Café philo du mardi 8 avril 2025


Thoreau et le vivant

Prémices écologiques


Henry D. Thoreau (1817-1862), philosophe américain et naturaliste amateur, mais aussi père de la désobéissance civile, a consacré une large partie de sa vie et de son œuvre à étudier la nature de la Nouvelle-Angleterre aux environs de Concord (Massachusetts). Son originalité a consisté, dès le milieu du XIXe siècle, à récuser l’opposition traditionnelle entre nature et culture. De nombreux exemples montrent combien il voulait « passer de l’autre côté » de cette frontière. En cela, il est un précurseur de la notion actuelle de vivant, incluant l’humain et le non-humain. Son œuvre nous importe dans la mesure où elle fait un premier pas en direction d’une écologie capable de modifier notre imaginaire et d’aider notre époque à mieux affronter la crise écologique de l’anthropocène.


Pour situer son attitude, je commencerai par citer une anecdote tirée du Journal dans laquelle il raconte comment il est allé ramasser des châtaignes :

Une pierre lancée contre l’arbre les fait tomber en pluie sur la tête et les épaules. Mais je ne trouve aucune excuse à cet emploi d’une pierre. Ce n’est pas innocent, ce n’est pas juste, de maltraiter ainsi l’arbre qui nous nourrit. Je ne suis guère troublé en songeant que, si j’abrège ainsi sa vie, je ne jouirai pas longtemps de ses fruits, mais des raisons de pure humanité me poussent à une ligne de conduite plus innocente. Je sympathise avec cet arbre, et pourtant tel un voleur guère capable de commettre un meurtre j’ai lancé une grosse pierre contre ces troncs. Je crois que je ne recommencerai jamais. L’on devrait accepter ces dons, non seulement avec douceur, mais avec une certaine gratitude empreinte d’humilité. Il ne faudrait même pas secouer trop rudement l’arbre dont nous convoitons les fruits. Ce n’est pas un temps de détresse, quand on pourrait même pardonner un peu de hâte et de violence. Il est pire que rustre, il est criminel d’infliger une blessure superflue à l’arbre qui nous nourrit ou nous ombrage. Les vieux arbres sont nos parents et les parents de nos parents, peut-être. Quand on désire apprendre les secrets de la Nature, il faut mettre en pratique davantage d’humanité que les autres. (23 octobre 1855, 333-334)

Thoreau décrit une bien surprenante relation aux êtres naturels comme s’ils étaient humains : il leur reconnaît un statut de personne, leur accorde du respect, dépassant ainsi l’opposition entre nature et culture.


Nature/culture

Dans son œuvre maîtresse, Par-delà nature et culture (2005), issue de l’observation de l’animisme des Indiens Achuars, l’anthropologue Philippe Descola a montré que ces populations vivent intégrées dans le monde de la forêt amazonienne, entourées d’animaux, de plantes et d’arbres auxquels elles sont liées comme avec les membres d’une famille : il leur reste le souvenir d’une époque mythique où ils parlaient la même langue et pouvaient s’entendre avec les animaux.

Baptiste Morizot, philosophe et éthologue à l’université d’Aix, suit dans la même lignée, évite de parler de « nature » qui, dans notre société est dévalorisée, exploitée, au point qu’elle est menacée par la surexploitation et l’épuisement ; il préfère le terme de « vivant » qui évite une opposition dénuée de sens. Ce changement de perspective prend ses distances vis-à-vis de l’anthropocentrisme traditionnel et adopte une conception biocentrique.

Dès le milieu du XIXe siècle, Thoreau récuse l’opposition nature/culture, et dans sa vie au bord du lac Walden ou dans les bois, il s’efforce de transgresser cette frontière artificielle. Il s’affranchit de la pensée dominante de son époque, celle du naturaliste de Harvard, Louis Agassiz, qui défend encore la conception religieuse, le créationnisme. En 1860, Thoreau lit L’Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle de Darwin, livre qui lui fournit une théorie pour relier ses observations récentes. Dans un petit ouvrage sur La succession des arbres en forêt (1860), il récuse la notion de génération spontanée et explique le rôle de la dissémination des graines. La terre n’a pas été créée une fois pour toutes, mais évolue constamment sous ses yeux. « Ce monde connaît un apport incessant de nouveautés […] » (W, 341).


Une terre vivante

À ce stade de sa réflexion, il lui importe d’affirmer que la terre est vivante. Dans la description d’un talus de neige et de boue qui fond au soleil de printemps, il s’enthousiasme pour ce spectacle qui suggère une création permanente :

« La terre n’est pas un simple fragment d’histoire morte, des strates s’empilant comme les feuilles d’un livre, pour que les géologues et les archéologues surtout l’étudient, mais une poésie vivante comme les feuilles d’un arbre qui précèdent les fleurs et les fruits, – non pas une terre fossile, mais une terre vivante […] » (W, 312).

Il reprend la réflexion dans son Journal :

« La terre sur laquelle je marche n’est pas une masse inerte, morte. Elle a un corps, un esprit ; elle est organique, souple […] » (31 décembre 1851)

Il observe un monde vivant, pénétré d’esprit, un monde que j’hésiterais à qualifier de panthéiste, car je ne sais pas vraiment ce qu’il entend par « esprit » — dynamisme, élan vital, robustesse, forces vitales … ? Il n’y a guère de religion chez Thoreau, même s’il est difficile de savoir exactement ce à quoi il croyait, sauf qu’il excluait catégoriquement l’allégeance à une religion institutionnelle.


