Peut-on ne plus avoir peur ? Café-philo du mardi 14 mars 2023

 


         Peut-on ne plus avoir peur ?


Le 18 février 1976, le journaliste Roger Gicquel ouvre le journal télévisé de TF1 par la phrase suivante : « Bonsoir. La France a peur. Je crois qu'on peut le dire aussi nettement. (...) Oui, la France a peur et nous avons peur, et c'est un sentiment qu'il faut déjà que nous combattions je crois. Parce qu'on voit bien qu'il débouche sur des envies folles de justice expéditive, de vengeance immédiate et directe, et comme c’est difficile de ne pas céder à cette tentation quand on imagine la mort atroce de cet enfant. (…) »

Cette formule « La France a peur » a fait date parce qu’elle a été la révélation du retour d’un sentiment collectif de peur, alors que l’optimisme de trois décennies de reconstruction et de modernisation après la guerre et l’Occupation (Les trente glorieuses), avait fait croire qu’on l’avait laissé derrière soi.

Au début 1976, cette peur collective est motivée par un fait divers sidérant. Le coupable est arrêté. Mais pas la menace qu’il incarne – quelqu’un, comme tout le monde, peut tuer, arbitrairement un petit enfant qui rentre de l’école - devient dès lors sournoise, indéterminée (différente donc la peur sous l’Occupation qui était liée au bruit de bottes, au son d’une langue et au port d’un uniforme.)

Mais le journaliste dit autre chose : il faut combattre des envies folles de violence qui pourraient être engendrées par cette peur.

C’est là notre premier motif d’étonnement.

Qu’est-ce que vient faire cette menace de violence avec le sentiment de peur ?

Après tout, la peur n’est-elle pas liée au sentiment de sa vulnérabilité ? Ne porte-t-elle pas d’emblée à la fuite ?

En fait, ce qu’il faut reconnaître, ce que nous expérimentons constamment, c’est une sorte d’intimité entre la peur et la violence.

La peur a beau être un sentiment qui s’empare de tout son être pour le mettre dans un refus de la violence ; elle peut être aussi un aliment de la violence.

Or, la violence produit toujours de la peur. La violence pourrait bien être le principal facteur de peur.

Il y a donc la possibilité d’une boucle de rétroaction positive entre violence et peur : elles s’alimentent mutuellement, comme l’incendie se renforce de l’assèchement qu’il crée autour de lui et réciproquement. Ce qui peut mettre en danger la société elle-même.

Chacun le sait, la peur est un sentiment négatif, peut-être le sentiment le plus clairement négatif qui soit. On aimerait la congédier. On aimerait bien ne plus avoir peur.

Mais la peur n’est-elle pas prioritairement un problème social ? N’est-ce pas ce danger d’une violence généralisée, destructrice de la vie sociale, qui doit nous motiver pour examiner rationnellement la possibilité de ne plus avoir peur ?

C’est ce que semble confirmer le fait que dans le passé, dès l’Antiquité, au tournant des IVe et IIIe siècle avant J.-C., en une période très troublée de leur histoire, des philosophes grecs ont étudié la possibilité de ne plus avoir peur.


  1. La solution épicurienne

Pour Epicure le fond de peur qui altère le plaisir de vivre a deux causes claires : la superstition et la conscience d’être mortel.

- En ce qui concerne la superstition – Epicure croyait en l’existence des dieux – sa thèse est claire : 

« Considère qu'un dieu est un être immortel et bienheureux, conformément à l'idée que nous en avons. Ne lui attribue rien qui contredise cette immortalité et cette béatitude, par contre accorde-lui tout ce qui convient à l'immortalité et à la béatitude. » (Lettre à Ménécée)

Autrement dit dans leur béatitude immortelle, les dieux n’attendent rien de nous. Inutile de se soucier d’attirer leur bonnes grâces, inutile de redouter leurs colères et leurs punitions : ils s’en moquent.

