Café-philo
Cucuron, mardi 10 décembre 2024
Le bonheur peut-il être le
but de la politique ?
Le
constat qui peut être partagé, à propos du bonheur, c’est qu’on
vit dans une société qui en parle beaucoup !
On en
parlait déjà beaucoup dans les milieux lettrés de l’Antiquité,
mais pas tout-à-fait dans le même sens. On en faisait alors une
affaire de conduite de sa vie personnelle, alors qu’aujourd’hui
la question du bonheur est reliée de mille manières à la vie
sociale. Par exemple des polémiques politiques actuellement
enfiévrées comme l’accès aux soins, ou l’âge de la retraite,
sont parties prenantes de notre quête du bonheur.
Pourtant,
entre les deux – entre l’Antiquité et la période contemporaine
– on ne parlait quasiment plus du bonheur en Occident. On parlait
bien plutôt de salut, c’est-à-dire, dans l’optique de la
croyance religieuse alors omniprésente, de la qualité de la vie
éternelle de l’âme après la mort.
C’est
pourquoi il est intéressant de réfléchir au rapport contemporain
des humains à cette valeur qu’est le bonheur. Et pour cela la
question de son lien caractéristique avec la politique est une bonne
approche.
* * *
La liberté
des valeurs finales
Un
lettré florentin du Moyen Âge, Brunetto Latini, publia, au milieu
du XIIIe siècle, en ancien français (langue d’oil) –
il était alors exilé en France – une sorte d’encyclopédie
avant la lettre, Le livre des Trésors, en lequel on peut lire
cette phrase :
« Où
que j’aille, je serai en mienne terre, car nulle terre ne m'est
exil, ni pays étranger ; car être bien appartient à l’homme,
non pas au lieu. »
(Livre II, part 2, chap 71)
Ce
texte nous signifie qu’en tant qu’humains, « être bien »
relève de nous, c’est-à-dire de notre propre choix : le bien
que nous visons exprime notre liberté proprement humaine. Autrement
dit, c’est nous-mêmes qui choisissons le sens que nous donnons à
notre vie. Ce qui n’est pas le cas des animaux, lesquels ne sont
bien qu’en suivant leur instinct, lequel est imposé par leur
nature spécifique. Or cet instinct les attache nécessairement à un
« lieu » qui est une certaine configuration de l’espace
adaptée à leur physiologie – ce qu’on appelle aujourd’hui un
biotope – en lequel ils s’épanouissent et hors duquel ils
dépérissent. Il faut une étendue herbeuse au bovin, de hautes
futaies à la girafe, etc.
L’être
humain a la possibilité d’habiter à peu près n’importe où
dans la biosphère, en fonction de ce qu’il juge bien.
C’est
pourquoi l’individu humain a toujours la notion de Bien qui éclaire
le ciel de ses pensées.
Platon,
dans l’Allégorie de la Caverne, identifie le Bien au soleil qui
éclaire et donc donne leur juste valeur à toutes les réalités du
monde, mais qui ne peut pourtant pas être regardé en face car il
éblouit.
Et, en
effet, tout se passe comme si les humains tournaient autour du Bien
en essayant d’en capter les principaux rayonnements sur le monde.
Ces rayonnements ce sont les modalités du Bien qu’on appelle
« valeurs finales » une valeur est finale si, quand on la
réalise, on est bien !
Les
valeurs finales s’opposent aux valeurs intermédiaires, lesquelles
ne sont des valeurs qu’autant qu’elles permettent de progresser
vers une valeur finale. Réussir à un examen ou concours est la
valeur intermédiaire dont j’ai besoin pour réaliser mon idéal
d’homme riche et puissant, ou pour celui d’avoir un rôle
solidaire envers autrui. Ici « riche et puissant »,
« solidaire » sont des choix de l’« être bien »
que je veux devenir. Et, effectivement « richesse et
puissance », « solidarité », sont des valeurs que
peuvent choisir les humains pour donner sens à leur vie. Mais
beaucoup d’autres valeurs finales sont possibles : la vérité,
la connaissance, la sagesse, le plaisir, l’amour, le bonheur, la
liberté, etc.
Il faut
remarquer que certaines valeurs finales portent exclusivement sur la
vie sociale, telle la paix, et aussi l’égalité et la fraternité
(qui appartiennent à la devise de la République Française). On dit
que ce type de valeurs sont de Bien commun.
