Peut-on penser en accord avec la nature ? Café philo du 12 décembre 2023

 

Peut-on penser en accord avec la nature ?


La nature, aujourd’hui, est familière, sauvage, changeante, chaotique, protégée, valorisée, fragile, refuge pour certain(es), menace pour d’autres, voire même sujet doté d’une pensée.

Rappelons que la nature a été longtemps divinisée comme dispensatrice intarissable de bienfaits, mais aussi capable de colères destructrices envers les humains au nom d’une Justice qu’il n’était pas toujours facile d’interpréter.

Et nous sommes bien conscient du mépris avec lequel elle est actuellement majoritairement traitée par les humains, organisés en société de telle sorte qu’ils mettent en œuvre des techniques toutes puissantes et implacables pour lui extorquer, en une violence dévastatrice, ses bienfaits.

Ainsi, l’humain semble avoir surtout pensé la nature de manière excessive, passionnelle pouvons-nous dire, d’abord en l’élevant trop haut, en une sujétion ambivalente d’adulation et de crainte, ensuite en la mettant trop bas comme simple instrument de ses intérêts propres. Et il est certain que la seconde attitude n’a pas oublié la première ; d’ailleurs n’en serait-elle pas la revanche ?

Se poser la question « Peut-on penser en accord avec la nature ? » n’est-ce pas explorer la possibilité d’un rapport enfin serein de l’humain avec son environnement naturel ?


* * *

D’emblée se pose la question de savoir si l’on parle de la même réalité lorsqu’on échange sur la nature.

La nature, pour les Anciens – phusis – incluait tout ce qui pouvait se manifester aux sens humains, et donc également tous les phénomènes célestes. Car tout cela relevait d’une unité qui pouvait être mise à jour comme ordre rationnel. D’où la multitude de traités philosophiques dans l’Antiquité qui, de Thalès (fin - VIIe siècle), à Lucrèce (- Ier siècle), ont pour titre « De la nature ».

Tous ces traités avaient l’ambition de donner une pensée « en accord avec la nature ». Mais l’attitude contemplative qu’ils impliquaient, toute passive, méconnaissait la nécessité des humains d’intervenir sur l’environnement naturel, de le transformer, pour satisfaire leurs besoins vitaux.

La nature pour l’homme de la modernité est bien autre chose. Rappelons que la modernité commence au tournant du XVIIe siècle avec pour principaux initiateurs Bacon, Galilée et Descartes. La nature est dès lors pensée comme cet environnement terrestre déjà là, mis à la disposition de l’homme pour qu’il l’exploite à son profit, grâce à sa raison et à son inventivité technique. C’est donc une nature d’extension beaucoup plus restreinte, et par rapport à laquelle l’homme se doit d’être actif.

De ce point de vue, pour penser correctement la nature, il convient de ne pas hésiter à lui extorquer ses secrets en la contraignant dans les situations non spontanées que sont les expérimentations. La science expérimentale, c’est l’audace humaine de mettre la nature à la question ! L’expérimentation animale, et parfois humaine, en est la forme la plus problématique.

Nous savons que nous sommes aujourd’hui dans l’héritage de cette conception moderne de la nature. Mais avec une rectification importante. Les conséquences écologiques désastreuses de la surexploitation de l’environnement naturel ont amené à une redécouverte de la valeur de la contemplation de l’ordre que la nature recèle. Mais la nature est alors ramenée au domaine de la vie qui s’est développée à la surface de la planète Terre. La nature est biosphère. Elle est cette très fine pellicule de mousse verte qui s’est développée à la surface d’une planète, la Terre, et qu’on n’a, à ce jour, retrouvée nulle part ailleurs. La biosphère est un système de lignées (espèces) d’êtres vivants doté d’un dynamisme d’auto-développement indéfini, au travers d’êtres qui apparaissent, se transforment en transformant leur environnement, et disparaissent, mais en manifestant des propriétés d’auto-adaptation, d’auto-reproduction, et d’auto-régénération – ce qu’on appelle la vie.

La nature donc, pour nous, est la biosphère, ce système d’êtres vivants à la surface de la Terre avec son support rocheux, aqueux et atmosphérique. Et c’est un système que nous savons désormais fragile, menacé par les menées humaines, et qu’il faut admettre comme mortel. D’ailleurs, nous ne connaissons, au-delà de la Terre, que des planètes mortes !

Ainsi penser en accord avec la nature, serait ne plus penser en assujettis à la toute-puissance de la nature, ce serait ne plus penser contre la nature en la violentant pour lui extorquer ses richesses. Penser en accord avec la nature serait penser son homéostasie propre et l’insertion humaine en tant qu’elle ne la fausse pas. On parle d’« homéostasie » pour rendre compte de certaines règles d’échanges d’éléments dans la biosphère qui garantissent les équilibres qui soutiennent son dynamisme. Si on appelle écologie le savoir rationnel de cette homéostasie planétaire, alors penser en accord avec la nature c’est penser écologiquement.

Mais cette réponse à notre question de départ, même si elle est précieuse en nous extrayant des pensées passionnelles antérieures sur la nature, est frustrante en ce qu’elle suppose un fort investissement intellectuel collectif, et sans doute une importante régulation, parfois contraignante, des comportements. Faudrait-il mettre l’« écologie » en enseignement obligatoire à l’école primaire, dans le secondaire et même dans les enseignements universitaires ?

En réalité l’écologie ainsi définie n’est pas un savoir achevé, et ne le sera jamais. La biosphère est d’une richesse qui semble infinie et apporte sans cesse des surprises qui remettent en cause les savoirs acquis. Pensons aux incessants remaniements dans la classification zoologique. En ce point on se rend compte de la pertinence de la notion de « surrationalisme » de Gaston Gaston Bachelard. Cette notion signifie que la raison se doit d’être créatrice pour être à la hauteur des défis que lui posent son objet – ici la biosphère – qui n’en finit jamais, dans sa créativité propre de redéfinir son mode d’être. Par exemple, par rapport au fourmillement des formes du vivant, la raison doit dépasser le modèle du « tableau » du vivant dont le progrès consisterait à remplir les cases. La théorie de l’évolution a été une création en ce sens, aujourd’hui la théorie de l’épigénétisme qui permet de penser les transformations du vivant à court terme – pourquoi les humains sont-ils plus grands qu’il y a un siècle ? – en est une autre.

Penser en accord avec la nature serait alors considérer que ces redécouvertes sur la biosphère puissent se poursuivre indéfiniment.

Il faut prendre conscience, en ce point de notre enquête, que l’écologie est plus qu’une rectification de la pensée moderne de la nature. Car reconnaître que la nature, en son infinie créativité, défie la raison en l‘obligeant à sans cesse se réinventer, c’est reconnaître à la fois son unité et sa transcendance sur l’humain. Cette transcendance signifie finalement que lorsqu’il violente la nature, l’humain se violente lui-même !

Pourtant, l’humain ne saurait retourner à son ancienne attitude de sujétion face à une divinité qu’il faut ménager pour ne pas la craindre. Il ne s’agit pas de renier la science et les applications techniques qu’elle permet – car, on le sait l’espèce humaine a besoin de se donner des techniques pour être viable sur cette planète (pensons à tout ce qu’il faut de techniques pour se faire un habit chaud qui permette de survivre à l’hiver des zones tempérées). Il ne s’agit même pas de renier la méthode expérimentale. Car une chose est de faire rouler des billes sur un plan incliné, autre chose est d’inoculer un virus à un chimpanzé. On le voit, tout est une question de mesure. L’humain doit assumer se servir de cette réalité qui le transcende, et, forcément en y laissant son empreinte, plus ou moins profonde, plus ou moins effaçable. Mais dans quelle mesure ?

Ainsi, au terme de notre démarche, la recherche d’une pensée en accord avec la nature se précise ainsi : sur quel principe tiré d’une juste considération des bienfaits de notre absolue dépendance avec la nature va-t-on mesurer notre empreinte laissée sur elle par notre indispensable maîtrise technique ?

Il peut être intéressant de s’inspirer de la « Philosophie de la nature » de Schelling (1799) pour fonder ce principe. Schelling, s’appuyant sur la science de son temps, reconnaît trois caractères à la nature : unité, dynamisme, et spiritualité. Les deux premiers caractères sont reconnus par la notion de « biosphère » que nous avons établie plus haut. La spiritualité de la nature est incontestable, du moins comme disséminée. On ne saurait déduire l’établissement d’un code génétique dans nos cellules ADN par la disposition de radicaux cellulaires appropriés, de la simple combinaison « du hasard et de la nécessité » au long de l’évolution (cf. le livre éponyme de J. Monod – 1970). Et on pourrait en dire autant de maintes autres réalités naturelles, telles de la structure de l’œil, la structure fractale du chou-fleur, la suite de Fibonacci dans la répartition des pétales de la pomme de pin, etc., toutes occurrences qui laissent voir une raison qui ordonne. Et comme il y a une unité dans toutes ces manifestations spirituelles, on peut tout-à-fait penser la nature comme un esprit maintenant les bons paramètres pour un maximum de développement de la vie sur la planète Terre compte tenu des circonstances qu’elle offre du fait de sa composition et de sa situation dans l’espace. Mais on ne retombera pas sur une divination de la nature en l’anthropomorphisant. Car on ne peut pas le faire ! L’esprit de la nature ne saurait avoir un corps comme nous en avons un, et il ne saurait dépendre de sa relation à d’autres vivants pour être (c’est la faiblesse de l’hypothèse Gaïa de J. Lovelock dans « La Terre est un être vivant », 1979) : la biosphère ne saurait être un vivant au sens où la biologie peut le définir.

