Café philo du 10 septembre 2024 Pierre-Jean Dessertine

MANQUONS-NOUS DE CONFIANCE ?


Il m’a semblé intéressant que nous échangions ensemble sur l’idée de confiance. On peut en effet soupçonner que ce petit mot – confiance – est généralement sous-estimé par la pensée, en particulier philosophique.

Il faut partir du fait que nous sommes, nous humains, des êtres sociaux. Or, notre nature d’êtres sociaux est à la fois une solution et un problème.

C’est une solution parce que seule notre coopération nous a donné une puissance suffisante pour asseoir la viabilité de notre espèce, alors qu’elle était d’emblée particulièrement vulnérable dans un environnement a priori hostile – nudité, absence d’attributs naturels de défense ou d’attaque conséquents, néoténie…

C’est un problème parce que nos tendances spontanées à la domination, à l’appropriation, à l’amour-propre, menacent sans arrêt d’allumer des foyers de violence dans la société.

Besoin de coopération et menace de violence - C’est ce que Kant appelait « l’insociable sociabilité » de l’humain.

C’est pour cela qu’aujourd’hui, dès qu’on parle de société on pense à la nécessité de régulation des rapports humains par le droit. Le droit, c’est-à-dire des règles de comportements écrites, connues de tous, avec une Justice publique et une force armée publique, pour les faire appliquer.

On oublie cependant qu’il y a une autre manière que le droit, au moins aussi importante, de réguler les rapports sociaux, et qui en tous cas précèdent toujours l’apparition du droit. Ce sont les rapports de confiance/défiance

Oui, c’est comme régulateur des rapports sociaux, en le distinguant de cet autre régulateur beaucoup plus voyant qu’est le droit, que je vous propose d’aborder la notion de confiance.

On peut déjà remarquer que cette approche exclut l’usage non social du mot « confiance » comme dans la confiance en soi. Disons simplement que s’opère dans cette expression un glissement de sens du mot « confiance ». On pourra y revenir.

Je vous propose, comme point de départ, de définir la confiance comme une croyance portant sur autrui,

La confiance est la croyance accordée à autrui de choisir ce que nous jugeons être les bons comportements. La défiance serait alors la croyance qu’autrui est susceptible de choisir des comportements néfastes.


La confiance comme règle de vie sociale


On comprend alors que le couple dialectique confiance/défiance permet à chacun de choisir avec qui il veut coopérer pour améliorer ses conditions de vie, et avancer vers le bien commun de la société. C’est en cela la confiance permet de régler la vie sociale.

Et la règle de confiance/défiance est une règle très intéressante par rapport au droit car venant, pour chacun, de son expérience propre, elle permet la meilleure adaptation à son environnement social. Alors que le droit est aveugle : il s’applique uniformément sans tenir compte des circonstances particulières.

Alors pourquoi le droit, pourquoi ne pas s‘en tenir à nos rapports de confiance/défiance ?

Parce que la confiance relève de la croyance !


La confiance comme croyance


La croyance est une forme de savoir. Au fond c’est la forme de savoir qui s’oppose à la science : la science c’est le savoir suffisamment fondé objectivement – c’est-à-dire le savoir sur lequel tout le monde peut s’accorder – en un même lieu, deux solides, dans le vide, chutent à la même vitesse.

La croyance est le savoir insuffisamment fondé objectivement, et donc qui s’appuie sur la subjectivité pour être adopté. Or, ce qui relève irrémédiablement de la subjectivité dans la personne humaine, c’est-à-dire ce qui ne peut jamais être partagé de la même manière avec autrui, c’est tout le domaine de son affectivité. Une personne à qui l’on dit « Je t’aime », oui, on lui dit quelque chose de très positif ! Mais on lui met surtout un gros nuage d’obscurité entre les pattes : « Qu’est-ce qu’il/elle veut vraiment dire en employant ce mot ? » – veut-il coucher, occuper ses vacances, passer le restant de sa vie avec moi, faire un beau mariage, faire des bébés, … ?

Dire que la confiance est une croyance, c’est tout aussi vrai d’ailleurs pour la défiance, c’est faire état d’un savoir objectif insuffisant, et d’un savoir subjectif décisif, concernant la personne.