Le Bien
commun étant la version sociale du Bien, est ce qui donne son sens à
l’activité humaine qui prend en charge l’organisation de la vie
sociale, soit la politique.
Or la
relation sociale est un caractère essentiel de la condition humaine
– ne serait-ce que parce que l’individu humain ne développe ses
capacités proprement humaines que dans le langage, lequel est une
création de la vie sociale. Il s’ensuit que tout individu ne peut
exercer son choix de valeurs finales qu’à l’intérieur du cadre
des choix de Bien commun de la société à laquelle il appartient.
Ainsi
la priorité est bien de choisir les valeurs finales en fonction
desquelles on veut vivre ensemble.
Or nous vivons désormais dans une société devenue
mondialisée par le dynamisme du marché économique, et nous savons
que, dans cette société, il est beaucoup question, peut-être plus
que de toute autre valeur finale, du bonheur.
Souveraineté
du bonheur
Aristote,
au IVe siècle avant J-C, réfléchissant sur les valeurs
finales, écrivait :
« Ce
qui est digne d'être poursuivi par soi, nous le nommons plus parfait
que ce qui est poursuivi pour une autre chose, et ce qui n'est jamais
désirable en vue d'une autre chose, nous le déclarons plus parfait
que les choses qui sont désirables à la fois par elles-mêmes et
pour cette autre chose, et nous appelons parfait au sens absolu ce
qui est toujours désirable en soi-même et ne l'est jamais en vue
d'une autre chose. Or le bonheur semble être au suprême degré une
fin de ce genre, car nous le choisissons toujours pour lui-même et
jamais en vue d'une autre chose. » (Éthique
à Nicomaque, I,
5)
Quelle
est la thèse d’Aristote ? Parmi toutes les modalités du Bien
(les valeurs finales), le bonheur a le privilège d’être la seule
à ne pas pouvoir valoir pour une autre valeur finale.
En
effet on peut choisir la justice pour avoir la paix, on peut choisir
l’amour pour le plaisir qu’il apporte, on peut choisir la
connaissance pour atteindre la sagesse, etc.
Mais
pour quoi d’autre que lui-même choisirait-on le bonheur ? Ce
serait se poser la question « À quoi bon le bonheur ? »,
et on se rend compte que cette question n’a pas de sens !
C’est
pourquoi Aristote affirme que le bonheur est le « Souverain
Bien ». Est « souverain » un pouvoir qui a le
dernier mot sur tout. Et c’est bien ainsi que fonctionne le
« bonheur » dans notre communication : dire que
telle mesure politique est prise pour notre bonheur musèle toute
objection.
Si le
sens d’une organisation sociale est le bien commun, alors, là
aussi, la souveraineté du bonheur doit s’imposer. C’est pourquoi
on peut retrouver la référence au bonheur dans quelques lois
fondamentales.
La Déclaration d'indépendance
des États-Unis (1776) revendique le « droit à la vie, à la
liberté et à la recherche du bonheur »
L’article
premier de la Déclaration précédant la Constitution de la première
république française (24 juin 1793) affirme : « le but de la
société est le bonheur commun »
Pourtant
nous sommes interpellés par le fait que la référence au bonheur
intervienne tardivement dans les lois fondamentales des États.
Seulement à la fin du XVIIIe siècle en Occident, les
occurrences citées ci-dessus étant les premières connues. Plus
étonnant encore : cette référence au bonheur comme principe
de l’organisation sociale est restée rare puisqu’on ne la
retrouve ni dans l’actuelle Constitution Française, ni dans la
Charte Européenne.
Parce
qu’il va de soi que toute organisation sociale vise l bonheur de la
société ? Mais rien ne va jamais de soi en matière
juridique ! Tout doit être écrit pour faire valoir que de
droit.
Qu’est-ce
qui fait donc problème dans la valeur finale qu’est le bonheur ?
Le
problème de la définition du bonheur
Essayons
de définir le bonheur.