C’est dans cette direction qu’il faut chercher une juste signification du « penser en accord avec la nature ». Penser en accord avec la nature, c’est comprendre au mieux l’esprit qui se manifeste dans les êtres naturels, et ainsi inférer vers quoi tend l’esprit de la biosphère qui a rendu possible qu’advienne cette espèce particulièrement ingénieuse qu’est l’humanité.

Penser en accord avec la nature, c’est savoir que nous pouvons prélever dans la prodigalité naturelle, mais seulement dans la mesure où l’on ne l’épuise pas, en préservant sa pleine fécondité future, comme si on la jardinait pour que puissent encore la jardiner nos petits-enfants. Penser en accord avec la nature c’est inventer des techniques intéressantes qui seront toujours mesurées à la préservation de la générosité de la biosphère.

Ce qu’il ne faut surtout pas faire, lorsqu’on pense en accord avec la nature, c’est détruire massivement du vivant pour un plus grand rendement agricole à court terme, c’est laisser des déchets qui seront une source d’empoisonnement du vivant pour l’avenir à long terme. Ce que nous faisons sans vergogne en ce moment même avec de nombreux produits issus de nos techniques par lesquels nous ne laissons à nos descendants que du pur négatif qui compromettra la générosité future de la biosphère – ne citons que les centaines de milliers de tonnes de déchets radioactifs HAVL (haute activité à vie longue) de l’industrie nucléaire !

Car, d’une attention à penser en accord avec la nature, il s’ensuit nécessairement que les rapports de l’humain avec son environnement naturel ne sont plus de prédation, de destructions et souffrances infligées aveugles, d’irresponsabilité par rapport à l’avenir de l’humanité. Ils sont d’échanges.

L’humain doit partir de la gratitude pour cette générosité de la biosphère dont il dépend absolument, pour lui rendre par ses créations. Des techniques, comme la domestication, comme les habitats humains, comme l’irrigation et autres aménagements de l’environnement naturel (lorsqu’ils favorisent la vitalité au lieu de la bouleverser ou de la détruire), peuvent contribuer à l’enrichissement de la biosphère. De même des créations artistiques peuvent être heureuses à la vie naturelle qui nous entourent – pensons par exemple au Land Art.

Au fond penser en accord avec la nature, c’est aussi penser en accord avec sa nature humaine. C’est donc tenir compte des deux puissances, celle de la nature qui nous est définitivement transcendante, mais aussi celle de l’humain qui est nécessairement d’emprise technique sur son environnement naturel. La seule issue d’avenir est donc l’échange de bienfaits entre ces puissances.


Pierre-Jean Dessertine et Patrick Ochs


Vivons-nous vraiment en démocratie ? Café philo du 14 novembre 2023


Vivons-nous vraiment en démocratie?

Ne peut-on pas dire que nous – l’espèce humaine – n’avons jamais été aussi puissants ?

Par exemple, prenez le smartphone, maintenant utilisé partout sur la planète. Le smartphone possède des capacités qui auraient rendu médusé d’admiration notre ancêtre d’il y a seulement un siècle ! Pensez donc ! Avec ce minuscule objet il eut pu communiquer instantanément avec la terre entière, accéder sans délai à toute information dont il aurait besoin, prendre des photos d’un confondant réalisme, et les partager immédiatement avec qui il veut où qu’il soit, etc.

Cela rappelle le chœur, dans la tragédie antique Antigone, qui clame :

« Il est bien des choses prodigieuses en ce monde, il n'en est pas de plus prodigieuse que l’homme. Il est l’Être qui sait traverser les flots, gris, à l’heure ou soufflent les vents du Sud et ses orages, et qui va son chemin au creux des hautes vagues qui lui ouvrent l'abîme. Il est l'être qui tourmente la déesse auguste entre toutes, la Terre, la Terre éternelle et infatigable, avec ses Charrues qui vont sans répit la sillonnant chaque année, celui qui la fait labourer par les produits de ses cavales. »

Ceci a été écrit par le grec Sophocle il y a 26 siècles. Que n’écrirait-il aujourd’hui à la vue des extraordinaires inventions techniques dont l’humain s’est entouré ! Le smartphone, mais aussi l’autre côté de l’océan à quelques heures d’avion (on y fait maintenant des sorties scolaires !) L’énergie artificielle, sans sueur, sans fumée, continuellement disponible (l’électricité), etc. !

Mais pourquoi n’avons-nous donc aucun aède contemporain pour chanter les louanges d’une humanité devenue si merveilleusement puissante ?

C’est bizarre cela ! Ce blocage de nos capacités admiratives alors qu’il y tant à admirer ! Pourquoi l’homme du XXIe siècle ne se glorifie-t-il pas de sa toute-puissance ?

On ne connaît que trop la réponse : Parce que l’humain ne s’est jamais senti aussi impuissant !

Mais comment cela ? On vient d’affirmer qu’il n’a jamais été aussi puissant !

Et pourtant…

Quels projets d’avenir l’homme contemporain peut-il faire pour sa descendance ?

Planter un arbre ? Comme l’on fait nos ancêtres pour ces arbres multi centenaires qui ombragent généreusement les places de nos villages. Mais aujourd’hui, planter quelle essence pour quel climat dans un siècle ?

Quelle vision d’avenir désirable peut-on proposer à nos enfants ? Ne sera-ce pas à eux, et à leurs descendants, de gérer les milliers de tonnes de déchets radioactifs HAVL (Haute Activité à Vie Longue) ?

On commence à mieux percevoir le paradoxe de la situation actuelle de l’humanité : elle se voit toute puissante pour s’imposer au présent, mais elle est totalement impuissante à maîtriser son avenir.

Et on connaît bien le mécanisme qui convertit sa toute-puissance présente en une totale impuissance quant à son avenir.

L’humanité est dans l’incapacité de maîtriser les effets globaux non désirés de sa toute-puissance :

  • réchauffement climatique et son chapelet de catastrophes météorologiques,

  • effondrement de la biodiversité sur des aires de plus en plus étendues de la planète,

  • accumulation de déchets durables (plastiques, nucléaires, etc.) qui ne semblent plus pouvoir être résorbés.

  • puits terrifiants de violences possibles en cas de conflits majeurs du fait des capacités destructrices des armements.

Les impacts humains de ces phénomènes réduisent drastiquement les possibilités d’avenir de l’humanité. C’est pourquoi désormais nous avons la plus grande difficulté à nous projeter dans l’avenir. Ce que signale le symptôme de la forte baisse de la natalité.

Cette impuissance est-elle irrémédiable ? Ne pouvons-nous pas la surmonter ?

Mais bien sûr, nous le pouvons ! Il suffit de documenter les relations de causalité entre l’usage de nos techniques et les nuisances qu’elles occasionnent, afin de mesurer cet usage pour la sauvegarde d’un avenir désirable. On peut très bien faire moins et différemment pour ménager l’avenir ! Il suffit de savoir ce qu’on veut. Or, ménager l’avenir pour sa descendance n’a-t-il pas toujours été un devoir prioritaire des humains ?

Car la science a très bien établi les connaissances sur les effets néfastes des techniques de puissance utilisées actuellement par l’humanité, et depuis longtemps. Par exemple, dès la fin du XIXe siècle le phénomène de réchauffement climatique par l’usage des énergies fossiles était scientifiquement identifié. Et il y a un demi-siècle le rapport du Club de Rome avertissait de manière précise sur les échéances prévisibles et sur la nécessité de réformer sans délai notre rapport à l’énergie artificielle.

Et ce savoir est aisément accessible à tous, par exemple sur Wikipedia !

Alors pourquoi nous sentons-nous impuissants collectivement à maîtriser notre avenir ?

N’est-ce pas parce qu’il ne s’agit pas d’un problème de connaissance, mais d’un problème de relation sociales, plus précisément d’un problème de relations de pouvoir ?

Ce qui revient à dire que le problème de notre impuissance commune est un problème politique !

Comment poser ce problème politique ?

Une longue tradition politique, celle dite « de gauche » nous a appris à le poser : Il faut contrer le pouvoir d’affairistes qui poussent à un usage démesuré de la puissance technique pour leur intérêt particulier, au mépris du bien commun.

Or nous posons ce problème politique dans le cadre d’un régime démocratique, c’est-à-dire en lequel nous pouvons au moins discuter du bien commun – c’est ce que nous faisons en nos cafés-philo – et choisir, par le vote, nos représentants pour faire les lois et nos gouvernants pour les appliquer.