Savoir objectif ? C’est bien sûr l’expérience de son comportement passé. Pourquoi est-il insuffisant ? Parce que la confiance prend position sur autrui en tant que personne, c’est-à-dire en tant que sujet libre identique en deçà de tous ses comportements particuliers. Or, un être libre, par nature, a des comportements non nécessaires, autrement dit non prévisibles.

Savoir subjectif ? Il est un savoir positif – dans la confiance (négatif dans la défiance) – sur autrui qui porte essentiellement sur ses mobiles de comportements dans la mesure où ceux-ci peuvent impacter notre existence. Ce sentiment positif consiste a priori à les considérer comme bons à notre égard.

On pourrait dire : la confiance c’est à la fois le savoir de l’expérience passée de nos relations avec l’autre, et le sentiment acquis que cet autre est de bonne volonté à notre égard. Avec le sens fort que Kant attribue à l’expression « bonne volonté » : « De tout ce qu'il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n'est seulement une BONNE VOLONTÉ. »

Le caractère essentiel de cet élément affectif est mis en relief par l’étymologie du mot :

Confiance, [con – fiance] = avec fiance ; fiance est de l’ancien français, dérivé du verbe fier (comme dans se fier à) et signifie engagement. Cela a donné le mot « fiancé ». Avoir confiance, c’est considérer autrui comme s’il était engagé à être de de bonne volonté envers soi.

Fier, vient du latin fides qui veut dire foi, et a donné l’adjectif fidèle ou le mot confidence. Or la foi est la croyance pour laquelle le motif subjectif suffit pour donner la pleine adhésion au savoir. C’est une manière de reconnaître que, dans la confiance, l’expérience passée pèse très peu, quelque fois presque rien, et que c’est bien le motif subjectif qui emporte l’adhésion,.

La relative importance de l’expérience de la relation passée est mise en évidence dans l’expression « gagner la confiance de quelqu’un »

Son insuffisance irrémédiable justifie l’expression généreuse employée de « donner sa confiance » – ce qui veut dire que dans la confiance on rend toujours plus que ce que l’on a reçu des relations passées avec l’autre. En effet, à partir d’une expérience partielle, on fait un crédit total.

Une situation minimale de relation avec autrui auquel on donne sa confiance est le charisme. Mais le charisme repose aussi beaucoup sur un phénomène affectif de groupe : on a confiance parce que tout autour de nous on voit la confiance. Autrement dit, on a confiance dans le leader parce qu’on a confiance dans les autres qui ont confiance dans le leader. La confiance, comme tous les sentiments sociaux positifs (la joie, la beauté, l’enthousiasme), est contagieuse.


La confiance risquée


C’est très beau la confiance, n’est-ce pas ? Mais il ne faut pas oublier qu’elle fait paire avec son contraire, la défiance. Il y a l’une parce qu’il y a l’autre.

Surtout la confiance est risquée ! Puisqu’elle est essentiellement basée sur des motifs subjectifs. N’oublions jamais où a mené la confiance de millions d’allemands dans leur Führer !

Dans les relations interpersonnelles la confiance peut nous aveugler sur les conditions réelles d’exercice de la liberté d’autrui, en particulier, sur des tendances ou intentions demeurées masquées. Tout le monde le sait : la confiance peut être trompée, elle peut amener à de grandes déceptions, voire mettre en danger.

Certes la confiance est une valeur évidente des relations sociales, mais c’est une valeur risquée !


L’articulation entre la confiance/défiance et le droit


C’est pourquoi savoir donner sa confiance, c’est nécessairement savoir aussi se défier. Si la confiance, c’est la coopération a priori, la défiance est la non coopération à priori. C’est pourquoi une société se conforte d’un haut niveau de confiance en son sein, comme elle s’affaiblit d’un haut niveau de défiance.

La défiance n’est pas la violence, elle ne fait que rendre non actives, et donc stériles socialement, les relations humaines qu’elle impacte. Mais, par-là, elle laisse le champ libre à l’expression des tendances asociales – domination, appropriation, amour-propre – qui toujours semblent accompagner la vie en société. En cela, l’extension du domaine de la défiance dans une société ouvre un terrain favorable à la violence. Elle est dangereuse pour la société.