Certes
on peut penser à Aristote : « Le bonheur est le Souverain
Bien. » Mais nous n’avons là qu’une définition formelle
qui permet situe le bonheur relativement aux valeurs finales. Mais
cela ne nous dit pas en quoi il consiste
Essayer
de penser le bonheur de manière substantielle nous mène vers l’idée
de généralisation des états de satisfaction. On peut ainsi penser
le bonheur comme un état d’accumulation de plaisirs, comme un
accès pérenne à la puissance et gloire dans la société, comme un
état d’accumulation de richesse telle qu’il supprime la
possibilité du manque, comme un état d’absence de trouble de
l’âme – parfaite et durable sérénité, ou « ataraxie »
comme disait les anciens grecs, comme une permanence d’aimer et
être aimé par autrui, etc.
On
laisse de côté toutes les objections qui peuvent être faites à
chacune de ces propositions de définition substantielle du bonheur,
pour écouter Kant qui a très bien formulé le problème général
qu’elles posent.
« Le
concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le
désir qu'a tout homme d'arriver à être heureux, personne ne peut
jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il
désire et il veut. (…) Veut-il la richesse ? Que de soucis, que
d'envie, que de pièges ne peut-il pas par-là attirer sur sa tête !
Veut-il beaucoup de connaissance et de lumières ? Peut-être cela ne
fera-t-il que lui donner un regard plus pénétrant pour lui
représenter d'une manière d'autant plus terrible
les maux qui jusqu'à présent se dérobent encore à sa vue (…)
Veut-il une longue vie ? Qui lui répond que ce ne serait pas une
longue souffrance ? Veut-il du moins la santé ? Que de fois
l'indisposition du corps a détourné d'excès où aurait fait tomber
une santé parfaite, etc. ! »
KANT, Fondements de la.
Métaphysique des mœurs, deuxième section, 1785
Que
nous dit Kant, au fond ? Que ce en quoi chacun fait consister le
bonheur est irréaliste et ne saurait lui permettre d’avoir prise
sur la réalité pour y parvenir. Pourquoi ? Parce que le
bonheur dans son exigence d’une satisfaction sans restriction est
comme le rêve du désir et ne saurait donc prendre en compte la
résistance des réalités objectives à nos désirs.
La
valeur finale qu’est le bonheur est essentiellement subjective !
Est
subjectif ce qui ne vaut que pour soi, est objectif ce qui vaut de la
même manière pour tous. Il y a des valeurs finales qui peuvent être
objectivées. La valeur de justice est parfaitement objectivable dans
le partage du gâteau pour les convives qui attendent le dessert. Le
bonheur ne l’est jamais. Ce que Kant établit très bien dans la
suite du texte proposé.
« Le problème qui consiste
à déterminer d'une façon sûre et générale quelle action peut
favoriser le bonheur d'un être raisonnable est un problème tout à
fait insoluble ; il n'y a donc pas à cet égard d'impératif qui
puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend
heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais
de l'imagination. »
Ainsi
l’impossibilité de donner une définition substantielle du bonheur
est l’effet de la nature essentiellement imaginaire de la pensée
du bonheur. Or, l’imaginaire est propre à chacun parce qu’il est
l’expression mentale la plus directe de sa subjectivité. C’est
pourquoi le bonheur est irréalisable : on ne peut former un
projet raisonnable de bonheur, que soit du point de vue individuel ou
du point de vue collectif.
Un
couple qui pense s’être trouvé sur un même projet de bonheur
parce qu’il utilise quelques mots semblables pour l’exprimer,
mais sans que soit interrogé l’imaginaire par lequel ces mots sont
investis, est assuré d’aller vers de douloureuses déconvenues.
Comme
l’écrivait la philosophe Simone Weil
« Il n'y a qu'une seule et
même raison pour tous les hommes ; ils ne deviennent étrangers
et impénétrables les uns aux autres que lorsqu'ils s'en écartent. »
(Oppression et Liberté, 1934)
Funestes
projets de bonheur
Proposition
d’une petite expérience mentale concernant le bonheur
« Imaginons
l'individu qui planifie la plus belle soirée dont il puisse rêver ;
il invite ses meilleurs amis, plus quelques gens drôles ; il prévoit
des mets attrayants, des animations éprouvées ; il soigne le
décorum ; rien n'est laissé au hasard. Il pourra peut-être ainsi
grappiller beaucoup de miettes de plaisirs, mais il sera déçu. Il
n'aura pas été heureux [ne serait-ce que par l’inquiétude d’un
incident malheureux]. Et s'il se trouve qu'il l'a été, ce sera
toujours par surprise, là où il ne l'a pas prévu, par quelque
événement qui aura bousculé son bel ordonnancement. » Tiré
de PJ Dessertine, Les
seins de Marianne,
http://pjdesser.free.fr/politic/marianne.htm
- 2001.