Donc, la solution à notre impuissance est à notre portée. Nous sommes une immense majorité de citoyens à constater que les pratiques actuelles d’usage frénétique de notre puissance technique compromettent notre avenir ; il nous suffit de voter pour des personnes qui s’engagent à règlementer ces pratiques de façon à les rendre compatibles avec un avenir commun désirable, tout en privant les affairistes et leurs affidés du pouvoir politique.

Est-ce ce qui se passe ? Non !

Et pourtant, à la fin du siècle dernier, l’humanité s’est vraiment crue capable de s’engager vers un nouveau cap. Il y eut d’abord la chute du bloc soviétique fin 1989 : la démocratie est apparue alors comme devant être la norme du bon gouvernement sur toute la planète. Ensuite, l’immense majorité des Etats se sont mobilisés pour prendre en main la menace du réchauffement climatique en s’engageant à réduire de 5% leurs émissions de gaz à effet de serre, par rapport à 1990, d’ici 2010 (accord de Kyoto, 1997).

Cela ne s’est pas du tout passé comme attendu. Fin 2000, les milieux conservateurs américains ont réussi à imposer Bush junior, soutenu par les pétroliers, à la présidence des Etats-Unis, contre Al Gore et son programme de maîtrise écologique, qui avait pourtant la majorité des suffrages populaires. Avec le 11 septembre 2001, beaucoup d’Etats occidentaux se sont tournés vers la guerre, activité particulièrement incontinente en émissions carbonées. D’autre part une campagne de désinformation sur le réchauffement climatique s’est développée à l’instigation de majors de l’industrie énergétique. Si bien qu’avant la fin de la décennie les deux nations les plus impliquées alors dans le réchauffement, les Etats-Unis et le Canada, s’étaient retirées de l’accord de Kyoto.

Tous ces choix, venant d’individus de pouvoir, ont signifié une perte par l’humanité, au tournant du millénaire, de la maîtrise de son avenir. D’ailleurs, depuis, l’idée de Progrès comme valeur partagée pour investir l’avenir, a disparu de l’espace public !

Y a-t-il eu une riposte démocratique ? Non ! Si ce n’est, indirectement, le référendum en France sur la Constitution européenne, en 2005, qui a décidé clairement son rejet (à 55%). Mais deux années plus tard ce rejet était annulé par un tour de passe-passe juridique qui bafouait la volonté populaire. Le peuple est-il alors descendu dans la rue pour que soit respectée sa souveraineté ? Pas du tout.

Tant il est vrai que le peuple avait déjà intégré que le véritable pouvoir lui avait échappé, qu’il était ailleurs, du côté des acteurs dominants du marché.

D’ailleurs, s’agissait-il encore d’un peuple ? Car un peuple ne se définit qu’autant que les citoyens se retrouvent dans l’affirmation d’une volonté commune pour un bien commun à venir.

Dès lors que, dans une population, ne prévalent que les opinions particulières, versatiles et manipulables au gré des unes de médias dominants, on est dans l’« opinion publique », celle qui est compilée à partir des questionnaires de sondeurs, et toujours apprêtée pour justifier une décision du pouvoir. Pas besoin de faire un référendum sur la relance de l’industrie de l’énergie nucléaire, n’est-ce pas, l’opinion publique est évidemment pour ! C’est pourtant le choix technique qui impacte l’avenir de l’humanité de la manière la plus implacable !

On remarque cependant que la volonté commune qui fait devenir peuple reste une potentialité – les gens ont de la mémoire ! – qui affleure en certaines circonstances, comme lors de la séquence des « Gilets jaunes » (2018-2020), tout particulièrement avec cette résilience qu’a manifesté la conclusion de la « Convention citoyenne pour le climat » (2020), laquelle rétablissait véritablement une perspective d’avenir.

Mais là encore, le pouvoir du marché a rejeté progressivement et à bas bruit cette réhabilitation de l’avenir, et il n’y avait alors plus de peuple pour descendre dans la rue pour l’imposer.

C’est pourquoi dans notre livre Démocratie… ou mercatocratie ?, nous développons la thèse que le pouvoir souverain – celui qui a le dernier mot – dans notre société mondialisée est le marché, au sens donné à ce terme par l’économie politique. Il s’ensuit que nous ne pouvons comprendre notre situation actuelle d’impuissance qu’à la condition de bien nommer le pouvoir qui nous ligote : c’est une mercatocratie – étymologiquement : le pouvoir du marché.

La mercatocratie est une forme inédite de pouvoir politique, apparue en Occident au début du XIXe, et déjà bien repérée par Tocqueville dans son étude De la démocratie en Amérique (1840) : « Je pense donc que l'espèce d'oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l'a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l'image dans leurs souvenirs. (…) J'ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, (…) pourrait se combiner mieux qu'on ne l'imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu'il ne lui serait pas impossible de s'établir à l'ombre même de la souveraineté du peuple. » (Gallimard, 1968, pp. 347-348)

Nous proposons ci-dessous, comme premier aperçu, quelques caractères très significatifs de la mercatocratie qui permettent d’éclairer l’impuissance commune présente :

  1. La mercatocratie, est un pouvoir asservissant. Cela veut tout simplement dire qu’elle traite les individus comme de simples instruments au service de l’intérêt particulier de ceux qui sont les mieux placés dans ce pouvoir, et qu’on peut commodément appeler affairistes.

  2. Pourtant la mercatocratie est un pouvoir abusif qui a le caractère très étonnant de ne pas être incompatible avec les libertés démocratiques. Cela signifie qu’elle est capable de gagner le libre consentement des individus à leurs comportements serviles.
    Comment comprendre cette conjugaison de l’asservissement avec la liberté ? Comment peut-on librement choisir d’être asservi ?
    Cela ne peut être compris qu’au moyen d’un approfondissement de la notion de liberté.

  3. Un autre caractère singulier de la mercatocratie est d’être essentiellement dynamique. C’est une logique de pouvoir qui ne subsiste que dans son accroissement sans relâche. Cela vient du fait qu’elle fonde entièrement les relations sociales sur la compétition. D’où ce culte de la croissance – comprendre la croissance pécuniaire liée à l’amplification des flux marchands – qui la caractérise. C’est ainsi que la mercatocratie depuis l’Europe occidentale où elle est apparue il y a deux siècles, s’est mondialisée – c’est son expansion spatiale – comme elle s’est immiscée toujours plus intimement dans la vie des individus – c’est son intensification sociale.

  4. La mercatocratie est un pouvoir social inédit aussi en ce qu’il ne s’appuie pas essentiellement sur la force (quoiqu’il s’en serve accessoirement), mais sur une communication manipulatrice envahissante. Il reste que c’est un pouvoir qui se nourrit, comme tout autre pouvoir abusif, de violence – sauf que cette violence pèse essentiellement sur l’environnement naturel.

  5. La mercatocratie est un pouvoir indéfiniment disséminé. Chacun y est maître à la mesure de sa richesse pécuniaire. Mais c’est aussi un pouvoir qui secrète nécessairement un prolétariat, lequel n’est qu’un esclavage sans les chaînes et les fouets. Le prolétariat est une catégorie d’humains qui sont mis en situation de ne pouvoir survivre qu’en vendant leur énergie vitale au service de la valeur marchande. La biosphère est toujours la victime finale de la mercatocratie.
    Il est remarquable que la mercatocratie génère une hiérarchie stable. Tout en haut, il y a les grands affairistes – les plus grands responsables donc de l’impuissance commune devant les catastrophes annoncées. Ils sont entourés d’une cour d’affidés essentiellement voués à la communication (en laquelle on peut inclure la plupart des hommes politiques en vue). Ensuite, il y a la masse des travailleurs-consommateurs, chargée d’activer la circulation des marchandises aux deux bouts, de la production à la déjection. Ensuite, il y a donc le prolétariat, là où il est nécessaire ou plus rentable d’utiliser les corps humains et leurs habiletés pour produire de la valeur marchande (les usines-ateliers de façonnage des vêtements, de composants électroniques, les mines de métaux et autres matériaux rares, etc.). Enfin, tout en bas de la hiérarchie, il y a toujours les autres espèces animales et leurs supports atmosphérique, aqueux et rocheux, soit la biosphère, laquelle est exploitée à mort !

  6. La mercatocratie est sans fin. Elle est sans fin au sens où elle n’a pas de but à proposer à l’aventure humaine. On sait, depuis la fin du XXe siècle, qu’elle n’est même plus capable d’invoquer un progrès de l’humanité qui justifierait l’afflux toujours plus grand de marchandises, comme leur incessant renouvellement.