Le droit est l’outil social pour maîtriser cette violence potentielle liée à la montée des défiances. On peut considérer que plus il y a de la défiance dans une société, plus son droit a besoin d’être développé.

Il semble qu’il ne faille pas chercher ailleurs, la raison du développement proliférant du droit dans nos sociétés mercatocratiques (organisées pour l’extension du marché). Ce sont en effet des sociétés largement fondées sur la défiance puisqu’elles prétendent produire du bien commun en organisant la rivalité entre les individus pour l’accaparement des richesses – et la rivalité implique évidemment la défiance entre les rivaux.

Le droit est toujours la réponse à un niveau préoccupant de défiance dans un groupe social. Ce qui se voit à tous les niveaux de la vie sociale. Il n’y a habituellement pas besoin de droit dans la cellule familiale dans la mesure où c’est le lieu privilégié des relations confiantes. Certes, les multiples associations « loi 1901 » qui font la vie sociale dans les territoires se soumettent au droit. Mais ceux qui les pratiquent savent bien que la plupart du temps, cela est purement formel (« pour recevoir des subventions »), tant ces associations fonctionnent aux relations de confiance. Par contre, quand il s’agit de relations d’affaires, de questions de propriétés, de préséance sociale, tous ces domaines qui relèvent de la compétition par laquelle, en notre société, les individus investissent leur valeur sociale, le droit est constamment sollicité pour désamorcer les violences potentielles.

D’ailleurs dans une société comme la nôtre, dont l’organisation tend à étendre le domaine de la défiance, l’existence d’un droit solide et bien appliqué par des institutions de justice et de police est un puissant facteur de confiance globale puisqu’il permet qu’il y ait moins de violence dans la société.

D’où l’on voit que le droit est essentiellement dépendant des rapports de confiance/défiance, puisque l’extension de la défiance est à son origine, tandis que le rétablissement d’une confiance collective est son but final.

Pour mieux évaluer ce rapport entre confiance et droit, il a été proposé aux participants du café-philo de se réunir en petits groupes pour répondre à la question :


NOTRE SOCIETE A-T-ELLE BESOIN DE PLUS DE REGULATION PAR LA CONFIANCE, OU DE PLUS DE DROIT ?


À partir des arguments proposés, voici une démarche possible composée sous la forme d’un dialogue entre FIDEL (pour la confiance) et JUSTIN (pour le droit)

JUSTIN : Ce qui se passe actuellement sur Internet indique clairement dans quelle direction il faut aller. La communication sur le réseau sociaux est extrêmement facilitée, et avec la Terre entière. Or cette facilité se paralyse d’elle-même, tellement elle donne lieu à des mensonges, des manipulations, des intrusions sur son terminal, etc. Il faut maintenant des mots de passe, des doubles, voire triples procédures d’identification, des anti-virus, pare-feux, antiphishing, ransomware, etc. Il est clair que s’il n’y a pas une reprise en main par le droit, il va être plus intéressant de retourner aux lettres postales et à la téléphonie traditionnelle.

FIDEL : C’est intéressant que tu parles d’Internet car rappelle-toi, à la fin du siècle dernier, il était né sous le signe de la confiance. On ne cherchait pas à tromper. Spontanément on se mettait en relation pour partager sur Internet – partager les connaissances, les relations, les logiciels, etc. Internet a commencé à devenir un espace de défiance au tournant des années 2000, au moment où il a été massivement investi par les affairistes comme nouvelle extension du marché, bien moins contrôlée que le marché dans l’espace physique. Soit, on ne peut pas éviter de légiférer, pour sortir de cette sorte de banditisme clandestin ! Mais le but final ne doit-il pas être de rétablir un espace de confiance et de partage ?

