’est avec Charles Sanders Peirce au 19ème que débute véritablement une analyse structurale de la langue. Son approche dans l’œuvre intitulée « Écrits sur le signe » est scientifique et se fonde sur la logique. Peirce hiérarchise les signes langagiers à partir de 3 notions qu’il veut distinctes.

 Projection, Peirce et les 3 régimes de signes           


-L’indice : le signe est attaché à l’objet. Il est essentiel dans la communication non verbale. L’indice est un signe immédiat. Une trace de pas, un bruit, le ciel rouge. « Lorsqu’un objet occurrent concret est relié à son signe désignatif par quelque action directe ou quelque réaction comme l’action du vent sur les ailes du moulin, la fumée, un coup de fusil, alors le signe est un indice ». L’indice est un signe arraché à la chose ou précise Peirce, « réellement affecté par elle ». Il n’y a pas de code, de réflexion, ou de mentalisation. Le signe existe dans la nature tel quel. Il ne représente pas la chose ou le phénomène, il les manifeste en direct ou en propre. Dans une conversation, les intonations, les regards, la posture constituent une couche indicielle.

-L’icône : le signe est détaché de l’objet mais le représente de manière figurée. Il y a ressemblance. On dit de l’icône qu’elle est un signe motivé. « Il s’agit d’un objet dynamique dont la qualité est reliée à son signe descriptif par une similarité qualitative ou de ressemblance ». On peut citer la photographie, la peinture, la sculpture, le dessin, le cinéma. On parle d’analogons dont la fonction première est la représentation. Les similarités sont là avec l’objet, mais elles sont reconstruites et représentées.

Dans l’ordre du vivant les animaux et les plantes réagissent aux indices. Reste à déterminer leur réaction aux icônes… restent-ils indifférents aux icones par exemple à une photographie. Lorsque Baptiste Morisot dans son livre Sur la piste animale imite le cri du loup, il produit un indice que le loup entend et rapidement interprète comme étant un cri fabriqué donc une icône. Il témoigne alors de son intelligence et montre qu’il n’est pas dupe.

                     -Le symbole : c’est un signe qui est détaché de l’objet, qui n’a aucun point commun avec lui (on dit du symbole qu’il est arbitraire). 


Quid de l’analyse peircienne avec Migrant Mother, Dorothea Lange, 1936




*l’image est indice (empreinte lumineuse)

*l’image est icône (représente)

*a priori l’image n’est pas symbole car attachée

NB : néanmoins cette classification pose problème pour la photo et le cinéma où l’indice et l’icône forment un tout. Ce tout est susceptible de passer d’une image simple document à une image symbole où le signe n’est pas autant détaché de l’objet qu’on pourrait le penser. Disons qu’il acquiert une mobilité ouverte. C’est tout le problème lié à la linguistique qui écarte comme accessoire, la question de l’iconographie en ignorant le contexte d’énonciation et ses intentionnalités.

À quelles conditions peut-elle devenir symbole, et lequel ? : Celui d’une Amérique pauvre, digne et courageuse ?

…à se détacher potentiellement du référent (Florence Owens Thompson dans l’ici/maintenant de la photo) sans le perdre totalement pour gagner en universalité. )

Fonction de représentation.

Qualités propres à l’image qui opèrent ce déplacement

Conclusion : cette photo est une icône et un indice mais aussi un symbole


3-B  Saussure et l’analyse structurale, ou de quoi se compose une langue ?

-l’arbitraire du signe

-les notions de signifiant et signifié

-L’axe syntagmatique (l’ordre des signifiants dans l’énoncé change le sens)

-L’axe paradigmatique : le choix d’un signifiant particulier (ex : le chat au lieu de Minette, Minou, félin…)

Quid de l’analyse saussurienne avec Migrant mother, Dorothea Lange, 1936

-arbitraire du motif (choix du signe visuel dans un moment précis, la mise en scène, l’expression…)

-le signifiant reste fixe mais le signifié est ouvert sur des pluralités de sens

-pas d’ordre syntagmatique mais une organisation des formes en relation avec le signifiant et le signifié

-l’axe paradigmatique est lui respecté : une femme, jeune, mais marquée par la vie, avec ses enfants, courageuse, dans le contexte de la crise de 29.