  7. Elle instille un rapport pathologique au temps vécu au moyen d’une organisation sociale et une communication envahissante qui concourent à l’escamotage systématique de la pensée de l’avenir. Pour cela elle rabat les désirs humains sur la quête de sensations bonnes née des frustrations du présent. Ce qui est nier la dimension d’avenir de l’existence humaine pour la cantonner à la rectification du présent. C’est en ce sens qu’elle peut être dite coutermiste. Cela a deux conséquences :

    1. Elle crée un mal-être existentiel, car une vie humaine ne peut vivre de manière harmonieuse dans le temps qu’en pensant son présent en fonction de son expérience passée pour se projeter dans l’avenir. Ce mal-être alimente la consommation comme succédanée éphémère à une existence inconsciemment frustrée de sa plénitude temporelle.

    2. Elle est aveugle aux catastrophes qu’elle apprête pour la société. C’est ainsi qu’aujourd’hui, on parle de relancer l’industrie de l’énergie nucléaire pour continuer la croissance du marché sans ne serait-ce qu’évoquer la charge surhumaine de gestion des sous-produits extrêmement dangereux de cette industrie sur de milliers d’années.

L’analyse de cette forme singulière de pouvoir qu’est la mercatocratie nous permet de comprendre pourquoi, quoique jouissant des libertés démocratiques, nous soyons collectivement impuissants à reprendre la main sur notre avenir. Il faut alors rappeler Spinoza qui enseignait que comprendre la cause adéquate d’un phénomène, c’est retrouver notre puissance d’agir sur ce phénomène.

Pierre-Jean Dessertine



Référence : P-J Dessertine : Démocratie... ou mercatocratie ?, Édition Yves Michel, 2023

Y a-t-il une limite à la virtualisation de la réalité ? Café philo du mardi 12 septembre 2023

 

Y a-t-il une limite à la virtualisation 

de la réalité ?


Nous nous intéressons ici à la réalité virtuelle comme phénomène massif du monde contemporain qui est produit par la popularisation de la technologie numérique : elle consiste dans la simulation d’un environnement par stimulation artificielle des sens.

Or la technologie numérique permet d’aller très loin en ce sens : on parle aujourd’hui d’« immersion à 360 » ou d’« immersion 3D »! Cela signifie que l’on se voit immergé dans un environnement artificiel qu’on peut regarder à 360° et dans lequel on peut se déplacer, et aussi exécuter des actions sur les objets qui en font partie.

Jusqu’où peut aller cette virtualisation de la réalité dans nos vies ? Ne rencontre-t-elle pas une limite ?

Qu'est-ce qui résistera toujours à une telle virtualisation ?


Banalité du virtuel

Il convient d’abord de clarifier cette notion de réalité virtuelle.

Est-ce la technologie numérique qui l’a inventée ?

Non ! le téléphone, qui date de la seconde moitié du XIXe siècle, est déjà de la communication virtuelle.

Pourquoi virtuelle – me direz-vous – c’est de la communication bien réelle ! Certes mais dans un autre mode de réalité que la réalité que nous pouvons qualifier de première - celle qui procède d’un ici-et-maintenant clairement identifié. Où se réalise une communication téléphonique ? On voit qu’il n’y a pas de réponse simple !

Mais ne faut-il pas élargir bien au-delà des techniques modernes l’extension de la réalité virtuelle ? Le futur arbre n’est-il pas virtuellement dans le noyau du fruit ? Les infimes gouttelettes d’eau qui forment un nuage ne sont elles pas une pluie virtuelle ?

Ainsi il faut reconnaitre que la réalité virtuelle, n’est qu’accessoirement le produit de la technique humaine. Fondamentalement elle fait partie de la nature.

D’ailleurs, le premier théoricien du virtuel a vécu il y a 25 siècles. C’est Aristote, en sa distinction entre l’être en puissance et l’être en acte : être en acte est la finalité d’un être qui n’est d’abord qu’en puissance. Et cet « être en puissance » recouvre ce que nous appelons aujourd’hui « réalité virtuelle ». Ainsi la pluie est en puissance dans le nuage, autrement dit le nuage est de la pluie virtuelle.



Caractérisation de la réalité virtuelle

Ne peut-on pas tirer de ces considérations des éléments pour caractériser la réalité virtuelle ?

D’abord, la réalité virtuelle n’est jamais dans un ici-et-maintenant.

Elle est, pourrait-on dire, « hors sol ». Le mot philosophique, proposé par Deleuze et Guattari (Anti-Œdipe, 1972) est « déterritorialisation ». On ne saurait dire où est la pluie virtuelle dans les nuages qui s’avancent, ni où est l’encyclopédie virtuelle Wikipédia, ni où se déroule le jeu collectif par connexion internet.

C’est pourquoi le virtuel ne s’oppose pas au réel – il est bien réel ! – il s’oppose à l’actuel, c’est-à-dire le réel qui est déterminé par des coordonnées spatio-temporelles.

Il s’ensuit que le virtuel n’a rien à voir avec le possible. Est possible toute conception d’une réalité qui n’est pas contradictoire. Ainsi Léonard de Vinci a fait le croquis d’un sous-marin possible. Mais le possible n’ait pas le réel. Pour qu’il soit réel il faut le faire exister. Il n’y avait aucun sous-marin au XVIe siècle !

De cette opposition virtuel/possible on peut tirer un autre caractère du virtuel. Si on peut aller du possible au réel, c’est un aller sans retour. Ça n’a aucun sens d’aller du réel au possible. Par contre si on peut aller du virtuel à l’actuel, par exemple en ouvrant un message dans sa messagerie numérique, on peut toujours virtualiser à partir d’une réalité actuelle : par exemple en rediffusant le message actuel sur un groupe de discussion.

On retrouve ces caractères dans productions numériques contemporaines. Par exemple un jeu vidéo est la virtualité pour tout joueur de vivre des segments de vie fictive dans un environnement fictif – que ce soit l’expérience de la course automobile, du combat héroïque contre des méchants, de la fondation d’une ville, etc. Il est évident qu’une telle virtualité ne saurait être située dans un lieu et un temps déterminés, disséminée qu’elle est dans les terminaux de multiples joueurs ; par contre elle s’actualise de manière bien précise dans l’endroit et le moment où l’un d’eux joue. D’autre part, ces jeux étant activés très souvent collectivement entre de nombreux partenaires connectés, ils sont alors accompagnés d’une application d’échange de commentaires sur les péripéties du jeu qui sont autant d’ouvertures de nouvelles virtualisations (qu’actualiseront chacun de ceux qui les liront).

Ce qui fait le succès de ces productions contemporaines de réalités virtuelles est d’abord le très grand réalisme des situations fictives auquel elles parviennent grâce à la numérisation. Mais ne faut-il pas également prendre en compte un attrait humain plus général pour les réalités virtuelles ?



La virtualisation comme libération

Virtualiser, c’est toujours échapper aux déterminations temporelles qui cadenassent le réel actuel pour ouvrir à des séries indéfinies d’actualisations nouvelles.

Prenons, par exemple, la conversion massive au télétravail dans les entreprises lors des confinements sanitaires à partir du printemps 2020 – on ne va plus tous dans un même lieu, les locaux de l’entreprise, voir les mêmes têtes, établir les mêmes relations enkystées par l’organisation du lieu de travail, on échappe à une pesante surveillance mutuelle liée aux relations hiérarchiques. Mille possibilités nouvelles se révèlent dans la relation à son travail : nouvelles collaborations, possibilité de franchir les limites de l’entreprise pour traiter certains problèmes, nouvelles possibilités d’organiser son temps de travail, etc.

Puisque la liberté c’est d’abord la capacité de choisir entre des possibilités, on se sent d’autant plus libre que les possibilités sont nombreuses. On comprend que la virtualisation du travail en entreprise ait été le plus souvent vécue comme une libération !

Mais n’était-ce pas déjà le cas, dans les années 90, pour ceux qui avaient acquis un ordinateur équipé d’un modem ? Ils découvraient la virtualisation de la connaissance, du courrier, des relations sociales, du jeu, des échanges marchands aussi, et tout ce qui devenait possible avec cela. Ils pouvaient effectivement le vivre comme une formidable libération !

On pourrait remonter bien en deçà, l’écriture est une virtualisation de la parole, le livre est une virtualisation du discours, laquelle s’amplifie avec l’imprimé, puis avec le magnétophone et la radio. Chaque fois ces inventions furent vécues comme des libertés nouvelles pour les communications humaines.

Finalement il faut reconnaître que toute invention technique est une virtualisation du rapport que l’on a à son objet d’usage : le moulin à vent est une virtualisation de l’énergie éolienne, comme la photographie est une virtualisation de la production d’images réalistes.

Plus profondément, la mémoire, l’imagination, sont des états de conscience virtuels, la culture d’un groupe social est un éventail de comportements virtuels – et à l’intérieur de la culture la langue que l’on possède est une infinité de communications virtuelles, aux autres, mais aussi à soi-même (réflexion).

La virtualisation a donc été un processus décisif pour l’histoire humaine, et même pour l’évolution du vivant – par exemple la reproduction sexuée virtualise des singularités vivantes qui favorisent l’adaptation d’une espèce.

Cette puissance du virtuel est indiquée par l’étymologie même du mot : Le mot virtuel vient du latin médiéval virtualis, lui-même issu de virtus, qui signifie force, puissance !