JUSTIN : On est donc d’accord qu’il faut plus de droit. Ce n’est que le droit qui permettra de rétablir la confiance. Mais celle-ci ne sera possible que si chacun respecte les règles édictées et si ceux qui ne les respectent pas sont systématiquement sanctionnés. Il faudra un pouvoir fort de contrôle ! Ne laissons pas croire qu’on puisse retourner à l’Internet de l’innocence et du partage des années 90 !

FIDEL : Je ne suis pas sûr qu’un pouvoir fort soit la solution. Un pouvoir fort tend toujours à être abusif ! Ce que je sais, par contre, c’est que l’humanité s’est construite sur la confiance. Chacun de nous n’a été accueilli dans le monde, et n’a pu s’affirmer et y trouver une place, que par la confiance. La confiance donnée par la mère d’abord, puis celle de la parentèle, et enfin celle des éducateurs. N’oublions jamais que nous sommes les fruits de dons de confiance, et que nous n’épanouissons notre humanité que dans les relations de confiance. Une société, comme la nôtre, qui croit pouvoir créer de la prospérité en mettant en compétition les individus pour s’approprier des richesses, et donc en faisant de la défiance un principe de relations sociale, n’a en réalité aucun avenir – et c’est bien ce qu’on constate aujourd’hui avec la conjonction, d’une crise climatique, d’une atrophie de la biosphère, et de la multiplication des violences guerrières. Donc, ce que je remets en cause, c’est cette organisation sociale fondée sur la défiance. Il nous faut retrouver au plus vite une logique de confiance !

JUSTIN : Non, non ! Ce dont tu rêves, c’est de retrouver le monde protégé de l’enfance. Mais on ne retourne pas en arrière ! Vivre, c’est aller de l’avant ! Il faut considérer que la logique de confiance/défiance est liée à l’enfance, à l’innocence infantile qu’il faut d’abord couver pour que le petit enfant prenne confiance et soit capable d’entrer dans le monde adulte. Les rites de passage que l’on constate dans toute société, sont la manière de consacrer ce basculement. Devenir adulte signifie quitter la logique de la confiance/défiance pour faire valoir son autonomie. Et cette autonomie s’exprime dans les relations sociales par le délaissement de la sentimentalité et de la confiance, pour des relations fondées sur la raison et le droit.

FIDEL : Mais alors comment juges-tu quelqu’un comme Trump, qui ne cesse de se mettre en avant pour alimenter la défiance dans la société : il vient d’accuser des migrants de manger les chiens et chats de compagnie ! Que dis-je, la défiance, la haine plus tôt ! On est, avec cet individu qui vise à devenir président des États-Unis, aux antipodes de la raison et du droit !

JUSTIN : Il y a nécessairement des comportements irrationnels dans toute société. L’important est que la raison et le droit soient la norme !

FIDEL : Mais qu’un individu comme Trump, après tout ce qu’il a dit et fait, alors même qu’il est multi-inculpé et condamné selon le droit, soit en situation de disputer la finale de la présidentielle américaine, n’est-il pas significatif de l’état d’une société ? Car s’il est là aujourd’hui, n’est-ce pas parce qu’il bénéficie de la confiance aveugle d’une part importante de la société étatsunienne ? Et ses adulateurs sont bien incapables de justifier leur adhésion de manière raisonnable. Ils n’ont à la bouche que des expressions de haine envers des ennemis sur lesquels ils fantasment de façon totalement farfelue.

JUSTIN : Ce sont effectivement des gens qui sont mécontents et qui voient en Trump leur sauveur.

FIDEL : Mais n’est-il pas là, l’infantilisme !? Diviser le monde entre les bons et les méchants, et investir dans un « sauveur » qui serait omnipotent ! Il faut plutôt penser que le phénomène Trump est le symptôme d’une société malade. Et de quoi est-elle malade sinon d’avoir généré trop de défiance ? Ces gens-là ont tellement besoin de retrouver confiance qu’ils s’inventent un sauveur ! Et ce Trump, qui n’a vécu que de la rivalité sociale, l’a bien compris et tient le discours qu’ils attendent car cela le place au plus haut cette société de compétition.