Donc on peut sereinement évacuer toutes les peurs liées aux superstitions religieuses !...Et comme elles ont été importantes dans l’histoire ! cf Jean Delumeau, La peur en Occident, 1978.

- En ce qui concerne la peur de la mort, elle ne correspond à aucune expérience possible :

« Habitue-toi à la pensée que la mort n'est rien pour nous, puisqu'il n'y a de bien et de mal que dans la sensation et que la mort est absence de sensation. » (Lettre à Ménécée)

Ce qui ne signifie pas que la mort, et ma future mort, ne soit pas une réalité objective. C’est une réalité, mais qui est telle qu’elle ne peut que totalement m’échapper. Donc je n’ai aucune raison d’en avoir peur.

D’autre part, la douleur est objectivement un bien en ce qu’elle nous signale un danger corporel. Et elle n’est pas un mal à redouter si on la déshabille de l’imaginaire dont on la recouvre.

Ayant disqualifié les principaux motifs de peur, Epicure préconise de vivre le plus possible en conformité avec la nature pour vivre heureux, c’est-à-dire, pour lui, dans la sérénité.

Vivre en conformité avec la nature, c’est sélectionner les désirs naturels (boire, manger chanter, aimer, etc.) et rejeter les désirs vains, ceux qui nous entretiennent dans le manque, désir du luxe, de l’enrichissement, de pouvoir, de gloire (enfin tous les désirs très valorisés dans notre société)

La sagesse épicurienne est ramassée dans la Maxime du quadruple remède :

« Les dieux ne sont pas à craindre
La mort n'est pas à craindre
On peut atteindre le bonheur>
On peut supprimer la douleur. »

Il faut avoir à l’esprit que le bonheur consiste pour les épicuriens, dans l’absence de troubles de l’âme. Autrement dit, une vie dans l’accumulation des plaisirs, et donc dans l’excitation permanente des désirs, qui est caractéristique de notre société de consommation, n’a rien à voir avec l’épicurisme. L’épicurien vise la paix de l’âme, la sérénité intérieure.

C’est un principe très intéressant de vouloir vivre en conformité avec la nature. Mais n’est-ce pas un principe qui doit être limité ? Car notre expérience humaine est aussi que la nature ne nous est pas toujours conforme. Elle peut être menaçante et quelquefois destructrice : maladies, épidémies, bêtes féroces, foudre, tremblements de terre, etc.

Et de ces manifestations naturelles, les humains ne peuvent qu’avoir peur !

Epicure minimise la peur, et en cela sa sagesse mérite notre attention, surtout par les temps qui courent, mais il ne l’élimine pas.

Les Stoïciens, contemporains de l’épicurisme, apparaissent, de ce point de vue, plus ambitieux.


  1. La solution stoïcienne

Pour le Stoïcien, le monde doit être considéré comme parfait au sens où le vrai Dieu, c’est la Raison qui gouverne le monde. Donc tout ce qui existe, tout ce qui arrive, a sa raison d’être, et ne pouvait être et arriver autrement. Le stoïcien, contrairement à l’épicurien, ne croit pas au hasard : il croit au destin.

Si des êtres ou des événements nous apparaissent négatifs, c’est uniquement parce que nous avons une vue partielle des choses.

L’humanité est la seule espèce qui possède une parcelle de la Raison du monde. C’est pourquoi elle peut connaître ce principe de l’ordre du monde. Et donc la seule chose qu’est amené à faire le sage est de maîtriser la seule réalité qui dépend de lui, c’est-à-dire ses représentations des événements, pour les voir, non pas en fonction de ses sentiments, non pas en fonction de ses intérêts particuliers, mais en fonction de l’ordre du monde réalisé par la Raison. Or c’est ordre ne peut être que parfait. C’est pourquoi les Stoïciens enseignent qu’il faut comprendre et accepter tout ce qui arrive en fonction de l’harmonie universelle.