Ainsi la virtualisation est intrinsèquement libération.

Gilles Deleuze a sans doute été le philosophe qui a le mieux pensé ce caractère libérateur de la virtualisation, et ceci avec d’autant plus de mérite qu’il a écrit les ouvrages décisifs à ce sujet avant la révolution numérique – Différence et répétition (1968) montre que toute virtualisation est une pouponnière de différenciations – Capitalisme et schizophrénie (écrit avec le psychanalyste Félix Guattari en 2 livres, Anti-Œdipe (1972) et Mille plateaux (1980)), promeut la notion de déterritorialisation et de nomadisme du désir à quoi ouvre la capacité du schizophrène de virtualiser la réalité capitaliste actuelle.

Comment se fait-il alors que l’on puisse ressentir l’évolution de la virtualisation contemporaine par la technologie numérique comme une menace ?



La réalité virtuelle comme manipulation par la sensibilité

On peut surmonter ce paradoxe en revenant au premier théoricien du virtuel, qui parlait alors d’« être en puissance », Aristote. Pour le philosophe grec l’être en puissance – la réalité virtuelle – ne saurait être une fin en soi, car il vocation à se concrétiser en acte – en réalité actuelle. Autrement dit toute virtualité est finalisée – et sa fin est l’avènement d’une réalité actuelle. C’est ainsi que les méandres de l’eau qui coule doivent l’amener finalement à la mer, comme la flûte a vocation à produire le son joué par le flutiste.

Et effectivement toute virtualité doit déboucher sur une réalité actuelle, car une virtualité sans fin serait une virtualité de rien du tout : elle n’aurait pas de sens !

La réalité virtuelle a certes la supériorité d’ouvrir le champ de la liberté humaine. Mais la supériorité absolue doit être reconnue à la réalité actuelle, puisque celle-ci est la raison d’être, et donc la fin, de toute virtualisation.

En ce qui concerne les virtualités naturelles, leur fin est assignée par l’ordre naturel, et on peut dire que la connaissance de ces fins est l’objet des sciences naturelles : la plante est la fin de la graine.

En ce qui concerne les virtualités artificielles, leur fin est posée par l’homme.

Ainsi, il ne suffit pas de dire que la réalité virtuelle suscitée par l’invention d’une technique libère par les possibilités qu’elle donne, il faut aussi savoir pourquoi elle libère, c’est-à-dire vers quelle valeur on veut aller qui va nous permettre de choisir entre les possibilités offertes d’actualiser la réalité virtuelle.

Si je taille une flûte dans du bambou, c’est pour jouer de la musique pour moi ou dans les soirées entre amis, et la virtualité musicale propre à cet instrument se réalisera dans le sens de l’idée que je me fais du bien ; mais je ne voudrais en aucun cas que l’on utilise ma flûte pour détourner l’attention de quelqu’un afin de lui voler son portefeuille.

La réalité virtuelle est parvenue à la popularité ces dernières décennies grâce à son développement par la technologie numérique, et essentiellement au service du jeu vidéo.

Car le secteur des jeux vidéos est devenu le premier secteur culturel dans le monde, et celui à la plus forte croissance : le chiffre d’affaires mondial du jeu vidéo était de 23 milliards d’euros en 2003, il atteignait 175 en 2020 !

Or la principale force de la technologie numérique qui a permis cet essor est sa capacité de créer des simulations étonnamment réalistes du monde commun par des stimulations sensorielles – la vue d’abord, de plus en plus avec la profondeur (3D), ainsi que le son, et quelquefois dans des environnements aménagés spécialement, d’autres sens (toucher, odeur), avec aussi la possibilité d’entrer dans ces environnements en vue subjective (à partir de son propre champ visuel simulé), et en s’isolant assez radicalement de son environnement actuel. S’ajoute aussi la capacité de jouer à plusieurs connectés sur la même plate-forme. Ces jeux, comme tous les jeux de simulation permettent d’expérimenter des segments de vie autres qui résonnent avec son imaginaire. Ils sont donc extrêmement satisfaisants et, dans le même temps, permettent au joueur de congédier les difficultés de sa vie actuelle.

Depuis une dizaine d’année, l’évolution majeur du marché sur le web est d’utiliser les techniques numériques du jeu vidéo pour promouvoir la vente de marchandises. C’est en ce sens que Facebook essaie de promouvoir un univers fictif numérisé en lequel pourrait s’épanouir un nouveau marché. Dans ce « metavers » (univers au-delà), comme on l’a l’appelé, vous prenez l’apparence que vous voulez, pour rencontrer, dans l’environnement que vous avez composé, des individus, selon l’apparence qu’ils ont choisie (liberté de choix certes, mais limitée par les bases de données en lesquelles s’alimentent les programmes), en lequel vous serez emmenés dans des lieux à l’apparence soignée (mais imposée), où seront proposés des produits à commander dont vous pourrez faire le tour des apparences, etc.

Dans ces simulations délibérément captatrices de la conscience de celui qui y accède, Il y a effectivement l’ouverture d’un champ de possibilités qui peut être très large et par là séduisant, mais qui n’existe plus dès lors que fait défaut tout l’appareillage technique qui conditionne – la panne d’électricité en est l’ennemi radical.

Mais pourquoi ?

Pour fuir une réalité actuelle trop frustrante ? Pour être séduit par des produits qu’il faut acheter parce qu’on nous en fait ressentir le manque ?

Il est évident qu’il faut regarder aussi du côté de l’intérêt particulier des majors mondiaux de l’industrie du numérique. Ils engrangent de substantiels profits par la marchandisation des applications, de l’équipement des terminaux (ordinateurs, smartphones, consoles et autres), et des produits dérivés. Mais cela va plus loin. Ils organisent l’univers parallèle qu’ils proposent de telle manière que le quidam ait du mal à éteindre le terminal, et reste en attente d’y retourner. En ce qui concerne la pratique du jeu vidéo, que ce soit seul ou à plusieurs, il est devenu nomade entre les supports connectés : il peut accompagner chacun et être repris à tout instant. Cet élargissement des possibilités d’usage favorise l’arrivée des adultes, en particulier des femmes, et même des seniors, dans le « vidéoludisme ». Il est avéré qu’aujourd’hui les femmes de 30 à 50 ans sont le groupe de joueurs le plus actif dans le monde !

D’un point de vue général, le temps de vie de plus en plus envahissant passé en interaction avec les terminaux captant la conscience dans une réalité virtuelle numérisée, la distrait d’autant de la vie sociale actuelle et par là contribue largement à une passivité politique des populations. Ce qui se voit par l’importance et l’accroissement régulier du taux d’abstention dans les élections des pays à régime démocratique.

S’amplifient ainsi des comportements qui sacrifient l’avenir pour une satisfaction immédiate, ce qui est d’ailleurs, lorsque de tels comportements sont réguliers et vécus comme irrépressibles, un marqueur reconnu d’un état d’addiction.

Ainsi, la réalité virtuelle numérique est devenue un puissant moyen de contrôle des comportements des populations. Et nous ne parlons pas ici du problème du traçage des comportements rendu possible par l’évolution des smartphones et la généralisation de leur usage. Nous parlons d’un contrôle plus insidieux parce qu’il ne s’oppose pas à la liberté de choix des individus. Il l’intègre ! Car l’individu choisit bien lui-même de négliger l’avenir, de ne pas réfléchir, pour aller vers la satisfaction immédiate à laquelle l’écran l’invite.

Tout se passe comme si le marché, qui en cette troisième décennie du XXIe siècle a étendu son emprise sur à peu près l’ensemble de la planète, devait continuer à croître dans un univers parallèle (il ne peut en effet survivre qu’en croissant), fictif, tellement les dommages qu’il engendre dans le monde actuel sont devenus intolérables. Pour cela, il aurait mis au point la technique de la réalité virtuelle numérisée hyperréaliste afin de détourner les consciences de l’espace public et de la question du bien commun. C’est en cela que la virtualisation numérique serait manipulatrice.

N’y a-t-il pas le danger que, d’avancée en avancée, cette technique de simulation d’un univers parallèle nous rende de plus en plus étrangers au monde actuel, dès lors de moins en moins protégé des prédations à court terme des affairistes ?

Mais ne manquera-t-il pas toujours quelque chose d’essentiel à cette réalité virtuelle pour qu’elle ne soit pas prise pour la réalité, tout simplement ?



La frustration irréductible

Nous proposons la thèse suivante : il manquera toujours à la réalité virtuelle un caractère essentiel de la réalité commune. Le virtuel ne sera jamais ni habitable ni aventureux.

Pas plus que l'on peut repeindre l'arc-en-ciel, ou s'abreuver dans le lac-mirage du désert, on ne peut habiter la maison, truffée de webcams et autres capteurs, dont on pourrait partager, en temps réel, tous les stimuli sensoriels par l'intermédiaire d'un équipement technique adéquat. Comme le dit Merleau-Ponty « Notre corps n’est pas dans l’espace, il habite l’espace »

Pourquoi ? Parce qu’habiter engage le corps vécu comme une totalité – ce que Merleau-Ponty appelle le « corps propre » - en ce qu’il donne sens à l’espace qu’il occupe en en faisant le centre d’un monde. Et ce sens se distribue d’emblée entre deux pôles :

  1. D’une part, il doit choisir et délimiter un lieu dans l’espace ouvert en lequel il peut s’assurer de se défendre contre les dangers venant de l’extérieur tout en assurant la satisfaction de ses besoins. Ce lieu de sécurisation est l’habitation.