Pourtant la photographie ne saurait être une langue au sens propre du terme même si les analogies créent des proximités. En dehors des rébus et autres codex, il n’y a pas d’ordre syntagmatique dans la communication par l’image, pas de linéarité. D’ailleurs je viens d’utiliser le terme de communication, signe d’un déplacement dans un autre champ. Ex de déplacement : Ginevra de Benci par Leonard de Vinci

Ce qu’il faut déduire à partir des analyses saussuriennes :

-Langue (définition) :

*Boîte à outils socialisée par des codes et faite de signes sonores ou graphiques génératifs (phonèmes et monèmes pour l’oralité, signes graphiques pour l’écrit)

-Langage (définition) :

*Système compositionnel de signes qui permet l’expression ou la communication.

*Faculté de constituer ou d’utiliser un tel système.

Conclusion : le langage n’est pas la langue. Toute langue est langage mais l’inverse n’est pas vrai.  


Projection Léonard de Vinci, Portrait de Ginevra de Benci, 1474-78


Dans le portrait de Ginevra de Vinci, le peintre utilise un langage particulier pour indiquer le nom de son modèle Ginevra en détachant son portrait sur un fond d’arbre : un genévrier. L’icône-genévrier doit transiter du langage iconique vers la langue à travers son signe-symbole.

La langue des idéogrammes : le calendrier aztèque (Codex Borgia) (1 et 2) :





une proposition syntagmatique

-utilisation d’icônes et attribution d’un signifié codé avec couleurs symboliques pour chacun de ces signes. Combinaison de ces signes selon la structure d’un calendrier de 260 jours en fonction du mouvement des astres et inscription dans le codex selon les points cardinaux. La fonction de ce calendrier est entièrement dévolue aux prédictions.

 

4-Que nous dit la psychanalyse ?

Projection : Atelier d’Anselm Kiefer

1-les images ne sont pas seulement des signes à déchiffrer mais des espaces qui nous contiennent et nous modifient

2-La psychanalyse introduit le corps comme élément de cohésion entre une symbolisation par l’image et une symbolisation par le verbe, où les affects et l’intelligence s’ajustent. On pourrait parler de diplomatie, ou de complémentarité.

3-la symbolisation est différente de celle propre à la linguistique (la symbolisation suppose « autant la capacité de représenter un objet absent qu'un sujet capable de savoir que le symbole n'est pas l'objet symbolisé)

Elle consiste dans la capacité de transformer les informations diverses des organes sensoriels en éléments psychiques de telle façon que ceux-ci s’intègrent dans le monde de nos représentations préexistantes.  

Projection : illustration gothique de la Trinité

4-la théorie de la symbolisation : le principe trinitaire pour toute symbolisation     ex : mythe de la création ou Mystère de la Trinité pour les croyants

*Dieu le Père est du côté du corps agissant sur la matière

*Le fils est du côté de la représentation, l’image du père

*Le Saint-Esprit est du côté du verbe

Transposé dans le champ psychanalytique, toute vie psychique procède par ces 3 voies : sensori-motrice, imagée et verbale.


5-Que nous dit la philosophie ?


Projection : Vincent Van Gogh, La chambre à coucher,

Mettons de côté la question préalable que soulève la philosophie à savoir lequel, du langage ou de la raison est préalable à la formation de l’un et de l’autre chez les humains.

Platon : livre X de La République, Platon expose le fameux exemple du lit, dont les trois espèces (Forme du lit, Lit sensible, Image du lit sensible) lui permettent de dialectiser les différences entre le réel (ónta) et les phénomènes (phainómena):

« – Eh bien, ces lits constitueront trois lits distincts. Le premier est celui qui existe par nature, celui que, selon ma pensée, nous dirons l’œuvre d’un dieu. De qui pourrait-il s’agir d’autre ?
– Personne, je pense.
– Le deuxième lit est celui que le menuisier a fabriqué.
– Oui, dit-il.
– Le troisième lit est celui que le peintre a fabriqué, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Ainsi donc, peintre, fabriquant de lits, dieu, voilà les trois qui veillent aux trois espèces de lit 4

/…La philosophie de Platon est un idéalisme : si elle sépare le monde sensible (menuisier) du monde intelligible (créateur divin), c’est pour valoriser le second au détriment du premier. Le troisième lit déroute de la saisie idéale par la séduction, la sensorialité de l’imitation (critique de la mimésis)

Le langage ne peut être qu’un vecteur nécessairement lié au monde de l’esprit.

Regarder l’image linguistiquement et philosophiquement : Roland Barthes

L’ensemble de l’œuvre de Barthes convoque le lexique de la lecture et du langage lorsqu’il aborde la question des images. Quelques ex. extraits :

Mythologies, 1957

« On entendra donc ici, désormais, par langage, discours, parole, etc. toute unité ou toute synthèse significative, qu’elle soit verbale ou visuelle : une photographie sera pour nous parole au même titre qu’un article de journal ».