On recueille de l’Antiquité l’histoire suivante. Encore esclave, le philosophe stoïcien Épictète (Ier siècle) était régulièrement maltraité par son propriétaire ; lors d’une de ces séances de violence, Épictète, imperturbable, avertit ainsi celui-ci : « Si tu continues, tu vas me casser la jambe ! », et l’autre de redoubler de violence devant l’impertinence de la remarque, jusqu’à ce que la jambe, effectivement, se brise et qu’Épictète conclue : « Tu vois, je t’avais pourtant prévenu ! ». C’est ainsi qu’Épictète serait devenu boiteux.

D’autre part le sage stoïcien sait que la perfection du monde implique qu’il soit éternel. Ainsi, s’il change, ce changement doit s’inscrire dans une périodicité : c’est la Grande Année (évaluée à quelques 5000 ans) de l’Eternel Retour des choses : toutes choses se reproduisent à l’identique au bout de la Grande Année, et ce que tu vis maintenant, tu le revivras indéfiniment.

Ainsi, l’homme de bien – le sage stoïcien – est immunisé contre la peur car plus rien ne peut le menacer. Il sait voir le bien dans tout ce qui arrive, et ce qui peut apparaître comme des maux inévitables, il sait les congédier en ne leur donnant pas son assentiment comme maux, mais en les replaçant dans l’harmonie du monde. Mieux il se sent définitivement en accord avec tous les êtres parce qu’il s’est mis à la hauteur de la Raison universelle qui les rend nécessaire à la beauté du monde. Il n’a aucune crainte de la mort puisqu’il sait que sa vie d’heureuse sérénité est destinée à être revécue indéfiniment.


Cette doctrine a-t-elle des points faibles ?

  1. Toute la liberté du sage est dans la maîtrise de sa vie intérieure. Mais l’on sait que cette maîtrise est en fait très limitée. Il y a :

    1. Les phénomènes de peur compulsive : Les phobies (du noir, des foules (agoraphobie), des araignées, serpents, …), le trac, la timidité, mais aussi le vertige - Pascal : « Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu’il ne faut pour marcher à son ordinaire, s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son, imagination prévaudra. Plusieurs ne sauraient en soutenir la pensée sans pâlir et suer. » (Pensées)

    2. Mais aussi la superstition – Vercors : « L’homme se distingue des animaux en ce qu’il porte des gri-gris, l’animal n’en porte pas »

    3. D’une manière générale tout ce qui relève, dans la pensée, de l’existence d’un inconscient – par exemple les obsessions. D’ailleurs l’inconscient lui-même, selon la théorie psychanalytique, est produit par la peur : ce sont les représentations angoissantes qui sont refoulées dans l’inconscient !


  2. Cette liberté du stage stoïcien – ne pas accepter les représentations porteuses de peur – est très particulière puisqu’elle ne porte que sur sa vie intérieure et refuse de se confronter aux réalités du monde pour le faire évoluer ! N’est-elle pas comme une coquille vide ? Cette vie de passivité-pour-être-heureux qu’elle implique est-elle encore une vie humaine ? Et si l’on est confronté au monde, lequel recèle des menaces, n’est-on pas inévitablement confronté à sa peur ?

Ces penseurs anciens n’atteignent pas le but qu’ils visent, la parfaite sérénité de l’âme, c’est-à-dire la disparition de tout motif d’avoir peur.

Car la nature ne nous est pas toujours conforme ; le monde en lequel nous vivons n’est décidément pas le lieu d’une harmonie universelle !

Pourtant, il faut garder de leur enseignement des leçons précieuses sur la maîtrise des représentations apeurantes par la raison : celles qui concernent la douleur, le divin, la mort. Ces philosophes nous apprenaient déjà à prendre du recul par rapport à tout l’imaginaire dont on nourrit nos peurs.

Mais si l’on prend en compte le monde tel qu’il nous est donné, c’est-à-dire souvent menaçant, comment ne plus avoir peur ?

Quelle est la solution la plus commune à cette question. ?

La sécurisation !