Le sauvage

Cette terre vivante, son lieu de vie, est un monde vivifiant où il entre en contact avec le

« sauvage », l’esprit sauvage, autre concept fondamental de sa philosophie. Le mot « sauvage » est synonyme de « la vie » pour Thoreau :

« La vie s’accorde avec l’état sauvage, et ce qui est le plus vivant est le plus sauvage. Quand elle n’est pas encore asservie à l’homme, elle le rafraîchit de sa présence. » (Marcher, 50).

Thoreau préfère à la vie étriquée du village et de ses mondanités la vie sauvage, antidote au monde des affaires, du commerce et de l’argent. Elle est pour lui un refuge contre ce dont il souffre à Concord et elle est la raison majeure pour laquelle il s’est construit une maison en bois dans laquelle il a vécu près du lac Walden entre 1845 et 1847 : « J’aime en partie la Nature parce qu’elle n’est pas l’homme, mais un refuge loin de lui. » (3 janvier 1853, 186). « En partie » seulement, parce qu’elle a surtout pour lui une valeur très positive lui permettant de se nourrir « du fortifiant de la nature sauvage » (W, 326) et d’en être ainsi revigoré.

         Les bois, les lacs et les rivières de sa commune n’étaient en rien sauvages à son époque. La Nouvelle-Angleterre avait été fréquentée pendant des siècles par des tribus indiennes, puis colonisée et cultivée par les colons européens au début du XVIIe siècle. Mais pour être compris de ses contemporains, il recourt à la version culturelle de la nature, « l’Ouest », une région où il n’est jamais allé, mais à laquelle il se réfère en la mythifiant. Cela reste son étalon pour inventer un autre mode de vie, une alternative émancipée de l’emprise économique, commerciale et financière des États-Unis au début de la Révolution industrielle. C’est une zone intermédiaire de contact qui lui permet d’accroître son savoir sur l’environnement non humain. Lorsqu’il se rend dans les forêts de l’État du Maine, sa vie se voit augmentée par les connaissances qu’il obtient d’Indiens dont il envie l’intégration dans la nature.


L’homme, partie intégrante de la nature

Car c’est bien la motivation principale de sa recherche d’une « vie naturelle », vécue au bord du lac Walden, mais aussi de son investigation méthodique de botaniste, qui font de lui un naturaliste amateur très averti. Au début de l’essai Marcher, initialement une conférence destinée aux villageois de Concord, il exprime clairement le désir d’intégration dans la nature : « Je souhaite considérer l’homme comme un habitant ou une partie intégrante de la nature plutôt que comme un membre de la société. » (Marcher, 19). Il en donne un autre exemple lorsqu’il parle de s’endormir au soleil sur le seuil de sa maison :

« J’ai poussé à cette époque comme le maïs croît dans la nuit […] C’était sans doute le comble de l’oisiveté aux yeux de mes concitoyens ; mais si les oiseaux et les fleurs m’avaient jugé selon leurs propres critères, je n’aurais certes pas été pris en défaut. […] » (W, 121-122).

Plus explicitement encore, « Qu’est donc l’homme, sinon une masse d’argile fondant ? » (W, 317) et lui-même, se demande-t-il, « Ne suis-je pas moi-même en partie feuilles et terreau végétal ? « (W, 148).

Ses longues promenades quotidiennes dans les environs de Concord visent à aérer son corps et son esprit, à le resourcer :

« Il faut que je sorte assez au grand air pour faire l’expérience de la saine réalité, afin d’équilibrer la pensée et le sentiment. La santé requiert cette détente, cette vie sans but. Cette vie au présent. On pense ce qu’on veut de la Nature entre quatre murs, elle sera toujours nouvelle à l’extérieur. Je vis en plein air pour le minéral, le végétal et l’animal qui est en moi. » (4 novembre 1852, 178).

En de nombreux textes, Thoreau ne se perçoit pas comme différent, extérieur, surplombant le milieu naturel qu’il fréquente ; il s’y sent implanté, enraciné. Il y est vraiment chez lui.


Le naturaliste observateur

Malgré sa volonté d’être intégré, de ne pas être en dehors, ni au-dessus ; Thoreau sent bien qu’il est distinct, éloigné par sa réflexion intellectuelle et sa recherche d’un savoir de naturaliste. Il s’efforce donc de retrouver ce qu’il a perdu en s’éloignant. Il note le rétablissement d’une forme de lien, alors qu’il pêche la nuit :

« […] je communiquais par de longues lignes en lin avec de mystérieux poissons nocturnes qui vivaient quarante pieds plus bas […] C’était très étrange (…) de sentir cette faible secousse, qui venait interrompre vos rêves et rétablir votre lien avec la nature. » (W, 185)

Pourtant, le désir de relation fusionnelle co-existe avec une éthique de l’attention systématique, indispensable à la construction de la vie qu’il élabore : « Aucune méthode ni aucune discipline ne remplace la nécessité d’être sans cesse en éveil. ». C’est ce qu’il nomme « cette injonction de toujours regarder ce qui se donne à voir. » (W, 121). Thoreau veut réapprendre à voir le monde, mais aussi l’enseigner aux villageois : reconfigurer l’attention de ceux qui travaillent les champs mais ne perçoivent pas ce que Thoreau s’applique à observer.