Le message photographique, 1961

Formulation de la photographie comme « message sans code »

La chambre claire, 1964

Le terme de lecture est récurrent sur l’ensemble du texte

Dans Mythologies, la photographie est associée au mythe et à la parole mythique :

Citation : « …le mythe est une parole (…) Cette parole est un message. Elle peut donc être bien autre chose qu’orale ; elle peut être formée d’écritures ou de représentations : le discours écrit, mais aussi la photographie, le cinéma, le reportage, le sport, les spectacles, la publicité, tout cela peut servir de support à la parole mythique »

Pour Barthes la photo relève de l’art par le théâtre plus que par la peinture au sens où le théâtre ancien et primitif rend présent ceux qui sont morts.

Projection : Richard Avedon, William Casby, né esclave, 1963



Citation  concernant les visages : « …se grimer c’était se désigner comme un corps à la fois vivant et mort : buste blanchi du théâtre totémique, homme au visage peint du théâtre chinois, maquillage à base de pâte de riz du Katha Kali indien, masque du Nô japonais. Or c’est ce même rapport que je trouve dans la Photo ; si vivante qu’on s’efforce de la concevoir (cette rage ne peut être que la dénégation mythique d’un malaise de mort), la Photo est comme un théâtre primitif, comme un Tableau Vivant, la figuration de la face immobile et fardée sous laquelle nous voyons les morts »

Citation concernant les paysages : « Or Freud dit du corps maternel qu’ « il n’est point d’autre lieu dont on puisse dire avec autant de certitude qu’on y a déjà été ». Telle serait alors l’essence du paysage (choisi par le désir) : heimlich*, réveillant en moi la mère (nullement inquiétante) ».

*heimlich (secret)

Les caractères de mythes, théâtre primitif, théâtre totémique, de secret, de mort, d’invisibilité, sont autant de déterminants qui font de la photographie un médium sans transparence. Ayant donc une épaisseur. Alors il faut parler de signifiance et non pas de signifié.


Projection Alexander Gardner, Portrait de Lewis Payne, 1865


Autre notion barthienne : le punctum et le studium

Studium :ce qui relève de la connaissance, de l’identité, du fait historique, du spatial et du temporel pour le motif saisi.

Punctum :-un détail qui me regarde, qui me pointe moi en tant que sujet

-« ça-a-été » : il est vivant et il va mourir par pendaison. L’image se conjugue au futur antérieur. Mais la catastrophe a déjà eu lieu. Barthes fera le même commentaire concernant la photo de sa mère.

Question : l’interdépendance du studium et du sensible émotionnel. Plutôt que les opposer ou d’en privilégier un au détriment de l’autre, comment jouer la complémentarité des deux, comment rebondir de l’un à l’autre ?

-la sensibilité émotionnelle est-elle innée ou le résultat d’un vécu, d’expériences au monde ?

-qu’est-ce qu’il y a de primitif, d’animal, d’immuable dans cette médiation ? Retour sur le travail de Baptiste Morisot : se mettre à la place de l’animal à partir de notre propre animalité.

-qu’est-ce qu’il y a d’imprévisible et d’incontrôlable dans cette médiation

-jusqu’où le savoir, la connaissance, l’apprentissage de techniques peuvent-ils procurer, nourrir les émotions ou les paralyser ?

-quand Barthes évoque pour la photographie le punctum (ce qui me pointe, ce qui me regarde) là encore la sensibilité participe. Pourquoi ? Par le punctum je suis pris, saisi par quelque chose qui me lie à ce que je vois.

L’invisible, l’insaisi, le mystère, la résistance sont aussi les dimensions qui ne peuvent s’éprouver sans l’adhésion de la sensibilité, le vécu, les affects.


6-Que nous dit la poésie ?


Ut pictura poesis” : maxime formulée par Horace dans « L’art poétique » qui signifie « comme la peinture, la poésie », c'est-à-dire « la poésie ressemble à la peinture »

Aristote dans sa Poétique3, déclare que les poètes et les peintres ont en commun d'imiter les hommes et leurs actions.