Cette
impuissance d’un projet de bonheur se retrouve dans le domaine de
la vie collective, mais avec des conséquences quelquefois
dramatiques dans la mesure où elle entraîne le destin d’une
société.
Par
exemple, les Conventionnels français qui ont rédigé la
Constitution de l’an I (1793) qui affirme le bonheur comme but de
la société ne paraissaient pas connaître Kant (qui avait écrit
sur le bonheur la décennie précédente). Or, ils ont confirmé
tragiquement ses écrits. Car ce sont bien eux (les Robespierre, St
Just, Barrère, etc.) les acteurs principaux d’un des épisodes les
plus malheureux de l’histoire moderne de la France – la Terreur –
avec, entre le 11 juin 1794 (loi suspendant les droits de la défense)
et le 27 juillet 1794 (chute de Robespierre), 1376 guillotinés à
Paris !
Sachant
que cela se produisit au nom du bonheur que doit réaliser la société
communiste, on peut aussi évoquer les millions de morts des famines
délibérément organisées par Staline il y a un siècle, la famine
qu’a impliqué « Le grand Bond en Avant » de Mao en
Chine dans les années cinquante, les massacres massifs par les
communistes de Pol Pot au Cambodge dans les années soixante-dix.
Que
s’est-il passé alors ?
Parce
qu’il est vécu comme le « souverain bien », le
bonheur, en politique, peut tenir lieu de valeur absolue. L’invoquer
comme motif de choix politique ne saurait souffrir la contestation
car il ne peut pas être relativisé par une quelconque objection. Il
suffit alors qu’y adhère une part importante de la population, en
particulier celle qui a le pouvoir d’exécution des décisions du
potentat, pour que des catastrophes sociales se produisent. D’autre
part le potentat, se voulant l’incarnation du projet de bonheur,
tend inévitablement à réaliser son propre imaginaire du bonheur.
Comme cet imaginaire est essentiellement lié au pouvoir qu’il a
sur ses concitoyens, il va le porter à des décisions qui augmentent
ce pouvoir et donc à faire taire toute velléité d’opposition.
C’est ainsi que l’on voit les politiques du bonheur tendre
systématiquement vers une société où le pouvoir est totalitaire.
Cette tendance est emblématiquement illustrée par le roman
dystopique d’Aldous Huxley Brave New World (en français,
« Le meilleur des mondes »), 1932.
C’est
ainsi que l’on peut interpréter tous les échecs des projets
étatiques de bonheur, conformément à la démonstration de leur
caractère contradictoire mis en lumière par Kant il y a plus de
deux siècles.
La
valeur finale de bonheur, n’est-elle alors qu’un moteur à
illusions, quelquefois désastreuses ? Faut-il la proscrire
comme expression du Bien ?
Le
bonheur comme idée régulatrice
Il faut
ici souligner que la valeur finale de bonheur est, quel que soit le
mot utilisé, présente dans toutes les cultures. Elle n’est donc
pas un accident de l’histoire mais une expression de la condition
propre de l’espèce humaine. Elle ne peut donc pas être réduite à
un facteur d’illusions.
Du fait
de son caractère essentiellement subjectif on peut considérer le
bonheur comme le rêve du désir humain d’une totale satisfaction,
celle qui ne laisserait plus place au sentiment de manque,
d’incomplétude, de finitude.
Or, il
faut voir dans cette maximisation idéelle d’une réalité
d’expérience – celle d’éprouver des désirs – l’activité
de la raison, qui a besoin de cette idée de plénitude pour donner
sens à une expérience partielle, puisqu’on ne se connaît que des
désirs particuliers. C’est encore à Kant que l’on doit la
théorisation de ces produits assez paradoxaux de la pensée humaine :
des idées qui sont requises par la raison mais qui se nourrissent de
l’activité de l’imagination. Pour se faire comprendre, Kant
propose l’exemple de l’eau pure : ce n’est qu’une
idée parce qu’on ne saurait trouver une eau parfaitement pure, et
pourtant on a besoin de cette idée pour améliorer la qualité de
l’eau qu’on boit.