JUSTIN : Je suis assez d’accord sur ton diagnostic d’une société malade. Mais cela n’efface pas la valeur d’un idéal de société raisonnable dont les relations sociales sont encadrées par le droit, lequel est accepté par tous parce qu’il est déterminé démocratiquement. Quand je dis qu’il faut aller vers plus de raison et de droit, je veux simplement dire qu’il faut aller vers une société de droit démocratique. Et je déplore que les États-Unis, et d’une manière générale, l’humanité aujourd’hui, s’en éloigne et dérive vers les populismes.

FIDEL : Cet idéal de société dont tu parles est mis en avant depuis quelques décennies, depuis qu’est avéré l’échec des alternatives communistes. Mais cet idéal démocratique a, lui aussi, été invalidé par l’histoire. Il n’est parvenu nulle part à faire progresser les sociétés vers des relations sociales apaisées, harmonieuses. La raison en est bien simple : c’est un idéal « mercatocratique », c’est-à-dire qui doit permettre au marché – au sens économique du terme – de se développer. Or le marché, c’est la compétition entre les marchands pour obtenir des parts (de marché) afin de s’enrichir. Cela implique une compétition impitoyable et donc le développement de relations de défiance. Et c’est cette extension de la défiance dans la société qui crée une demande de confiance, laquelle tend à se résoudre dans le désir d’un sauveur, soit dans la demande populiste. Mais le populisme, qui n’apporte une confiance qu’autant qu’il réunit autour d’un sauveur contre un ennemi fantasmé, ne peut conduire qu’à de nouvelles violences. Finalement, il est facteur démultiplicateur de défiance.

JUSTIN : C’est sans issue ! La seule solution est de mieux réguler l’économie de marché !

FIDEL : Pas du tout ! On n’est jamais arrivé à le faire, et on n’y arrivera jamais. Pour une raison simple : ce sont les grands acteurs du marché qui ont le pouvoir. C’est pourquoi on a pu écrire qu’on est dans une mercatocratie, laquelle se cache derrière les formes de la démocratie1. Mais il faut savoir que la sagesse populaire a toujours su se donner des règles de comportement qui sauvegardent les relations de confiance. Lis le texte suivant de l’ethnologue Claude Levi-Strauss :

« Dans ces petits établissements [petits restaurants populaires du sud de la France] où le vin est compris dans le prix du repas, chaque convive trouve devant son assiette une modeste bouteille d'un liquide le plus souvent indigne. Cette bouteille est semblable à celle du voisin, comme le sont les portions de viande et de légumes qu'une servante distribue à la ronde, et cependant une singulière différence d'attitude se manifeste aussitôt à l'égard de l'aliment liquide et de l'aliment solide. Celui-ci représente les servitudes du corps, et celui-là son luxe. L'un sert d'abord à nourrir, l'autre à honorer... C'est qu'en effet, à la différence du plat du jour, bien personnel, le vin est bien social. La petite bouteille peut contenir tout juste un verre, ce contenu sera versé non dans le verre du détenteur, mais dans celui du voisin, et celui-ci accomplira aussitôt un geste correspondant de réciprocité. Que s'est-il passé ? Les deux bouteilles sont identiques en volume, leur contenu semblable en qualité. Chacun des participants à cette scène révélatrice n'a, en fin de compte, rien reçu de plus que s'il avait consommé sa part personnelle. D'un point de vue économique, personne n'a gagné et personne n'a perdu. Mais c'est qu'il y a bien plus dans l'échange que les choses échangées. » Les structures élémentaires de la parenté, P.U.F., 1949, p. 75.

Et quel est ce « bien plus » qui est évoqué dans la dernière phrase ?

JUSTIN : la confiance !?