  2. D’autre part, il est spontanément curieux de cet espace au-delà des limites de son habitation ce qui ouvre à une autre modalité d’être corporellement dans l’espace, qui n’est pas sans risque, mais qui répond à sa capacité d’étonnement et à sa curiosité. Cette autre manière d’être dans l’espace est l’« aventure ».

Le virtuel ne sera jamais habitable. Et, de même, le virtuel ne sera jamais aventure, tout simplement parce que dans le virtuel il n’y a qu’un nombre fini d’environnements possibles et donc de comportements possibles, alors que dans la réalité spatiale actuelle il y a une infinité d’environnements et donc de comportements possibles.

Cette infinité est illustrée par la perception du ciel : l’impossibilité de restituer la perception du ciel est la limite infranchissable de la simulation de la réalité première par la réalité virtuelle.

Le ciel n’est pas virtualisable parce qu’il n’est pas un objet reproductible. Il n’est pas un objet reproductible parce qu’il n’est pas un objet. Et il n’est pas un objet parce qu’il n’a pas de forme ? Et il n’a pas de forme parce qu’il n’a pas de limite. Marche vers l’horizon, vole vers la Lune ou vers Mars, toujours et encore du ciel tu découvriras !

L’immersion 3D, ce n’est jamais la technologie numérique qui la réalisera ; elle native à notre être : on naît et on vit toujours sous le ciel.

N’est-ce pas comme symptôme de cette impuissance à virtualiser le ciel que soit mis si volontiers, sur les écrans connectés, le ciel comme fond d’écran ?

Ainsi, notre corps n’est pas un instrument de notre esprit qui aurait des inputs par sa sensibilité et des outputs par ses actes. Il est d’abord, notre manière d’être dans l’espace, et cette manière est prise dans la dialectique habitation/aventure

C’est pourquoi, en réalité virtuelle, même avec un casque intégral connecté et des électrodes au bout des membres, le corps que je suis n'est toujours engagé que partiellement, par ses parties qui sont concernées par les stimuli émis ; et il ne répondra que partiellement, par exemple par l'index sur le bouton de la souris.

Mon corps comme conscience d'une unité, est toujours déconnecté de la réalité virtuelle. Même capté par mon jeu en vue subjective, je ne saurais avoir la conscience d'un espace global qui s'ouvre à mon corps.

C'est pour cela que je n'ai pas l'idée de me lever pour aller voir derrière l'écran l'objet disparu dans l'horizon de l'image.



Pierre-Jean Dessertine


Peut-on encore être moderne ? Café philo du 6 juin 2023

 

Peut-on encore être moderne ?



Il y a quelques décennies, il fallait être moderne. « Pour une France moderne ! », tel était le slogan de la campagne pour l’élection présidentielle du candidat Mitterrand en 1965.

Aujourd’hui un tel slogan politique n’est plus envisageable. Le modernisme semble passé de mode, si l’on peut dire.

On devine qu’il lui est reproché de valoriser un type de comportement jugé responsable de la désastreuse situation écologique de l’humanité

Mais la réalité que désigne l’adjectif moderne a-t-elle pour autant disparue ? N’est-ce pas être encore être moderne de passer à la caisse automatique dans les commerces, à la fibre, à la 5G, à la robotisation dans l’industrie, et à l’usage tous azimuts de l’intelligence artificielle ?

Alors que l’on constate qu’il y a 60% d’oiseaux en moins dans nos champs depuis 40 ans, que la chute de la biomasse des insectes volants y est de l’ordre de 80 % (depuis le début des années 1990) – et l’on sait très précisément que c’est dû à l’épandage d’un type particulièrement destructeur de pesticides au nom d’une agriculture moderne.

Cela a-t-il encore un sens d’être moderne dans la situation actuelle de l’humanité ?



1- Qu’il faut découpler le moderne et le progrès

D’emblée s’impose la question : qu’est-ce qu’être moderne ?

On peut s’accorder, en première approche, sur cette idée : être moderne, c’est vouloir les changements rendus possibles par de nouvelles techniques.

Mais cela ne signifie-t-il pas : « être moderne, c’est être pour le Progrès » ?

On met ici une majuscule car il s’agit du progrès qui nous concerne depuis près de quatre siècles et consiste en une avancée dans la maîtrise technique de l’environnement naturel, laquelle est censée apporter le bien-être à l’humanité entière.

C’est un progrès dont le projet avait été affirmé en Occident dès le XVIIe siècle, en particulier par Descartes lorsqu’il voulait « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui … feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent » Discours de la méthode 1637.

Le modernisme – l’idéologie qui pousse à être moderne – ne doit-il pas être considéré simplement comme une autre manière de signifier une adhésion au Progrès ?

Envisageons le cas d’un militant écologiste responsable qui veut agir pour préserver la biodiversité. Il est alors nécessairement amené à utiliser les techniques les plus récentes dans la mesure où elles sont les plus efficaces pour servir ce but. Par exemple, pour établir la présence d’une faune sauvage qui pourrait être menacée par quelque projet d’aménagement affairiste, il peut utiliser des jumelles à vision nocturne, des caméras à déclenchement automatique, etc.

S’agit-il d’un écologiste moderne alors ?

Mais cette expression « écologiste moderne » est quelque peu dissonante, comme si l’adjectif n’était pas accordé avec le nom qu’il prétend qualifier !

Que se passe-t-il au juste ?

L’écologiste utilise de nouvelles techniques parce qu’elles lui permettent de mieux connaître un environnement afin que soit mieux maîtrisé le rapport que les humains établissent avec lui. Pour lui ces techniques permettent donc un progrès dans la maîtrise des rapports de l’homme à son environnement.

Vouloir faire un tel progrès, est-ce la même chose qu’être moderne ?

Non ! Pourquoi ?

La différence, c’est le but.

  • L’écologiste vise un but qu’il a clairement posé – la préservation de la biodiversité – et pour lequel l’innovation technique est seulement un moyen.

  • Par contre pour le comportement qui se veut moderne, l’innovation technique n’est pas recherchée comme moyen pour un but qui la dépasse. Elle est valeur en soi. Être moderne c’est se valoriser par l’accès à une nouvelle technique. Ainsi celui qui se vante de sa toute nouvelle montre connectée, alors qu’il se pourrait bien qu’il méconnaisse 50% de ses fonctionnalités.

Le modernisme escamote complètement la question de l’utilité des nouveautés techniques, car ce qui l’intéresse, c’est qu’elles soient nouvelles.

Ainsi être moderne c’est essentiellement adopter un certain type de comportement par rapport au temps qui passe : c’est accueillir favorablement le nouveau qu’apporte le présent et déconsidérer le passé.

On trouve, me semble-t-il, la meilleure définition du modernisme chez l’historien Jacques Le Goff  : il est une « prise de conscience des ruptures avec le passé et volonté collective de les assumer » Histoire et mémoire p.99, folio-histoire, 1988.

Mais on voit qu’avec une telle définition moderne s’étend bien au-delà du domaine de la technique duquel nous étions partis.

Et, de fait, la notion de moderne a une origine indépendante du Progrès qui caractérise l’histoire de l’Occident.

Le mot est apparu en bas-latin, sous la forme de modernus, au Ve siècle, soit au temps de la chute de l’empire romain. Il correspondait déjà à la définition de Le Goff : il s’agissait, pour ceux qui s’en revendiquaient, d’acter la disparition de la grande civilisation gréco-latine de l’Antiquité, et d’assumer l’histoire nouvelle qui se présentait alors.

Modernus est dérivé du latin modo = à l’instant, tout de suite (le mot mode, quand on parle d’« être à la mode », a hérité de ce sens). Il désigne donc l’événement que l’on peut rattacher au plus près du présent (le présent étant, par nature, insaisissable mentalement), autrement dit, ce qu’on peut détacher au mieux de la continuité du passé.

On comprend dès lors pourquoi « moderne » n’existe qu’en dualité avec « ancien » (ou « antique »), comme dans la « Querelle des Anciens et des Modernes » du milieu littéraire français de la fin du XVIIe siècle.

Ainsi, on a pu se vouloir moderne de manière totalement indépendante de l’évolution des techniques. Comme ce chroniqueur qui, au VIIIe siècle, qualifiait le siècle de Charlemagne de modernus. Il voulait dire par là que l’empereur carolingien avait apporté une grandeur à son siècle qui n’avait rie à envier aux siècles de l’Antiquité.

L’étymologie du mot moderne amène ainsi à le dissocier clairement du progrès. En effet, ces deux notions n’impliquent pas la conscience humaine de la même façon :

  • Le progrès implique d’abord la pensée théorique : il est toujours une certaine interprétation du cours l’histoire.