Ainsi, il se donne comme programme de tout connaître d’un biotope :

« Je désirais si possible connaître mes voisins, m’approcher un peu d’eux. Je me suis bientôt mis à observer la date où les plantes fleurissaient et faisaient leurs feuilles, et j’ai poursuivi cette tâche de bonne heure le matin et tard le soir, loin et près de chez moi, plusieurs années de suite, courant de divers côtés de la commune et dans les communes voisines, parcourant souvent entre vingt et trente miles par jour. J’ai souvent rendu visite à une plante éloignée de quatre ou cinq miles, une demi-douzaine de fois en moins de quinze jours […] En même temps, je restais attentif aux oiseaux et à tout ce qui pouvait bien se présenter à moi. » (4 décembre 1856, 405)

« Tout », c’est-à-dire la « réalité fabuleuse » (W, 105) qu’il tente de découvrir, souvent en réponse à des questions qu’il se pose :

« Pourquoi seuls ces visions et ces bruits devraient-ils accompagner notre vie ? Pourquoi devrais-je entendre le gazouillis des merles, pourquoi sentir la moufette chaque année ? J’explorerais volontiers le lien mystérieux entre moi-même et ces choses. » (18 avril 1852 ; p. 131)

« Pourquoi précisément ces objets que nous contemplons font-ils un monde ? Pourquoi l’homme a-t-il justement ces espèces animales pour voisins ? » (W, 235).

Thoreau est en permanence à la recherche d’un sens à travers les faits de nature : c’est la récompense de son observation méthodique, découvrir, accroître son savoir, être ainsi mieux relié. « Quel bonheur dans la perception d’un fait nouveau de la nature ! » (19 avril 1852, 131)


Ses voisins animaux, des cohabitants

Thoreau parle souvent de voisins, de cohabitants, pour désigner ceux qui partagent son territoire : ces appellations marquent l’égalité de considération, le refus de la supériorité qui est au cœur de la pensée anthropocentrique. Ce qu’il note lors de son arrivée dans la maison de Walden :

« […] je me retrouvai soudain le voisin des oiseaux ; non que j’en aie emprisonné le moindre, mais parce que je m’étais moi-même mis en cage dans leur voisinage. » (W, 95).

Il recherche les situations qui lui donnent l’impression de comprendre ces animaux par l’empathie :

« Je suis prêt à partager les souffrances de chaque créature pour en faire l’expérience et en connaître les joies. Le bruant chanteur et l’éphémère bruant fauve n’ont-ils aucun message pour moi cette année ? » (31 mars 1852, 122)

Les deux mondes – apparemment séparés – semblent communiquer au moins imaginairement : les animaux sont « des bêtes de somme faites pour porter une part de nos pensées. » (W, 235), ou les incarnations des « pensées insatisfaites, sombres et crépusculaires, que nous avons tous. » (W, 135). Le passage de l’humanité à l’animalité lui paraît presque possible lorsqu’il entend son guide indien pousser des cris aigus pour s’adresser à un rat musqué qu’il voudrait faire s’approcher : « Il sembla soudain avoir délaissé complètement l’humanité et être passé du côté du rat musqué. » (The Maine Woods, 207). Un semblant de communication s’instaure.

Lors de diverses rencontres avec des animaux, Thoreau s’efforce de comprendre ce qui se passe dans leur tête, d’analyser leur faculté de prendre des décisions. Un jour, il réussit à bloquer le passage d’une marmotte, l’hypnotise en quelque sorte, puisqu’elle ne cherche plus à partir ; il s’assoit en face d’elle pour l’observer à loisir, lui soulève une patte avec un petit bâton afin de l’examiner, lui parle… Le long passage se termine par la conclusion suivante :

« Je la respecte comme l’un des habitants autochtones. […] Je crois qu’elle pourrait m’enseigner quelque sagesse. Ses ancêtres ont vécu ici depuis plus longtemps que les miens. Elle est mieux acclimatée et naturalisée que moi. » (16 avril 1852, 129-130).

C’est aussi ce qui se passe sur le lac Walden où Thoreau depuis sa barque tente de se rapprocher d’un huard qui plonge et de deviner où il réapparaîtra à la surface :

« Pendant qu’il concoctait une pensée dans son cerveau, je tâchais de deviner sa pensée dans le mien. C’était un jeu plaisant, joué à la surface lisse du lac, un homme contre un huard. » (W, 244).


Sympathie pour les plantes et les arbres

On a vu qu’il se donne le projet d’étudier à fond un marécage, de devenir « familier des plantes », « de connaître ses voisins » (4 décembre 1856). Il se singularise en s’intéressant à un marécage, lieu non exploitable, sans utilité ; mais il va plus loin dans une déclaration provocatrice dans laquelle il proclame que son monde est extensif et ne se réduit pas à ce que le village connaît et estime :

« Je sympathise peut-être davantage avec les mauvaises herbes qu’avec les récoltes qu’elles étouffent, car elles manifestent une belle vigueur. Elles sont la vraie récolte que la terre porte plus volontiers. » (24 juillet 1852, 163).

Cette attitude singulière est particulièrement marquée dans son attachement aux arbres, au pin blanc, par exemple, qui, dit-il, « semble l’emblème de ma vie ; il se dresse pour l’ouest, le monde sauvage. » (21 avril 1852, 133). Son esprit « est aussi immortel que moi et peut-être montera-t-il plus haut au ciel que moi, d’où il me dominera encore. » (MW, 122). Cette phrase hérétique sera censurée par le rédacteur en chef de la revue à qui Thoreau avait soumis un article rendant compte d’une excursion dans les forêts du Maine : l’idée qu’un arbre soit immortel, aille au paradis et domine un humain, n’était pas acceptable.

Thoreau va même jusqu’à exprimer de la sympathie pour de simples détails, des aiguilles de pin qui meublent sa solitude. Un jour de pluie il était « sensible à la compagnie tendre et bienveillante de la Nature », il remarque que

« La moindre petite aiguille de pin s’allongeait et se dilatait de sympathie et d’amitié pour moi. J’ai pris si clairement conscience de la présence d’une chose qui m’était apparentée » (W. 141-142).