FIDEL : Exactement ! L’économie de marché c’est la production, la circulation, et l’appropriation de biens pour sa satisfaction personnelle. On va au restaurant pour satisfaire sa faim et sa soif. La logique voudrait qu’on ne s’intéresse qu’à ce qui nous a été servi pour nous rassasier. Mais non, ici les commensaux font passer avant un échange de vin. Ce qui veut dire : « J’ai comme toi faim et soif, et je suis aussi tenté par les victuailles apportées à ton couvert et qui sont à portée de main. Si on se met d’emblée à satisfaire son appétit, s’installera une défiance entre nous. En se donnant mutuellement le vin, on se montre qu’on est capable de prendre du recul par rapport au désir de satisfaire son appétit, pour établir des relations de confiance. » George Orwell appelait « common decency », ce qu’on traduit par décence ordinaire, cette culture populaire des comportements qui entretiennent la confiance. Il semble que la décence ordinaire se soit, aujourd’hui, largement perdue, victime à la fois de la pression publicitaire qui exacerbe la quête de satisfactions personnelles, et de la déportation d’une grande part des relations sociales sur les communications par internet ce qui évite la confrontation avec autrui de regard à regard, avec la responsabilité que cela implique de faire, ou non, confiance. Car, comme le disait Emmanuel Lévinas, « la relation au visage est d'emblée éthique. » (Éthique et infini, 1982).

JUSTIN : Mouais… la confiance à des limites. Ne soyons pas trop naïf sur la bonté de la nature humaine ; sa malignité existe aussi, et toujours et partout ! Donner trop facilement sa confiance est toujours risqué.

FIDEL : Je le reconnais volontiers. Mais reconnaît toi-même qu’il y a de ce point de vue de grandes différences entre les cultures. Voudrais-tu sortir ton trousseau de clé ?
Ce que fait Justin
Tout ça ! Combien ? six… sept ! Et encore, on ne compte pas les clés dématérialisées – je veux dire les multiples mots de passe que tu réunis dans un dossier lui-même protégé par un mot de passe, … ! Sais-tu que dans de nombreux villages de par le monde, on vit très bien sans clés et sans mots de passe ? Tu m’accorderas qu’il ne s’agit là que d’outils de défiance. N’est-ce pas essentiel, pour le bien-être collectif, que la confiance ? Hé bien notre culture occidentale est la plus mal placée de ce point de vue !

JUSTIN : Cela veut tout aussi bien dire que l’on est la culture la plus riche en biens à protéger !

FIDEL : Sans doute ! Mais cela pose une question de hiérarchie des biens. Il y a les biens qu’on peut s’approprier et qui ne valent que pour soi. Et les biens dont le profit pour soi n’enlève en rien la capacité des autres d’en profiter – un beau coucher de soleil est un bien tout autre que ce qu’il y a dans son coffre-fort à la banque.

Lequel parmi ces deux types de biens faut-il privilégier ?

JUSTIN : Humm ! Cela dépend …

FIDEL : Tu as raison ! Cela dépend des circonstances. Si l’on trouve une source alors qu’on est complètement déshydraté, on ne va pas remplir le verre de l’autre. Mais il faut essayer de donner la réponse du point de vue du bilan de sa vie. Quand il faudra le faire, ce bilan, laquelle de ces deux catégories de biens qu’on aura goûtés aura donné le plus de valeur à sa vie ? Pour nourrir ta réponse, je te propose ce texte du philosophe Alain :

« Je puis vouloir une éclipse, ou simplement un beau soleil qui sèche le grain, au lieu de cette tempête grondeuse et pleureuse ; je puis, à force de vouloir, espérer et croire enfin que les choses iront comme je veux ; mais elles vont leur train. D'où je vois bien que ma prière est d'un nigaud. Mais quand il s'agit de mes frères les hommes, ou de mes sœurs les femmes, tout change. Ce que je crois finit souvent par être vrai. Si je me crois haï, je serai haï ; pour l'amour, de même. Si je crois que l'enfant que j'instruis est incapable d'apprendre, cette croyance écrite dans mes regards et dans mes discours le rendra stupide ; au contraire, ma confiance et mon attente est comme un soleil qui mûrira les fleurs et les fruits du petit bonhomme. Je prête, dites-vous, à la femme que j'aime, des vertus qu'elle n'a point ; mais si elle sait que je crois en elle, elle les aura. Plus ou moins ; mais il faut essayer ; il faut croire. Le peuple, méprisé, est bientôt méprisable ; estimez-le, il s'élèvera. La défiance a fait plus d'un voleur ; une demi-confiance est comme une injure ; mais si je savais la donner toute, qui donc me tromperait ? Il faut donner d'abord. »

JUSTIN : Oui, par rapport à la question qu’on se pose, Alain dit qu’il faut prioritairement augmenter la confiance.