  • Moderne, au contraire, qualifie une certaine manière de vivre dans le temps – rejeter le passé pour s’attacher au plus récent.

Il convient alors d’essayer de comprendre comment a pu advenir une telle collusion entre le modernisme et cette période historique de progrès promue d’abord en Occident et que l’on nomme précisément « l’époque moderne ».



2- Le Progrès sans le modernisme

Lévi-Strauss montre dans Race et histoire (1952) que si le Progrès des Occidentaux peut être mesuré à l’augmentation de « la quantité d'énergie disponible par tête d'habitant », d’autres cultures apparaîtraient beaucoup plus avancées que la nôtre si l’on prenait une autre finalité du progrès. Par exemple, si celle-ci était l’« aptitude à triompher des milieux géographiques les plus hostiles, il n'y a guère de doute que les Eskimos d'une part, les Bédouins de l'autre, emporteraient la palme. » Pourtant ces derniers peuples, très soucieux de conserver leurs savoirs traditionnels, ne se soucient aucunement d’être modernes !

La notion de progrès a sans doute un sens pour toute société dans la mesure où elle ne peut que se réunir autour d’une idée du bien commun vers lequel veut progresser. Mais toutes les sociétés ne sont pas pour autant modernes : le plus souvent elles ne rejettent pas leur passé pour un culte de la nouveauté en tant que telle.

D’ailleurs, dans le cadre même du Progrès qui domine aujourd’hui le monde, être moderne ne va pas toujours de soi. On sait que celui-ci a deux volets, un volet scientifique, et un volet technique, et que l’un et l’autre se nouent dans une nouvelle méthode de connaissance : la méthode expérimentale. L’anglais Francis Bacon a été le théoricien de cette nouvelle méthode dans son livre Novum organum (1620). Mais son principal inventeur est bien l’italien Galilée qui au tout début du XVIIe siècle multiplie les inventions techniques et les découvertes scientifiques par l’expérimentation et la formalisation mathématique des phénomènes observés.

La méthode expérimentale ne se contente pas d’observer les phénomènes naturels tels qu’ils se montrent spontanément. Elle met la nature dans des situations extraordinaires qui la contraignent à répondre à des questions précises qu’on lui pose. Par exemple faire tomber ensemble un caillou et une plume à l’intérieur d’un tube en lequel on a fait le vide pour savoir si la loi de la chute des corps dépend de leur masse. Mais avant de pouvoir faire le vide, il a fallu démontrer l’existence de la pression atmosphérique. Ainsi la nouvelle méthode scientifique présuppose donc des hypothèses théoriques comme préalables à la conception du montage expérimental. Si bien qu’elle établit un cercle logique d’auto-renforcement entre la science et la technique. Les nouvelles techniques (faire le vide) permettent de concevoir de nouvelles expérimentations, qui amènent à de nouvelles connaissances scientifiques (loi de la chute des corps), lesquelles permettent d’autres avancées techniques (le tir au canon), etc. On appelle cette conjugaison positive de la science et de la technique, la technoscience. Elle est caractéristique du Progrès de l’époque moderne.

Pourtant, il y a une importante limite au modernisme de la technoscience : en ce qui concerne la connaissance scientifique, il est tout-à-fait impropre déconsidérer le passé !

Le grec Aristarque de Samos, avait déjà, au IIIe av J-C, donné une juste théorie de l’héliocentrisme. L’outil mathématique qu’employait Galilée était repris presque tel quel du travail des mathématiciens de l’Antiquité. Et, si l’on prend de la hauteur, on se rend compte que le principal apport qui doit être reconnu aux Anciens, à travers la mise à disposition de l’outil mathématique, c’est le sens de l’usage rigoureux de la raison, ce dont se revendique la science expérimentale.

C’est pourquoi Pascal, qui lui-même a beaucoup œuvré pour l’avancement de cette technoscience (il a en particulier démontré l’existence du vide), pouvait écrire : « …toute la suite des hommes, pendant le cours de tous les siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. », Préface sur Le Traité du vide (1651)

Cette déclaration est parfaitement antimoderne. En effet, elle reconnaît que, du point de vue de la science, les découvertes qu’apporte le présent ne sont possibles qu’en s’appuyant sur tous les acquis du passé. Et pourtant elles concernent bien le Progrès promu par l’Occident.

Ce moment de l’histoire qu’on nomme la modernité n’est donc pas aussi moderne que cela. Il y a toute une ligne du progrès qu’elle porte qui se nourrit du passé et pour lequel le modernisme n’a pas de sens. Cette ligne est celle du progrès des sciences, non pas en tant qu’elles permettent d’inventer de nouvelles techniques, mais en tant qu’elles valent pour elles-mêmes, comme progrès de la raison dans l’humanité. À cette même ligne de progrès appartient aussi le mouvement culturel des Lumières au XVIIIe siècle, avec pour débouché politique, dans ses dernières décennies, le renversement des hiérarchies sociales séculaires et l’accès à l’égalité citoyenne dans plusieurs pays occidentaux. La « Déclaration des droits de l'homme et du citoyen » de 1789, en France, ne saurait être qualifiée de moderne tant est prégnante sa référence à l’héritage grec. L’expression théorique la plus significative de cette pleine adhésion au Progrès initié par l’Occident, et qui pourtant exclut tout modernisme, est l’« Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain » rédigée par Condorcet en 1793 (dans les semaines qui ont précédé sa mort). En ce manifeste, un des plus beaux qui ait été écrit sur la confiance en la valeur de l’humanité, il n’y a pas une occurrence du mot « moderne » ou de ses dérivés !

Ainsi ce qui aimante la revendication de modernité, ce sont les innovations techniques, ou plus précisément la dynamique technoscientifique de multiplication indéfinie des innovations techniques. Comment comprendre cette aimantation ? Que s’est-il produit dans l’histoire humaine qui puisse expliquer cette fièvre moderniste à l’endroit de nouvelles techniques ?



3- Genèse de la modernité

Le temps de la modernité commence au sortir de la Renaissance.

La Renaissance est ainsi nommée parce qu’elle est une période de révolution culturelle qui, entre le XVe et le XVIIe siècle en Occident, a fait comme renaître l’homme à lui-même.

On veut dire par là qu’à son issue l’homme ne se représente plus lui-même de la même manière. Il ne se pense plus comme la créature la plus proche de son Créateur, mais par là ayant le plus de devoirs envers Lui. Il se pense désormais comme autonome, c’est-à-dire ayant la capacité, par sa raison, de se façonner lui-même, par la manière même par laquelle il façonne le monde. C’est ainsi qu’on considère qu’en cette révolution culturelle, il renaît à lui-même !

C’est pourquoi l’acquis essentiel de la Renaissance est l’humanisme, c’est-à-dire l’idée que l’humain doit d’abord s’occuper de sa propre valeur : « Pour les autres, leur nature définie est régie par des lois que nous avons prescrites ; toi, tu n'es limité par aucune barrière, c'est de ta propre volonté, dans le pouvoir de laquelle je t'ai placé, que tu détermineras ta nature. » écrit Pic de la Mirandole, en 1486, sous la fiction d’une adresse divine aux humains.

On peut faire débuter la Renaissance avec l’invention de l’imprimerie en 1454, et la clore avec le livre-manifeste Novum organum de Bacon en 1620.

Bacon promeut une voie de l’humanisme qui n’est pas du tout celle que préconisent d’autres grands auteurs qui l’ont précédé, tels Bruno ou Montaigne. C’est la voie de l’affirmation de la valeur de l’humanité par le développement systématique de la technoscience. Ainsi, il écrit : « Le but (…) est l'expansion de l'Empire humain jusqu'à ce que nous réalisions tout ce qui est possible. Nous volerons comme les oiseaux et nous aurons des bateaux pour aller sous l'eau. » La nouvelle Atlantide (1627).

Il est patent que nous sommes, aujourd’hui encore, sur cette voie. Mais nous en voyons le bout, et ce bout est une impasse lourde de menaces.

Pourquoi est-ce cette forme d’humanisme qui s’est historiquement imposée, et non pas une autre ?

Certes, il y a eu l’action vigoureuse de Descartes dont on peut dire qu’il a fondé métaphysiquement – la première pierre en est le fameux cogito (« Je pense, donc je suis ») – l’ambition technoscientifique des Occidentaux. Mais il faut chercher une raison plus profonde qui rende compte de l’adhésion générale à cette nouvelle perspective des milieux intellectuels européens au XVIIe siècle.