En fait, tout le milieu naturel des environs de Concord lui est familier et lui donne l’impression qu’il est « apparenté », autrement dit qu’il est un vivant parmi d’autres vivants. Le paysage, les plantes, lui parlent — « le langage parlé sans métaphore par toutes choses et tous événements » (W. 121). Son corps aussi perçoit le monde par tous ses sens :

« Voilà bien une soirée délicieuse, quand le corps tout entier n’est plus qu’un sens et absorbe le plaisir par tous les pores de la peau ! Je vais et viens avec une étrange liberté dans la Nature, je me fonds en elle. […] je me sens étrangement à l’unisson de tous les éléments. » (W, 139)

Pour Thoreau, le monde est expressif et lui parle. « L’appel lugubre mais mélodieux d’une chouette effraie » représente pour lui « l’authentique lingua vernacula des bois de Walden » (W, 282).

Sa « sympathie intelligente », généreuse, totale, lui permet d’entendre ce langage. Il se retrouve comme dans la situation des autochtones animistes qui communiquent avec le milieu naturel. Alors que dans notre civilisation, la terre s’est tue1.

Par l’écriture, alors qu’il décrit avec précision la réalité du territoire des environs de Concord, Thoreau évoque le monde qu’il souhaite, un monde imaginaire, un monde « comme si… », avec lequel la communication est possible. Il s’ouvre ainsi à une écologie du vivant.


L’échec de la société écologique

Sa conception innovante n’a pas été reprise par une époque trop préoccupée de commerce, d’industrie et de développement des chemins de fer ; dans le même temps, elle a dû s’engager dans une guerre pour mettre un terme à la sécession du Sud esclavagiste. Trop peu connu de son temps, Thoreau exprimait des pensées hétérodoxes qu’il était impossible de mettre en œuvre : il n’a pu provoquer la création d’une société écologique2.

La préservation intégrale de la nature qu’il prônait, au moins dans de petites réserves communales, s’est heurtée à la conservation selon Gifford Pinchot3, l’utilisation rationnelle des ressources naturelles qui présentait l’avantage pour la société de ne pas soustraire une partie du territoire à l’exploitation économique. L’idée de Thoreau a cependant été reprise par le naturaliste John Muir4, actif dans le mouvement pour la création de parcs nationaux. Ces célèbres réserves de sites exceptionnels, plus ou moins protégées, ont néanmoins laissé le champ libre au capitalisme pour exploiter le reste du territoire.

Certes, Thoreau a su par son mode de vie simple au bord du lac Walden fournir un modèle de « vie naturelle » qui a séduit de nombreux adeptes : ils ont imité sa retraite, vécu un temps à l’écart. Actuellement, l’intérêt pour son œuvre pionnière est susceptible de conduire à l’écologie selon Baptiste Morizot5, celle du vivant et de ses alliances qui pourraient permettre de contribuer à faire face à la crise écologique.

                                                                               Michel Granger 


Œuvres de Thoreau citées :

Journal, sélection Michel Granger, trad. Brice Matthieussent, Le mot et le reste, 2014. La succession des arbres en forêt, trad. Nicole Mallet, Le mot et le reste (2007), 2019. Marcher, trad. Nicole Mallet, Le mot et le reste (2007), 2024.

The Maine Woods, Princeton University Press, 1972.

Walden, préface Jim Harrison, trad. Brice Matthieussent, Le mot et le reste (2010), 2023.

1 David Abram, Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens, Les empêcheurs de penser en rond/ La Découverte, 2013.

2 Serge Audier, La société écologique et se ennemis. Pour une histoire alternative de l’émancipation, La Découverte, 2017., p. 158-164, 414-426.

3 Gifford Pinchot (1865-1946), forestier, devenu chef du Service des forêts des États-Unis.

4 John Muir (1838-1914), naturaliste, lecteur d’Emerson et de Thoreau, militant de la protection de la nature.

5 Baptiste Morizot, Raviver les braises du vivant. Un front commun, ActesSud/Wildproject, 2020.








Café-philo Cucuron, mardi 10 décembre 2024

Le bonheur peut-il être le but de la politique ?



       Le constat qui peut être partagé, à propos du bonheur, c’est qu’on vit dans une société qui en parle beaucoup !

    On en parlait déjà beaucoup dans les milieux lettrés de l’Antiquité, mais pas tout-à-fait dans le même sens. On en faisait alors une affaire de conduite de sa vie personnelle, alors qu’aujourd’hui la question du bonheur est reliée de mille manières à la vie sociale. Par exemple des polémiques politiques actuellement enfiévrées comme l’accès aux soins, ou l’âge de la retraite, sont parties prenantes de notre quête du bonheur.

    Pourtant, entre les deux – entre l’Antiquité et la période contemporaine – on ne parlait quasiment plus du bonheur en Occident. On parlait bien plutôt de salut, c’est-à-dire, dans l’optique de la croyance religieuse alors omniprésente, de la qualité de la vie éternelle de l’âme après la mort.

    C’est pourquoi il est intéressant de réfléchir au rapport contemporain des humains à cette valeur qu’est le bonheur. Et pour cela la question de son lien caractéristique avec la politique est une bonne approche.

* * *

La liberté des valeurs finales

    Un lettré florentin du Moyen Âge, Brunetto Latini, publia, au milieu du XIIIe siècle, en ancien français (langue d’oil) – il était alors exilé en France – une sorte d’encyclopédie avant la lettre, Le livre des Trésors, en lequel on peut lire cette phrase :

« Où que j’aille, je serai en mienne terre, car nulle terre ne m'est exil, ni pays étranger ; car être bien appartient à l’homme, non pas au lieu. »

(Livre II, part 2, chap 71)

    Ce texte nous signifie qu’en tant qu’humains, « être bien » relève de nous, c’est-à-dire de notre propre choix : le bien que nous visons exprime notre liberté proprement humaine. Autrement dit, c’est nous-mêmes qui choisissons le sens que nous donnons à notre vie. Ce qui n’est pas le cas des animaux, lesquels ne sont bien qu’en suivant leur instinct, lequel est imposé par leur nature spécifique. Or cet instinct les attache nécessairement à un « lieu » qui est une certaine configuration de l’espace adaptée à leur physiologie – ce qu’on appelle aujourd’hui un biotope – en lequel ils s’épanouissent et hors duquel ils dépérissent. Il faut une étendue herbeuse au bovin, de hautes futaies à la girafe, etc.