  1. La sécurité

Se mettre en sécurité consiste toujours à mettre en place des dispositifs techniques qui empêchent une menace extérieure d’intervenir dans notre vie.


- L’habitation

Le dispositif de base pour se sentir en sécurité est l’habitation.

Il est le moyen le plus élémentaire et le plus universel pour contrer une peur qui semble liée à une singulière vulnérabilité naturelle de l’espèce humaine

Le romain Sénèque (1er siècle), stoïcien, affirmait que l’espèce humaine est« La proie des bêtes sauvages, la victime la plus désarmée, le sang le plus facile à verser. Les autres animaux sont assez forts pour se protéger eux mêmes  … L'homme n'est environné que de faiblesse : il n'a ni la puissance des ongles ni celle des dents pour se faire redouter ; nu, sans défense, l'association est son bouclier. » (Des Bienfaits, IV, 18)

L’habitation consiste à circonscrire un espace réduit mais protégé où l’on peut vivre, collectivement – il s’agit la plupart du temps de la famille, plus ou moins élargie – sans peur.

L’habitat – la maison – protège des agressions climatiques et des bêtes féroces. Mais, en outre il pose une limite – l’espace privé – qu’un étranger ne peut franchir sans l’aval de l’habitant. Cf l’histoire édifiante des 3 petits cochons qui enseigne aux enfants l’exigence d’un habitat suffisamment sécurisé.

L’habitation inscrit la sécurisation au niveau de la plus petite unité sociale : la famille. Et il est vital pour l’espèce humaine que la famille soit prioritairement protégée, parce que les enfants sont les humains les plus vulnérables et que l’enjeu de leur protection est la continuation de l’espèce.

Elle crée donc, avec succès dans une société en paix, un espace et un temps où l’on a plus peur – mais cet espace et ce temps sont limités.

Car il ne saurait être question de passer tout son temps à la maison. Ne serait-ce que pour pourvoir aux biens nécessaires à l’entretien de la vie, il faut sortir de l’espace protégé de l’habitat, et s’aventurer dans l’espace ouvert.


- La sécurité publique

C’est pourquoi, depuis toujours, la mission première d’une organisation sociale au-dessus de la famille, l’Etat – lequel peut être réduit à la dimension d’une capitale régionale, comme les Cités grecques antiques, ou sur un espace plus vaste, voire à la dimension d’un empire (Rome), est d’assurer la sécurité publique – l’espace public, ouvert, s’oppose à l’espace privé, fermé.

Le mode de sécurisation publique le plus largement pratiqué est l’encadrement des comportements par des règles (lois) et des corps de gens en armes chargés de les faire respecter au-dedans, et de protéger des attaques venant de l’extérieur.

C’est pourquoi on peut définir l’Etat comme l’instance qui a le monopole de la violence légitime dans l’espace public.

La première remarque que l’on peut faire sur le mode étatique de sécurisation, est que la présence de personnes armées, en rendant quotidiennement visible l’existence de menaces, ne supprime pas la peur, elle l’entérine.

D’une part, si les armes sont là c’est que la menace est tapie quelque part.
D’autre la présence des armes, en elle-même, est un danger potentiel pour ceux qui sont dans leur voisinage et, ne les portant pas, n’en n’ont pas la maitrise.

Ainsi, la sécurisation publique, en ce qu’elle présuppose un corps de gens en arme, ne saurait supprimer la peur.

Mais elle la minimise certainement en ce qu’elle rend les menaces venant d’autrui dans l’espace ouvert. La force publique, en effet, détourne des réactions violentes inconsidérées, en présentant les menaces potentielles comme contrôlables par la puissance publique (il en était de même des remparts des villes naguère).

Mais une sécurité publique fiable se doit d’identifier de manière objective ces menaces. Or, peut-on anticiper toutes les menaces possibles ? Même s’il y a des services de renseignements compétents, on ne peut jamais être assuré d’y être parvenu.

Et cela est spécialement vrai dans le monde contemporain !