Hannah Arendt, dans Le concept d’histoire (in Crise de la culture,1989, p75), apporte à cette question une réponse précise qui mérite notre intérêt :

« L'époque moderne a commencé quand l'homme, avec l'aide du télescope, tourna ses yeux corporels vers l'univers, sur lequel il avait spéculé pendant longtemps - voyant avec les yeux de l'esprit, écoutant avec les oreilles du cœur, et guidé par la lumière intérieure de la raison - et apprit que ses sens n'étaient pas ajustés à l'univers, que son expérience quotidienne, loin de pouvoir constituer le modèle de la réception de la vérité et de l'acquisition du savoir, était une source constante d'erreur et d'illusion. Après cette désillusion - dont l'énormité est pour nous difficile à saisir parce qu'il a fallu des siècles avant que son plein choc fût ressenti partout et non seulement dans le milieu plutôt restreint des savants et des philosophes - le soupçon commença à hanter de tous côtés l'homme moderne. Mais sa conséquence la plus immédiate fut l'essor spectaculaire de la science de la nature, qui pendant longtemps sembla être libérée par la découverte que nos sens ne disent pas la vérité. Désormais convaincue de l'incertitude de la sensation et par conséquent de l'insuffisance de la simple observation, les sciences de la nature se tournèrent vers l'expérience qui, en intervenant directement sur la nature, assura ce développement dont la progression a depuis lors semblé sans limites. »

Ce que pointe Arendt est une situation de grand désarroi créée en Occident suite à l’effondrement de sa vision du monde vieille de près de deux millénaires – un Cosmos parfaitement structuré avec Dieu (ou les dieux) tout en haut et la terre qui se nourrit d’excréments et de pourritures tout en bas, avec, sur cette Terre au centre du Cosmos, les humains qui, par leur privilège de verticalité, sont les seules créatures à pouvoir communiquer avec la divinité.

En 1530 Copernic publie la démonstration ôtant à la Terre le privilège d’être au centre du Cosmos. Vers la fin du siècle, Bruno, par raisonnement, Galilée en s’appuyant sur les observations inédites apportées par son télescope, montrent que la Terre n’est qu’un astre mouvant parmi une infinité d’autres et qu’il y a toute vraisemblance que le Cosmos ne soit pas limité à la « sphère des fixes » (on appelait ainsi le ciel étoilé qui paraît être la limite du Cosmos faisant le tour de la Terre annuellement en restant inchangé), mais infini.

Il faut ajouter à ce dynamitage du Cosmos :

  • les grandes découvertes des navigateurs qui reconfigurent complètement la carte de la Terre, en mettant à jour des continents inconnus (Christophe Colomb débarque en Amérique en 1492) ;

  • la Réforme protestante qui remet en cause l’autorité de la chrétienté romaine sur la vision du monde commune (la dissidence de Luther a lieu au début du XVIe).

L’homme cultivé occidental abordant le XVIIe siècle se trouve rejeté en un Univers en lequel il a perdu ses repères, puisque le témoignage de ses sens est disqualifié : il n’y a plus ce haut et ce bas absolus, cet emboîtement défini de sphères, en fonction de quoi il pouvait hiérarchiser les êtres. Ce qui conduira Pascal à écrire : « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ! » (Pensées, 1656).

Pendant plusieurs décennies la cléricature catholique fera barrage pour que les nouvelles connaissances cosmologiques n’atteignent pas la conscience populaire – Bruno est brûlé vif en 1600, et avec lui tous ses livres ; Galilée ne reste en vie, suite à son procès en 1633, qu’en abjurant les connaissances qu’il avait publiées. Mais, avec la diffusion de l’imprimé, le monopole de la maîtrise de l’écrit par une élite ne tient plus, et le nouveau savoir sur l’Univers infusera progressivement dans les populations.

Arendt nous fait comprendre que le modernisme issu de la Renaissance est une réaction à ces nouvelles connaissances apportées par le XVIe siècle occidental, qui bouleversent non seulement la vision du monde et la place qu’il réserve à l’humain, mais aussi l’approche que celui-ci doit avoir de ce monde pour le mieux connaître. Et la réaction consiste à se raccrocher à tout prix à ce qui est indiscutablement positif dans cette nouvelle connaissance – les innovations techniques qui augmentent son pouvoir sur l’environnement naturel – et à rejeter ce monde ancien par lequel on a été mis en défaut.

La Nature, entendue comme cette « déesse » (le mot est de Descartes) garante de l’ordre des choses, nous a trompé sur la fiabilité de nos sens ? Hé bien nous allons lui montrer comment nous pouvons soumettre à nos intérêts ses processus ! Il s’agit de se rassurer, par la fascination de nouveaux pouvoirs techniques, de cette perte affective que signifie pour les humains leur déclassement du statut de favoris de la création. C’est cette réaction d’orgueil – qui se révèle aujourd’hui présomption – qu’exprimait Bacon en écrivant : « « La science et la puissance humaine se correspondent dans tous les points et vont au même but » (Novum organum)

Dire que, dans le contexte historique post-Renaissance, se vouloir moderne est un comportement réactif, c’est admettre qu’il vise essentiellement à une rectification du présent qui doit ainsi passer d’un état émotionnellement négatif à un état émotionnellement positif. Car c’est le propre de tout comportement réactif de ne pas voir plus loin que « le bout de son nez », c’est-à-dire, en l’occurrence, au-delà de son état affectif présent.

Il s’ensuit que le temps de la modernité est un temps où les comportements tendent à l’escamotage de la perspective d’avenir dans leur propension à se vouloir modernes. C’est pourquoi la dynamique de la technoscience semble se développer hors de contrôle. Prise dans le vécu moderniste, elle est nécessairement aveugle.

Cet aveuglement avait été fortement souligné par Michel Henry : « A supposer que, au sein de ce développement monstrueux de la technique moderne, l'apparition d'un procédé nouveau — la fission de l'atome, une manipulation génétique, etc. — pose une question à la conscience d'un savant, cette question sera balayée comme anachronique, parce que dans la seule réalité qui existe pour la science, il n'y a ni question ni conscience. Et si d'aventure un savant se laissait arrêter par ses scrupules — ce qui d'ailleurs n'arrive jamais parce qu'un savant est au service de la science — , cent autres se lèveraient, se sont déjà levés pour prendre le relais. Car tout ce qui peut être fait par la science doit être fait par elle et pour elle… » La Barbarie (I987).

Et nous savons aujourd’hui que la technoscience a pris la direction d’une impasse dont le coût est exorbitant pour la biosphère, et qui pourrait être fatale à l’humanité.


Au-delà de la modernité, l’avenir…

Nous pouvons dire que nous sommes au jourd’hui, selon l’expression d’Hartmut Rosa, dans une « modernité tardive » (voir son livre Aliénation et accélérationvers une théorie critique de la modernité tardive – 2010). Cela signifie que cette société, désormais mondialisée, promeut toujours le modernisme. Or, depuis le tournant du XXIe siècle, est avéré son incapacité à maîtriser les effets écocidaires de sa dynamique technoscientifique – il faut pointer en particulier l’échec de l’application de l’accord mondial de Kyoto de 1997 pour réglementer les rejets carbonés suite à une campagne de désinformation financée par des majors du secteur énergétique. L’humanité a dès lors perdu la possibilité de se projeter dans un avenir de progrès.

Notre moment historique actuel est donc inédit : c’est celui d’un modernisme sans le progrès.

Rappelons qu’il y a eu pendant longtemps un progrès avec un accompagnement moderniste limité, en particulier dans la période des Lumières. C’est seulement dans la première moitié du XIXe siècle, à partir du moment où les grands bourgeois affairistes ont accaparé le pouvoir pour favoriser les affaires en développant les marchés, et donc en industrialisant massivement, que le modernisme a pris toute son ampleur. La mercatocratie – nous appelons ainsi ce pouvoir, qui sous le paravent de la démocratie, organise la société en faveur du marché – la mercatocratie donc, favorise délibérément le modernisme parce qu’il signifie une adhésion apriori à tout nouveau produit mis sur le marché sous l’annonce d’un mieux disant technique.

La grande époque de la modernité a donc été les XIXe et XXe siècles. Pourtant ce modernisme restait tempéré par les aspirations populaires à un progressisme humaniste qui, particulièrement en prenant la forme de doctrines socialistes ou anarchistes, a alimenté des mesures de progrès social.

Depuis le tournant de ce siècle, il y a eu l’apparition d’internet, soit la communication instantanée mondialisée, suivie par sa prise de contrôle par le marché, à laquelle s’est ajoutée la popularisation des terminaux individuels pour s’y connecter, constamment présents à chacun dans sa vie de veille. Si bien que disparaît progressivement cette respiration par la vie privée qui relâche la pression mercatocratique pour le modernisme qui enjoint d’investir les dernières nouveautés en biens marchands.

Sans doute, n’a-t-on jamais été aussi moderne, mondialement parlant, qu’aujourd’hui !

Alors que – ce qui rend notre modernité tardive si ébahissante – le modernisme ne s’est jamais montré aussi irrationnel !

Il est certain qu’une telle situation historique ne peut être que très instable…

L’issue positive existe. Elle a des principes très simples à appliquer :

  • s’écarter des flux de communications frénétiques avec toujours, sinon des offres explicites, au moins des arrière-pensées de nourrir le développement du marché,

  • se rencontrer pour échanger sur les possibles voies de progression vers un avenir plus humain.


                                                                       Pierre-Jean Dessertine