    L’être humain a la possibilité d’habiter à peu près n’importe où dans la biosphère, en fonction de ce qu’il juge bien.

    C’est pourquoi l’individu humain a toujours la notion de Bien qui éclaire le ciel de ses pensées.

    Platon, dans l’Allégorie de la Caverne, identifie le Bien au soleil qui éclaire et donc donne leur juste valeur à toutes les réalités du monde, mais qui ne peut pourtant pas être regardé en face car il éblouit.

    Et, en effet, tout se passe comme si les humains tournaient autour du Bien en essayant d’en capter les principaux rayonnements sur le monde. Ces rayonnements ce sont les modalités du Bien qu’on appelle « valeurs finales » une valeur est finale si, quand on la réalise, on est bien !

    Les valeurs finales s’opposent aux valeurs intermédiaires, lesquelles ne sont des valeurs qu’autant qu’elles permettent de progresser vers une valeur finale. Réussir à un examen ou concours est la valeur intermédiaire dont j’ai besoin pour réaliser mon idéal d’homme riche et puissant, ou pour celui d’avoir un rôle solidaire envers autrui. Ici « riche et puissant », « solidaire » sont des choix de l’« être bien » que je veux devenir. Et, effectivement « richesse et puissance », « solidarité », sont des valeurs que peuvent choisir les humains pour donner sens à leur vie. Mais beaucoup d’autres valeurs finales sont possibles : la vérité, la connaissance, la sagesse, le plaisir, l’amour, le bonheur, la liberté, etc.

    Il faut remarquer que certaines valeurs finales portent exclusivement sur la vie sociale, telle la paix, et aussi l’égalité et la fraternité (qui appartiennent à la devise de la République Française). On dit que ce type de valeurs sont de Bien commun.

    Le Bien commun étant la version sociale du Bien, est ce qui donne son sens à l’activité humaine qui prend en charge l’organisation de la vie sociale, soit la politique.

    Or la relation sociale est un caractère essentiel de la condition humaine – ne serait-ce que parce que l’individu humain ne développe ses capacités proprement humaines que dans le langage, lequel est une création de la vie sociale. Il s’ensuit que tout individu ne peut exercer son choix de valeurs finales qu’à l’intérieur du cadre des choix de Bien commun de la société à laquelle il appartient.

    Ainsi la priorité est bien de choisir les valeurs finales en fonction desquelles on veut vivre ensemble.

    Or nous vivons désormais dans une société devenue mondialisée par le dynamisme du marché économique, et nous savons que, dans cette société, il est beaucoup question, peut-être plus que de toute autre valeur finale, du bonheur.

Souveraineté du bonheur

Aristote, au IVe siècle avant J-C, réfléchissant sur les valeurs finales, écrivait :

« Ce qui est digne d'être poursuivi par soi, nous le nommons plus parfait que ce qui est poursuivi pour une autre chose, et ce qui n'est jamais désirable en vue d'une autre chose, nous le déclarons plus parfait que les choses qui sont désirables à la fois par elles-mêmes et pour cette autre chose, et nous appelons parfait au sens absolu ce qui est toujours désirable en soi-même et ne l'est jamais en vue d'une autre chose. Or le bonheur semble être au suprême degré une fin de ce genre, car nous le choisissons toujours pour lui-même et jamais en vue d'une autre chose. » (Éthique à Nicomaque, I, 5)

    Quelle est la thèse d’Aristote ? Parmi toutes les modalités du Bien (les valeurs finales), le bonheur a le privilège d’être la seule à ne pas pouvoir valoir pour une autre valeur finale.

    En effet on peut choisir la justice pour avoir la paix, on peut choisir l’amour pour le plaisir qu’il apporte, on peut choisir la connaissance pour atteindre la sagesse, etc.

    Mais pour quoi d’autre que lui-même choisirait-on le bonheur ? Ce serait se poser la question « À quoi bon le bonheur ? », et on se rend compte que cette question n’a pas de sens !

    C’est pourquoi Aristote affirme que le bonheur est le « Souverain Bien ». Est « souverain » un pouvoir qui a le dernier mot sur tout. Et c’est bien ainsi que fonctionne le « bonheur » dans notre communication : dire que telle mesure politique est prise pour notre bonheur musèle toute objection.

    Si le sens d’une organisation sociale est le bien commun, alors, là aussi, la souveraineté du bonheur doit s’imposer. C’est pourquoi on peut retrouver la référence au bonheur dans quelques lois fondamentales.

La Déclaration d'indépendance des États-Unis (1776) revendique le « droit à la vie, à la liberté et à la recherche du bonheur » 

L’article premier de la Déclaration précédant la Constitution de la première république française (24 juin 1793) affirme : « le but de la société est le bonheur commun »

    Pourtant nous sommes interpellés par le fait que la référence au bonheur intervienne tardivement dans les lois fondamentales des États. Seulement à la fin du XVIIIe siècle en Occident, les occurrences citées ci-dessus étant les premières connues. Plus étonnant encore : cette référence au bonheur comme principe de l’organisation sociale est restée rare puisqu’on ne la retrouve ni dans l’actuelle Constitution Française, ni dans la Charte Européenne.