- L’insécurité latente

Car nous vivons de plus en plus dans une société (mondialisée) en laquelle se multiplient les menaces latentes – on qualifie de latentes des menaces qui ne sont pas reconnues en tant que telles par la puissance publique, mais sourdent de l‘expérience partagée dans la population, et quelquefois de l’apostrophe publique de lanceurs d’alerte !

Voulons-nous répertorier les menaces latentes qui font peur aujourd’hui ?

On peut déjà penser à la menaces des armes de guerre qui se produisent et se commercent abondamment dans le monde. Et dont l’utilisation se rapproche de nous.

Pensons aussi à toutes les menaces sont liées à l’industrialisation forcenée et de plus en plus techniquement avancée de la production des biens : La surmortalité liée à la pollution atmosphérique dans les zones de circulation dense ; les risques de cancers avec le PFAS dans les revêtements anti-adhésifs d’ustensiles culinaires, le Bisphénol-A des emballages plastiques, les résidus de pesticides systémiques dans les aliments.

Une mention spéciale au risque lié à la pollution par les déchets radioactifs de l’industrie nucléaire de production d’énergie. Certains de ces déchets sont les produits les plus durables que l’espèce humaine a généré. Et ce sont des menaces. Par exemple le plutonium 239 est particulièrement menaçant ; il est très toxique par son émission continue de rayons α. Dès lors qu’il est présent dans l’organisme, même en quantité infime (quelques microgrammes), il peut être mortel. D’autant plus que sa longévité est considérable : il faut 24 000 ans pour que sa radioactivité diminue de moitié. C’est donc une substance qu’il faut strictement confiner, non pas seulement hors des humains, mais hors de la biosphère, pour qu’elle ne la dévaste pas en s’insérant dans les chaînes alimentaires, pendant au moins 200 000 ans !

Or, on en est déjà aujourd’hui à devoir gérer plusieurs milliers de tonnes de ce déchet produit par l’industrie nucléaire.

Ajoutons que ce confinement est très délicat à réaliser : il doit être disséminé puisque la masse critique du plutonium 239 est de 10 kg – un bloc de 10 kg suffit pour que se déclenche spontanément la réaction en chaîne, c’est-à-dire pour que ça explose. Comme c’est un matériau extrêmement dense, un simple cube de 10 cm de côté serait déjà une bombe atomique.


- L’option populiste

Or toutes ces peurs induites par notre société de la modernité tardive – « tardive », c’est-à-dire qui survit dans l’abondance et la perte de l’idéal du Progrès – et qui ne sont pas prises en compte par la puissance publique risquent fort de se catalyser dans la haine de quelque groupe « bouc émissaire », selon un mécanisme de déplacement de l‘assignation de la menace vers un groupe social facilement identifiable par une petite différence et dans une situation vulnérable – lorsque cette petite différence est liée à son patrimoine génétique, c’est du racisme. Et c’est bien ce qui fait la fortune de leaders populistes auto-proclamés que de désigner publiquement ce groupe social comme menace essentielle.

Autrement dit, par le biais du populisme, les peurs latentes, non sérieusement prises en charge par les pouvoirs publiques, peuvent déboucher sur une violence sociale, laquelle à coup sûr, nourrira un surcroit de peur qui peut alimenter encore plus de violence dans un cycle infernal qui mènerait vers une violence généralisée.

D’autre part toute force publique peut être dévoyée vers une violence arbitraire. C’est ce qu’on voit lorsque le pouvoir l’utilise pour mater quelque groupe social qui lui est récalcitrant par déni de démocratie. Ou bien lorsque des forces de l’ordre sont annexées par une idéologie populiste qui les rendent injustement violentes à l’égard de parties de la populations remarquées par leur petite différence.

Il est donc clair que la tentative d’éliminer la peur par des dispositifs de sécurité est vaine. Elle peut même se retourner en son contraire, comme on vient de le voir.