Plutarque citant Simonide de Ceos : « La poésie est une peinture parlante, la peinture une poésie muette »

Renaissance : à la renaissance on inversera le sens du syntagme « La peinture ressemble à la poésie »

L’idée dans les deux cas renvoie à la correspondance des arts, notion qui n’aura de cesse d’être réactivée jusqu’à nos jours en passant par Baudelaire, Rimbaud et l’art contemporain. Les symbolistes et les surréalistes n’ont fait qu’accentuer le décloisonnement que la poésie opère avec les images. 

Projection : Rembrandt, l’orage

Réflexions sur le mystère, le caché, « L’œil écoute » de Paul Claudel et ce que nous dit la poésie dans une forme proche de l’exégèse.

(L’œil écoute est un recueil de 42 textes où Claudel chante ce que certaines œuvres picturales lui inspirent)

« La batterie, timbales, cymbales, tambour, caisse, les trombones aussi et le tuba auront titre tout à l'heure à la fulguration, mais la parole pour le moment, cette parole qui pour le moment n'est qu'un épaississement du silence, est à l'orgue. L'artiste s'adresse tout doucement aux gros tuyaux. Fa, fa ! Un grondement sourd. Quelque chose de volumineux, qui explique dans le tableau de Rembrandt ces élévations de terrain et ces cavités phosphorescentes.

 Et que dire de ces ruines, invisibles pendant le jour et qui tout à coup se lèvent çà et là attestatrices ? Faut-il y voir, arrachées enfin à ces ténèbres longtemps imposées, les confessions éparses au jour de la mort de notre conscience coupable. »

Projection : Main négative de la grotte Chauvet

Umberto Eco

Une œuvre se donne à voir et donc, donnée, même au regard, elle n’appartient plus à son auteur. Non pas qu’on puisse dire n’importe quoi, mais que l’œuvre n’épuise jamais la totalité de son sens. L’œuvre riche est toujours une œuvre ouverte, quelque part en perpétuelle réactivation, en devenir constant. (Umberto Eco) : « Toute œuvre d’art, depuis les peintures rupestres jusqu’à La Chartreuse de Parme, est un objet ouvert à une infinité de dégustations. Non qu’elle soit un simple prétexte à tous les exercices d’une subjectivité qui ferait converger sur elle ses humeurs du moment ; mais parce qu’elle se définit en elle-même comme une source inépuisable d’expérience qui, l’éclairant diversement, en font émerger chaque fois un aspect nouveau ». (L’œuvre ouverte, p.43-44, Seuil, 1965) .

Dans son livre intitulé « Le signe », Umberto Eco va encore plus loin en ouvrant la perspective jusqu’à compter l’univers entier comme réservoir de signes. « Et si le monde était le produit d’un dessein divin, qui aurait organisé les objets de la nature pour en faire les instruments d’une communication avec l’homme ? ». Avec une variante chez les premiers néoplatoniciens du moyen-âge qui conçoivent les objets du monde comme imparfaits mais qui seraient les signes de modèles parfaits dégagés de toute contingence matérielle. Pour eux l’univers est une théophanie.

Autre citation d’Edgar Wind, (Mystères païens de la Renaissance) : « Un grand symbole est l’opposé du sphinx : il a encore plus de vie une fois l’énigme résolue ».

Pasolini :Ce qui aujourd’hui s’est libéré du divin pour y substituer une pansémiotique, une spiritualité athée. L’univers se signifiant à lui-même sans médiation extérieure, Umberto Eco prend pour ex. Pasolini.

Citation :« Les choses constituent le livre du monde, la prose de la nature, la prose de l’agir, la prose de la vie… Ce chêne, là devant moi, n’est pas le signifié du signe-écrit-parlé « chêne » ; non, le chêne concret qui se présente à mes sens, est lui-même un signe ».

La perception constitue la seule réponse à la signification et vide le réel de toute transcendance divine mais par les émotions esthétiques qu’elle provoque, elle se range dans le champ d’une « métaphysique de la pan-signification ». Dit autrement le signe ne renvoie qu’à lui-même et du coup la médiation demeure entièrement émotionnelle d’où cette mystique propre au réel dans la poésie et les films de Pasolini.


                                  7-L’image comme rituel.

Projection : Le balai


Ernst Gombrich :

L’aspect iconique et l’aspect indiciaire d’une image sont liés : de là, « Toute fabrication d’images trouve son fondement dans la création de remplaçants »… « Plus la fonction de remplacement assumée par l’objet est pertinente, moins la forme est importante. C’est grâce à cette fonction qu’un manche à balai dans les mains d’un enfant qui joue, peut devenir un cheval » ; la symbolisation correspond à cette fonction de remplacement décrite par Gombrich.