    Parce qu’il va de soi que toute organisation sociale vise l bonheur de la société ? Mais rien ne va jamais de soi en matière juridique ! Tout doit être écrit pour faire valoir que de droit.

    Qu’est-ce qui fait donc problème dans la valeur finale qu’est le bonheur ?

Le problème de la définition du bonheur

    Essayons de définir le bonheur.

    Certes on peut penser à Aristote : « Le bonheur est le Souverain Bien. » Mais nous n’avons là qu’une définition formelle qui permet situe le bonheur relativement aux valeurs finales. Mais cela ne nous dit pas en quoi il consiste

    Essayer de penser le bonheur de manière substantielle nous mène vers l’idée de généralisation des états de satisfaction. On peut ainsi penser le bonheur comme un état d’accumulation de plaisirs, comme un accès pérenne à la puissance et gloire dans la société, comme un état d’accumulation de richesse telle qu’il supprime la possibilité du manque, comme un état d’absence de trouble de l’âme – parfaite et durable sérénité, ou « ataraxie » comme disait les anciens grecs, comme une permanence d’aimer et être aimé par autrui, etc.

    On laisse de côté toutes les objections qui peuvent être faites à chacune de ces propositions de définition substantielle du bonheur, pour écouter Kant qui a très bien formulé le problème général qu’elles posent.

« Le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu'a tout homme d'arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. (…) Veut-il la richesse ? Que de soucis, que d'envie, que de pièges ne peut-il pas par-là attirer sur sa tête ! Veut-il beaucoup de connaissance et de lumières ? Peut-être cela ne fera-t-il que lui donner un regard plus pénétrant pour lui représenter d'une manière d'autant plus terrible les maux qui jusqu'à présent se dérobent encore à sa vue (…) Veut-il une longue vie ? Qui lui répond que ce ne serait pas une longue souffrance ? Veut-il du moins la santé ? Que de fois l'indisposition du corps a détourné d'excès où aurait fait tomber une santé parfaite, etc. ! »

KANT, Fondements de la. Métaphysique des mœurs, deuxième section, 1785

    Que nous dit Kant, au fond ? Que ce en quoi chacun fait consister le bonheur est irréaliste et ne saurait lui permettre d’avoir prise sur la réalité pour y parvenir. Pourquoi ? Parce que le bonheur dans son exigence d’une satisfaction sans restriction est comme le rêve du désir et ne saurait donc prendre en compte la résistance des réalités objectives à nos désirs.

    La valeur finale qu’est le bonheur est essentiellement subjective !

    Est subjectif ce qui ne vaut que pour soi, est objectif ce qui vaut de la même manière pour tous. Il y a des valeurs finales qui peuvent être objectivées. La valeur de justice est parfaitement objectivable dans le partage du gâteau pour les convives qui attendent le dessert. Le bonheur ne l’est jamais. Ce que Kant établit très bien dans la suite du texte proposé.

« Le problème qui consiste à déterminer d'une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d'un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble ; il n'y a donc pas à cet égard d'impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l'imagination. »

    Ainsi l’impossibilité de donner une définition substantielle du bonheur est l’effet de la nature essentiellement imaginaire de la pensée du bonheur. Or, l’imaginaire est propre à chacun parce qu’il est l’expression mentale la plus directe de sa subjectivité. C’est pourquoi le bonheur est irréalisable : on ne peut former un projet raisonnable de bonheur, que soit du point de vue individuel ou du point de vue collectif.

    Un couple qui pense s’être trouvé sur un même projet de bonheur parce qu’il utilise quelques mots semblables pour l’exprimer, mais sans que soit interrogé l’imaginaire par lequel ces mots sont investis, est assuré d’aller vers de douloureuses déconvenues.

    Comme l’écrivait la philosophe Simone Weil

« Il n'y a qu'une seule et même raison pour tous les hommes ; ils ne deviennent étrangers et impénétrables les uns aux autres que lorsqu'ils s'en écartent. » (Oppression et Liberté, 1934)

Funestes projets de bonheur

    Proposition d’une petite expérience mentale concernant le bonheur

« Imaginons l'individu qui planifie la plus belle soirée dont il puisse rêver ; il invite ses meilleurs amis, plus quelques gens drôles ; il prévoit des mets attrayants, des animations éprouvées ; il soigne le décorum ; rien n'est laissé au hasard. Il pourra peut-être ainsi grappiller beaucoup de miettes de plaisirs, mais il sera déçu. Il n'aura pas été heureux [ne serait-ce que par l’inquiétude d’un incident malheureux]. Et s'il se trouve qu'il l'a été, ce sera toujours par surprise, là où il ne l'a pas prévu, par quelque événement qui aura bousculé son bel ordonnancement. » Tiré de PJ Dessertine, Les seins de Marianne, http://pjdesser.free.fr/politic/marianne.htm - 2001.

    Cette impuissance d’un projet de bonheur se retrouve dans le domaine de la vie collective, mais avec des conséquences quelquefois dramatiques dans la mesure où elle entraîne le destin d’une société.

    Par exemple, les Conventionnels français qui ont rédigé la Constitution de l’an I (1793) qui affirme le bonheur comme but de la société ne paraissaient pas connaître Kant (qui avait écrit sur le bonheur la décennie précédente). Or, ils ont confirmé tragiquement ses écrits. Car ce sont bien eux (les Robespierre, St Just, Barrère, etc.) les acteurs principaux d’un des épisodes les plus malheureux de l’histoire moderne de la France – la Terreur – avec, entre le 11 juin 1794 (loi suspendant les droits de la défense) et le 27 juillet 1794 (chute de Robespierre), 1376 guillotinés à Paris !