Faut-il donc accepter de vivre avec ses peurs ? Le véritable problème n’est-il pas, non pas d’éliminer toute peur, mais de bien identifier les menaces qui génèrent la peur, car n’est-ce pas la seule voie pour la maîtriser, pour qu’elle ne débouche pas sur la violence ?

Alors notre problème devient : jusqu’à quel point peut-on élucider la source de nos peurs ?


  1. Caractère fondamental de la peur

La peur ne s’enracine-t-elle pas pour chacun dans la mémoire, sans doute le plus souvent inconsciente, de sa vulnérabilité infantile ? L’enfant, et d’autant plus qu’il est jeune, est l’être qui a peur et qui vit en fonction du besoin de sécurité.

Ne faut-il pas aller jusqu’à l’affirmation « l’individu humain a commencé par avoir peur ! » ?

Car le petit être issu de la parturition, projeté en atmosphère aérobie, qui doit trouver dans l’urgence une autre voie d’oxygénation, qui se voit livré subitement à la pesanteur, qui a perdu ses repères spatiaux, et bat de ses membres dans le vide, comment n’aurait-il pas, c’est le cas de le dire, la peur de sa vie ? C’est ce que le psychanalyste Otto Rank a appelé Le traumatisme de la naissance, titre de son livre éponyme (1924).

Heureusement la mère l’accueille bien vite à son sein et contre son corps, où il se trouve en sécurité. Cela a été, pour chacun de nous notre première expérience de sécurisation.

Ne faut-il pas en tirer la Conséquence : Cette expérience – du retour au corps de la mère – restera, pour toute sa vie, le modèle, le modèle, de toutes ses aspirations à la sécurité

Ce qui amène à cette autre conséquence : Le besoin de sécurité est fondamentalement régressif. Cela signifie qu’il nous tire en arrière, en deçà de l’exercice de notre liberté réfléchie, celle qui implique la délibération rationnelle pour déterminer quels sont les comportements possibles, et pourquoi choisir l’un d’entre eux.

Le besoin de sécurité nous tire vers l’irrationnel. C’est ce caractère qui pourrait expliquer le paradoxe que nous notions en introduction : le fait que la peur nourrisse si souvent la violence.

D’abord il faut remarquer que le fait que la peur nourrisse la violence a toujours une dimension collective. Elle se produit toujours au nom d’un sujet collectif qui affirme agir pour sa sécurité et qui pour cela s’en prend à un groupe social extérieur, en général d’ailleurs dans une situation plus vulnérable que la sienne, qu’il incrimine.

Se produit, à partir d’une peur partagée, une sorte de mécanique des sentiments bien décrite par Spinoza dans le livre III de l’Ethique (1677) :

La peur engendre en effet la haine de ce qui fait peur. Et la haine porte en elle le désir d’éliminer ce qui fait peur. Or, la haine a tendance à se porter, par imagination, sur tout autre objet (que la cause réelle de la peur) qui se remarque au moyen des sens par une similitude avec la cause de la peur. On se fixe sur cette similitude comme une différence d’avec le « nous » sujet de la haine, pour imputer au collectif qui en est l’objet le caractère nuisible qui, du coup nous fait appartenir au camp des bons.

Il faut rappeler que si l’on s’appuie sur ces différences perçues pour se créer des ennemis, on se trompe toujours parce que de petites différences, très secondaires, et qui n’existent que sur fond de ressemblances lesquelles sont immenses : ce sont les caractères généraux de la condition humaine – dont cette peur native propre à l’espèce.

La violence issue de peurs collectives est donc bien essentiellement irrationnelle.

Peut-être même que toute peur est irrationnelle car elle fait résonner cette peur inaugurale liée à l’événement de notre naissance, dont nous n’avons sans doute plus la mémoire consciente, mais qui est inscrite dans notre inconscient, et sans doute dans notre corps, et nous porte à une aspiration de sécurité archaïque : la sécurité dans la proximité avec autrui sous la direction d’un chef tout puissant qui fait écho au premier événement de sécurisation que nous avons vécu : la rencontre de l’extérieur avec la mère.