Intégré dans le jeu, l’image du balai-cheval crée des inférences où tout se transforme dans un champ sémantique cohérent (chevalier, princesse, château, conquêtes, prouesses, etc.)

Question : à partir du moment où une image bascule dans le champ du symbolique. N’est-elle pas ontologiquement un rituel ?

Hypothèse ?

Je cherche à valider l’idée que les images peuvent à certains égards relever de l’acte rituel. L’anthropologie décrit les rituels dans ce qu’ils ont de symbolique, de spirituel, à travers des pratiques épiphaniques ou cultuelles… La part de mystère, d’absence, d’invisible est déterminante.

Devant les images, n’en est-il pas de même dans la mesure où l’image rejoue à sa manière la question rituelle de l’absence et de l’invisible, de l’insaisissable dans ce qu’elle montre. Ce qui a été et qui n’est plus. Ce qui a été et qu’il faut convoquer, réactiver

Projection relative au corps : Projection de visages

Comment légitimer l’inscription de l’image dans le champ du rituel ?Le rituel est une réalité qui passe par des objets (rituels), des formes verbales (adresses, désignations, invocations) et des scénographies liées au corps (cérémonies, gestes, expressions du visage, danses, musique, actions diverses…). Le rituel est une médiation entre le monde réel et le monde invisible, entre des réalités présentes et des réalités absentes ; Dans le cas de la Koré Phrasikléia, l’absence se rapporte à la jeune fille morte dont le nom est inscrit sur le socle.

Alors l’image devient un champ démonstratif susceptible d’inclure au-delà du message verbal et scriptural, le gestuel, le figuré, le graphique, le coloré, le spatial, le compositionnel, voire des modalités d’interaction spécifiques avec le public…


Projections relatives au corps : Mains, Corps, Pompéi



Par quoi l’image en général, et principalement l’image photo fonctionnent-ils sur le même mode :

Par le mnêma de Jean-Pierre Vernant à savoir la relation à la mémoire. Le rituel s’accompagne le plus souvent de paroles adressées à l’absent par le célébrant. Devant nos images, les paroles sont tout autant présentes que ce soit par les commentaires écrits ou extérieurs, mais aussi par les commentaires silencieux qui se font dans la tête du spectateur. Cette parole pourrait être le nœud de l’acte rituel dans le sens où elle donne vie, réactive un objet qui est somme toute non vivant, détaché définitivement du corps de ses origines. Je veux croire qu’une visite au musée est aussi une visite rituelle avec quelque chose que nous faisons revivre en nous.

-la notion d’interaction locuteur et récepteur en termes de réactivité et non seulement de simple réception. Notion de réciprocité (je perçois la même chose, ou plus, ou moins ou différemment) car le récepteur doit réactiver les potentialités de l’image


Hypothèse finale :

si toute image est l’évocation d’un référé toujours absent concrètement, elle a vocation, comme pour combler un vide, à devenir une invocation ritualisée par des pratiques socialisées (musée, presse, affichage, communication numérique…)



Projection de quelques stratégies d’énonciations non verbales


 
La série, la suite, la séquence (Regina de Miguel, Voices of vanishings worlds, 2013)

L’articulation iconique, une tentation syntagmatique ou démultiplication de l’image ? (Alain Marsaud, De la Terre, 2020)

Échange avec le public

Projections : 1-Portraits du Fayoun



2-Pierre Bonnard, Nu dans le bain, 1936. Musée d'art moderne de la Ville de Paris



-Demander au public de partager une expérience personnelle de ce type. 


Si l’on admet la possibilité de concevoir l’art comme forme d’expression sociale ritualisée, quel contenu mettre dans ce rituel. N’étant plus religieux et débarrassé de croyances transcendantes, est-il seulement formel ? Les piliers de l’imaginaire, de la poétique et de la recherche du Beau qu’il convoque en seraient-ils les substituts ?

Si l’image bascule dans le champ du symbolique à travers les affects et l’imaginaire, n’est-elle pas ontologiquement prédisposée aussi, au-delà de toute capacité et propension d’énonciation, à devenir un rituel, un mystère ? Pour conclure : toute image est l’évocation d’un référé absent concrètement, mais par l’imaginaire, elle a vocation à se transformer en invocation. Ce basculement d’une inscription dans le réel à l’imaginaire en appelle toujours au verbe, qu’il soit parole ritualisée par un officiant ou simple récit silencieux de celui qui regarde.

                                                                                                                                Alain Marsaud