    Sachant que cela se produisit au nom du bonheur que doit réaliser la société communiste, on peut aussi évoquer les millions de morts des famines délibérément organisées par Staline il y a un siècle, la famine qu’a impliqué « Le grand Bond en Avant » de Mao en Chine dans les années cinquante, les massacres massifs par les communistes de Pol Pot au Cambodge dans les années soixante-dix.

    Que s’est-il passé alors ?

    Parce qu’il est vécu comme le « souverain bien », le bonheur, en politique, peut tenir lieu de valeur absolue. L’invoquer comme motif de choix politique ne saurait souffrir la contestation car il ne peut pas être relativisé par une quelconque objection. Il suffit alors qu’y adhère une part importante de la population, en particulier celle qui a le pouvoir d’exécution des décisions du potentat, pour que des catastrophes sociales se produisent. D’autre part le potentat, se voulant l’incarnation du projet de bonheur, tend inévitablement à réaliser son propre imaginaire du bonheur. Comme cet imaginaire est essentiellement lié au pouvoir qu’il a sur ses concitoyens, il va le porter à des décisions qui augmentent ce pouvoir et donc à faire taire toute velléité d’opposition. C’est ainsi que l’on voit les politiques du bonheur tendre systématiquement vers une société où le pouvoir est totalitaire. Cette tendance est emblématiquement illustrée par le roman dystopique d’Aldous Huxley Brave New World (en français, « Le meilleur des mondes »), 1932.

    C’est ainsi que l’on peut interpréter tous les échecs des projets étatiques de bonheur, conformément à la démonstration de leur caractère contradictoire mis en lumière par Kant il y a plus de deux siècles.

    La valeur finale de bonheur, n’est-elle alors qu’un moteur à illusions, quelquefois désastreuses ? Faut-il la proscrire comme expression du Bien ?

Le bonheur comme idée régulatrice

    Il faut ici souligner que la valeur finale de bonheur est, quel que soit le mot utilisé, présente dans toutes les cultures. Elle n’est donc pas un accident de l’histoire mais une expression de la condition propre de l’espèce humaine. Elle ne peut donc pas être réduite à un facteur d’illusions.

    Du fait de son caractère essentiellement subjectif on peut considérer le bonheur comme le rêve du désir humain d’une totale satisfaction, celle qui ne laisserait plus place au sentiment de manque, d’incomplétude, de finitude.

    Or, il faut voir dans cette maximisation idéelle d’une réalité d’expérience – celle d’éprouver des désirs – l’activité de la raison, qui a besoin de cette idée de plénitude pour donner sens à une expérience partielle, puisqu’on ne se connaît que des désirs particuliers. C’est encore à Kant que l’on doit la théorisation de ces produits assez paradoxaux de la pensée humaine : des idées qui sont requises par la raison mais qui se nourrissent de l’activité de l’imagination. Pour se faire comprendre, Kant propose l’exemple de l’eau pure : ce n’est qu’une idée parce qu’on ne saurait trouver une eau parfaitement pure, et pourtant on a besoin de cette idée pour améliorer la qualité de l’eau qu’on boit.

    Kant montre que des idées telles celles de de Dieu, de Monde, d’Âme, procèdent de la même démarche de la pensée. L’idée de Dieu permet de penser la cause de tous les causes que l’on expérimente ; l’idée de Monde permet de penser la totalité des objets de l’expérience possible, l’idée d’Âme permet d’unifier par la pensée la totalité de l’expérience interne d’un individu. Idées auxquelles nous pouvons joindre celle de Bonheur qui est donc la pensée de la totalité des satisfactions possibles. Kant qualifie de « transcendantales » ces idées requises par la raison et pourtant investies par l’imagination, en ce qu’elles transcendent toute notre expérience réelle en lui donnant sens. En effet ces idées, portant les réalités qu’elles désignent à « la plus grande unité avec la plus grande extension. » (Kant), représentent chacune, dans le domaine de réalité qui lui est propre, une valeur finale (comme l’est l’eau pure) en fonction de laquelle les humains pourront régler leur comportement concernant cette réalité (ne pas jeter n’importe quoi dans la rivière).

    Ainsi, le principal intérêt de ces idées transcendantales est leur fonction régulatrice. On le sait amplement concernant Dieu et l’Âme par le rôle qu’ont joué les religions à cet égard. En ce qui concerne le Monde, on sait, depuis l’exclamation de Pascal – « Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie ! » (Pensées, 1670) – combien le souci de sa place dans le monde conditionne le comportement humain.

    Il en est de même avec l’idée de Bonheur : on ne saurait empêcher qu’à l’horizon de la recherche du bien commun, qui est l’objet de la politique, se trouve l’idée de bonheur, comme elle l’est, tout autant, dans la gestion de sa propre vie, et dans celle de l’unité familiale.

    Cela signifie que l’idée de bonheur règle bien l’orientation de nos comportements, individuels et collectifs du point de vue de la satisfaction de nos désirs. On peut même dire que si l’humanité se veut dans une aventure qui se raconte en histoire, c’est parce qu’elle est polarisée par sa quête du bonheur. Que le bonheur est, pour tous et pour chacun, l’espérance, au-delà de toutes les possibilités de satisfaction présentes, de la pleine réalisation des promesses de la vie humaine.

    Mais il est tout aussi clair qu’en tant qu’idée transcendantale et régulatrice, le bonheur ne saurait être le but d’un projet. Tout simplement parce qu’il n’est qu’une idée qui se nourrit d’imaginaire et qu’on ne saurait cranter, comme effet plus ou moins lointain, dans la série des causes et des effets qui constituent la réalité.

    Cette distinction, entre idée régulatrice et idée du but d’un projet peut paraître délicate à concevoir. Mais rassurons-nous : nous la connaissons déjà !