Mais alors l’essentiel n’est-il pas, non seulement d’avoir conscience de ce qui nous menace, mais aussi de reconnaître que nos peurs procèdent d’une racine irrationnelle. Ainsi, nous ne laisserions plus simplement être possédé par nos peurs. Nous pourrions prendre du recul, et par là de mieux maîtriser notre manière de réagir à nos peurs !

Peut-être faut-il accepter de vivre avec des peurs, en étant conscient de la manière dont elles nous constituent. Ma foi, nous avons bien accepté de continuer à vivre malgré la peur traumatisante qui a inauguré notre entrée dans le monde !


  1. La vertu de courage

Un historien Jean Delumeau a publié en 1978 un passionnant livre intitulé « La peur en Occident » ; il montre en particulier les désastres sociaux liés aux peurs imaginaires des élites entre le XIV° et XVIII°.

Faut-il en conclure que la peur est comme une faille dans la condition humaine – comme la marque de son imperfection, ou comme un stigmate de la Chute d’Adam (pour le croyant) ?

Mais ne peut-on pas tout autant défendre l’idée que la peur est nécessaire à la vie humaine ?

Il nécessaire que le tout petit enfant aie peur de tout ce qui fait irruption dans son environnement familier parce qu’il est objectivement très vulnérable.

La peur du noir a certainement été longtemps salutaire pour une espèce spécialement vulnérable la nuit du fait de son incapacité à utiliser la vue.

Et dans la vie courante, toujours, c’est la peur qui nous retient de comportements dangereux.

Le problème vient du fait que pour changer notre comportement, le plus spontanément la peur s’appuie sur l’imagination – on imagine la situation menaçante

Or, l’imagination peut facilement déborder la représentation de la réalité, si le terrain psychique est favorable. Et le terrain favorable serait un fond d’angoisse hérité du passé ce qui suppose des épisodes vécus comme dangereux et qui n’ont pas été compris ou réconfortés en temps voulu. Certainement on en a tous plus ou moins vécus.

Car l’angoisse peut être définie comme une peur indéterminée, qui reste comme suspendu dans le psychisme, entravant toute possibilité de sérénité, parce qu’elle est incapable d’identifier sa menace. La psychanalyse rend compte de symptômes pathologiques par cette menace angoissante, venant d’un passé traumatisant de l’individu, qui est l’objet d’un refoulement inconscient.

Or, ce fond d’angoisse, nous pouvons l’assigner après ce que nous avons dit sur la manière dont le nouveau-né vit ses premiers moments. Il serait une séquelle durable du traumatisme de la naissance. Nous serions tous angoissés de naissance.

Pourtant cela semble bien oublié du petit bambin de 4-5 ans qui se sent parti pour vivre indéfiniment. Il n’a pas encore conscience d’être mortel. La conscience de la mort n’arrive que tardivement chez l’enfant, avec l’âge de raison, à partir de 6 ans. Et ce n’est pas tant sa propre mort que désigne d’abord ce mot que la mort d’autrui, comme une curiosité incongrue.

La conscience de son caractère mortel ne vient que progressivement et de manière toujours plus prégnante avec l’âge.

Ne devons-nous pas alors accepter une incontournables peur de la mort ?

D’ailleurs pourquoi parler de peur de la mort ? Quelle représentation menaçante lui associe-t-on ? Si ce sont les douleurs d’une maladie mortelle, elles ne sont pas du tout obligées (sédation, mourir dans son lit en dormant). Si c’est ce corps figé, refroidi : je sais que ce n’est plus moi. Notre propre mort est irreprésentable. Et une peur dont la menace est irreprésentable est une angoisse.

Il y a donc une angoisse qui est lié au savoir que nous sommes nés comme précaire et que nous mourrons au bout de quelques décennies. C’est l’angoisse du savoir de notre finitude. Nous ne sommes que de passage dans le cours de l’aventure humaine sur cette planète, et de la manière dont nous ferons usage de notre liberté dépendra la valeur que prendra ce temps limité de vie.