FIDEL : En effet. Et c’est l’argument qui est intéressant. « Ce que je crois finit souvent par être vrai. » : parce qu’autrui est une conscience de soi libre semblable à la mienne, elle est influencée par ma croyance ; et une croyance qui rehausse ma valeur – ce qu’est la confiance – m’incite à me comporter de façon à être à la hauteur, c’est-à-dire à être digne de confiance ; dès lors, je serai porté à reproduire cette expérience de relation positive dans mon rapport à une troisième personne ; et ainsi de suite. Si bien que donner sa confiance est un comportement qui tend à s’auto-alimenter à travers les relations sociales ,et, finalement, c’est le groupe social tout entier qui s’en trouve renforcé, dans sa lutte contre l’adversité comme dans son progrès vers un bien commun. Mais on pourrait faire le même raisonnement concernant la défiance. Plus on se défie, plus autrui se défie, et plus on a des motifs de se défier. La défiance s’auto-alimente, et peut devenir un agent toxique qui menace l’ensemble du groupe social. C’est pour cela qu’il faut s’en défendre par des lois, une institution de justice et par la violence instituée qu’est la police. Tout cela, les sociétés pré-mercatocratiques le savaient de manière immémoriale. C’est pourquoi elles pratiquaient, et pratiquent encore (à bas bruit comme dans le restaurant décrit par Levi-Strauss), ce que le sociologue français Marcel Mauss appelait l’échange symbolique – à savoir l’obligation a priori de donner, recevoir, et rendre – comportement rituel, mettant en scène la confiance a priori, à partir duquel se structure une vie sociale sereine.

Nous sommes dans une société sous pouvoir mercatocratique qui s’est efforcée de réduire ces pratiques d’échange symbolique, tout simplement parce que c’est un échange de biens qui échappe au marché. C’est pourquoi notre société mondialisée est devenue une société de défiance. Et une société de défiance, pour se maintenir malgré les périls de violence qu’elle engendre, est contrainte de produire un droit proliférant, et de donner une place toujours plus grande aux forces de police. C’est une société qui, aujourd’hui, est obligée de constater qu’elle est dans une impasse, ce que manifestent les phénomènes de populisme, comme le trumpisme.

JUSTIN : Je ne comprends pas. Les institutions de justice et de police sont là justement pour rétablir une confiance globale dans la société !

FIDEL : À conditions qu’elles procèdent de choix démocratiques ! Mais en régime mercatocratique, on invoque et pratique la démocratie essentiellement de manière formelle, car la liberté de choix ne doit pas aller au-delà de ce qui favorise le marché. Ce qui se voit de mille manières dans la vie quotidienne, de la priorité donnée aux intérêts privés, aux violences très sélectives des forces de police. Ce qui creuse encore plus la défiance et amène à se tourner vers le « sauveur » populiste, lequel, en orientant la défiance vers un groupe social stigmatisé de manière fantasmatique, enlise encore plus la vie sociale dans logique de la défiance, ce qui ne peut que mener vers des épisodes de violence incontrôlable. Au Moyen-Orient, aujourd’hui même, on découvre qu’on ne plus faire confiance en son terminal de communication portable qui peut exploser par l’initiative d’un ennemi.

C’est pourquoi, il faut retenir la leçon d’Alain : « Il faut donner d'abord. ». On a d’abord besoin de confiance. On a vu que la confiance est toujours un risque. Il faut prendre le risque de donner a priori sa confiance. Comme on nous a donné a priori, dès la naissance, la confiance qui nous a permis de devenir ce que nous sommes. C’est plus qu’un principe moral, c’est un impératif social. C’est contribuer à faire entrer la société dans une logique de confiance qui marginalisera les comportements, inévitables, de défiance.

C’est la seule voie pour que se rétablisse une confiance en l’avenir.


Pierre-Jean Dessertine
septembre 2024

1 Voir P-J Dessertine, Démocratie… ou mercatocratie ?, éditions Yves Michel, 2023.