« Bonheur », la sagesse d’un mot

    L’impossibilité d’un projet de bonheur est présente dans le mot lui-même. Bonheur est l’union de bon et heur, ce dernier mot d’ancien français est dérivé du latin augurium signifiant chance. Et l’on retrouve cette même idée d’imprévisibilité du moment heureux dans les autres versions langagières de la notion ; en italien felicità vient du latin felix qui signifie fertile (la fertilité d’une culture, dépendant de la météo, est emblématique de ce qui est aléatoire) ; en anglais happyness vient de hap qui veut dire chance ; en allemand glück vient d’une contraction des mots qui ont donné en anglais good luck.

    Quelle que soit la langue parlée, les humains se sont entendus pour donner une forme verbale à leur espérance d’une vie réalisant toutes ses promesses, en marquant clairement que celle-ci ne pouvait pas advenir comme but d’un projet parce qu’elle ne pouvait que dépendre de facteurs hors de portée de leur volonté.

    Cela signifie aussi que l’étymologie de bonheur nous détourne franchement du préalable de la constitution d’une société parfaite qui arrêterait l’histoire dans une stase indéfinie de pleine satisfaction pour tous – ce qui est la promesse de l’idéologie communiste, comme de l’idéologie mercatocratique-consumériste.

    C’est beaucoup plus simplement du côté de l’advenue de moments heureux que la sagesse humaine, acquise sur une expérience multimillénaire, a catalysé dans le mot bonheur la visée de la plus grande valeur du vécu humain. Ce n’est que dans les siècles récents qu’on a voulu voir le bonheur du côté d’un état de béatitude durable, qu’il est difficile de rattacher à une quelconque expérience humaine, sinon du côté, humainement dégradé, du drogué qui « plane ».

    Notons que nous avons un mot pour désigner ces moments de plénitude de satisfaction : ce sont dans les moments de joie ! Comme le remarquait le philosophe Clément Rosset – La force majeure, 1983 – la joie n’est pas enfermée dans l’ego du joyeux, elle exige de se partager autour de soi, elle est comme une lumière inondante, elle fait le monde joyeux.         N’est-ce pas l’expérience humaine qui nous rapproche le plus de la plénitude de satisfaction, du bonheur donc ?

    D’autre part, la joie ne se prévoit pas, ne se commande pas. Elle advient, ou pas, et s’en va, se jouant de notre volonté.

« Par rapport à tout motif de satisfaction, y compris encore une fois l'ensemble des motifs qui peuvent la faire éclore à l'occasion, la joie apparaît toujours comme une manière de gratification, voire comme ce supplément de bonheur dont parle l'Evangile à propos des joies terrestres accordées en prime à ceux qui les auront dédaignées pour tout miser sur l'au delà : “ Tout le reste vous sera donné par surcroît ”, vous gagnerez à la fois le Ciel et la Terre. » Clément Rosset, La force majeure, Ed. de Minuit – 1983.


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    Finalement, n’est-ce pas ainsi qu’il faut penser notre rapport au bonheur ?

    Par surcroît ! C’est-à-dire en plus de la satisfaction d’avoir atteint le but réaliste que, dans notre liberté, nous nous étions fixé – par exemple réaliser plus de justice dans notre lieu de travail par une action collective.

    Peut-être faut-il penser le bonheur comme un cadeau fait à la vie humaine qui a été généreuse d’elle-même. Un cadeau fait par petites touches : des moments de joie. La joie est ce goût du bonheur qui peut advenir au créateur contemplant à son œuvre enfin achevée, à l’amoureux retrouvant la personne chérie et désirée, ou encore par un bel accueil lors de l’accès en un lieu inconnu, etc. Il y a quelquefois de toutes petites choses qui ouvrent à de grandes joies. Il n’y a pas de recettes, on le sait, mais on soupçonne qu’il y a une condition : être généreux de son humanité.

    Il faut ici rappeler un principe évident : le bonheur qui est une plénitude de satisfaction ne saurait se satisfaire du malheur d’autrui. D’ailleurs la joie suit ce même principe, elle veut faire que le malheureux soit aussi joyeux.

    Si bien que le rapport humain au bonheur a nécessairement une dimension sociale. Or, on sait qu’il ne saurait être l’objet d’un projet politique. Comment penser l’idée de bonheur pour la vie sociale ?

    De la même manière que pour l’individu : par surcroît !

    Cela signifie qu’il ne peut survenir qu’autant que la politique a pour projet un bien commun qui permet aux qualités proprement humaines de s’épanouir. De ce point de vue la trilogie des valeurs de la République française – liberté, égalité, fraternité – sont tout-à-fait bienvenues, étant entendu que la liberté soit celle proprement humaine de choisir ses valeurs finales, que l’égalité soit clairement l’égalité de droit (qu’il n’y ait pas de lignée favorisées apriori), et que la fraternité soit vraiment globale c’est-à-dire ne soit pas limitée par l’existence de groupes sociaux privilégiés.

    On voit qu’ainsi précisées liberté, égalité, et fraternité ne sont pas des valeurs finales investies par l’imaginaire mais peuvent très bien être réalisées par des lois justes. Les moments de joie, le goût du bonheur, viendront alors par surcroît, et d’autant mieux que la société sera plus proche de réaliser ces valeurs.

    Il reste que les moments de joie impliquent l’existence des moments de non joie, et donc cette négation des désirs que signifie la perte de la joie. Comment peut-on parler de bonheur à ce propos ?

    Mais si c’est la joie qui nous donne le goût du bonheur, alors la bonne explicitation de notre rapport au bonheur serait le titre d’un beau livre de Jean Giono (1935) : « Que ma joie demeure ! »