On peut considérer que c’est là le motif de peur le plus profondément ancré en nous. Pourtant des penseurs de l’Antiquité grecque, comme Epicure, pensaient qu’on peut s’en délivrer par le raisonnement. Mais n’est-ce pas méconnaître le fond d’irrationnel de la peur, parce qu’elle un sentiment régressif, qui active des manières de se comporter propres à la prime enfance ?

Car, on le sait, la faiblesse de la peur est justement ce recours à l’imagination, qui la porte volontiers à se nourrir de menaces imaginaires dans un psychisme humain pris dans un fond d’angoisse du fait de sa finitude – ce qui met au risque de la violence.

Il faut alors reconnaître que la peur se développant ainsi sur un terreau fertile, devient une entrave à la liberté humaine. Ce qu’on très bien compris les autocrates qui stimulent des peurs comme moyen de pouvoir.

Comment récupérer sa liberté face aux obstacles que dressent les peurs ?

Il y a une capacité proprement humaine, traditionnellement traitée comme une importante vertu, aujourd’hui bien oubliée – sauf par Cynthia Fleury (La fin du courage 2011) – de surmonter les peurs : c’est le courage.

Le courage n’est pas le contraire de la peur. Le courage ne supprime pas la peur. Il a besoin de la peur. Car il s’appuie sur elle pour la surmonter. Il la métamorphose en prise de risque délibéré, mais calculé, en fonction de la valeur du but poursuivi, parce qu’il juge que ce but vaut les risques pris, et la peur immanquablement éprouvée.
Cf Vladimir Jankélévitch : « Pour être courageux, il faut avoir peur »

C’est pour cela que courage n’est pas hardiesse ou témérité expression qui signifient une méconnaissance, voire une négation de la menace, au moins une insensibilité à la peur.

Le courage s’applique d’abord à la conscience de sa finitude humaine, laquelle, toujours, commence par faire peur. Et bien le courage consiste à décider de faire quelque chose de bien de ce passage de quelques décennies parmi l’espèce humaine. Car c’est justement parce qu’il est fini que notre temps vécu peut avoir de la valeur – malheur à ceux qui vivent immortels, que peuvent-ils faire d’autre que se suicider ? – et ce bien ne saurait autre que de contribuer à valoriser l’humanité à travers ses choix libres.

Le courage est la véritable expression de la liberté humaine face à la peur. Alors que la lâcheté est sa démission : on n’agit pas, on ne fait que réagir !

Le courage est le moteur d’une entrée dans le monde qui permet de faire lien avec les autres de manière renouvelée, justement parce qu’il ouvre de nouvelles perspectives : il rend possible des actions qui semblaient inenvisageables parce que jugées trop menaçantes.

C’est pourquoi le courage n’existe pas autrement que comme acte courageux. Il n’est pas une vertu que l’un possèderait à vie et pas l’autre. Il n’y a pas des lâches et des courageux. On peut de façon surprenante se montrer courageux, après avoir été lâche, et réciproquement. Ce qui veut dire que dans le courage se manifeste le plus authentique de notre liberté humaine. Il faut être riche pour être charitable. Il faut être désintéressé par ce qui est jugé pour être juste. Il n’y a aucun appui circonstanciel pour être courageux. C’est tout le contraire puisqu’il y a la peur. La peur nous tire en arrière. Être courageux pour aller vers les valeurs auxquelles on croit nous fait avancer. C’est la liberté humaine nue qui s’exprime dans le courage.

Ce que Cynthia Fleury exprime ainsi :  « Impossible de se dire courageux. Il faut simplement l'être, dans l'instant. Impossible de s'en satisfaire. La chose n'est jamais réglée. Il y a toujours épreuve à surmonter pour prouver que l'on est courageux. »

Alors bon courage à nous !

                                              

                       Pierre-Jean Dessertine