Kant
montre que des idées telles celles de de Dieu, de Monde,
d’Âme, procèdent de la même démarche de la pensée.
L’idée de Dieu permet de penser la cause de tous les causes
que l’on expérimente ; l’idée de Monde permet de penser la
totalité des objets de l’expérience possible, l’idée d’Âme
permet d’unifier par la pensée la totalité de l’expérience
interne d’un individu. Idées auxquelles nous pouvons joindre celle
de Bonheur qui est donc la pensée de la totalité des
satisfactions possibles. Kant qualifie de « transcendantales »
ces idées requises par la raison et pourtant investies par
l’imagination, en ce qu’elles transcendent toute notre expérience
réelle en lui donnant sens. En effet ces idées, portant les
réalités qu’elles désignent à « la plus grande unité
avec la plus grande extension. » (Kant), représentent chacune,
dans le domaine de réalité qui lui est propre, une valeur finale
(comme l’est l’eau pure) en fonction de laquelle les humains
pourront régler leur comportement concernant cette réalité (ne pas
jeter n’importe quoi dans la rivière).
Ainsi,
le principal intérêt de ces idées transcendantales est leur
fonction régulatrice. On le sait amplement concernant Dieu et
l’Âme par le rôle qu’ont joué les religions à cet
égard. En ce qui concerne le Monde, on sait, depuis
l’exclamation de Pascal – « Le silence éternel de ces espaces
infinis m'effraie ! » (Pensées, 1670) – combien le
souci de sa place dans le monde conditionne le comportement humain.
Il en
est de même avec l’idée de Bonheur : on ne saurait
empêcher qu’à l’horizon de la recherche du bien commun, qui est
l’objet de la politique, se trouve l’idée de bonheur, comme elle
l’est, tout autant, dans la gestion de sa propre vie, et dans celle
de l’unité familiale.
Cela
signifie que l’idée de bonheur règle bien l’orientation de nos
comportements, individuels et collectifs du point de vue de la
satisfaction de nos désirs. On peut même dire que si l’humanité
se veut dans une aventure qui se raconte en histoire, c’est parce
qu’elle est polarisée par sa quête du bonheur. Que le bonheur
est, pour tous et pour chacun, l’espérance, au-delà de toutes les
possibilités de satisfaction présentes, de la pleine réalisation
des promesses de la vie humaine.
Mais il
est tout aussi clair qu’en tant qu’idée transcendantale et
régulatrice, le bonheur ne saurait être le but d’un projet. Tout
simplement parce qu’il n’est qu’une idée qui se nourrit
d’imaginaire et qu’on ne saurait cranter, comme effet plus ou
moins lointain, dans la série des causes et des effets qui
constituent la réalité.
Cette
distinction, entre idée régulatrice et idée du but d’un projet
peut paraître délicate à concevoir. Mais rassurons-nous :
nous la connaissons déjà !
« Bonheur »,
la sagesse d’un mot
L’impossibilité
d’un projet de bonheur est présente dans le mot lui-même. Bonheur
est l’union de bon et heur, ce dernier mot d’ancien
français est dérivé du latin augurium signifiant chance. Et
l’on retrouve cette même idée d’imprévisibilité du moment
heureux dans les autres versions langagières de la notion ; en
italien felicità vient du latin felix qui signifie
fertile (la fertilité d’une culture, dépendant de la météo, est
emblématique de ce qui est aléatoire) ; en anglais happyness
vient de hap qui veut dire chance ; en allemand glück
vient d’une contraction des mots qui ont donné en anglais good
luck.
Quelle
que soit la langue parlée, les humains se sont entendus pour donner
une forme verbale à leur espérance d’une vie réalisant toutes
ses promesses, en marquant clairement que celle-ci ne pouvait pas
advenir comme but d’un projet parce qu’elle ne pouvait que
dépendre de facteurs hors de portée de leur volonté.
Cela
signifie aussi que l’étymologie de bonheur nous détourne
franchement du préalable de la constitution d’une société
parfaite qui arrêterait l’histoire dans une stase indéfinie de
pleine satisfaction pour tous – ce qui est la promesse de
l’idéologie communiste, comme de l’idéologie
mercatocratique-consumériste.
C’est
beaucoup plus simplement du côté de l’advenue de moments heureux
que la sagesse humaine, acquise sur une expérience multimillénaire,
a catalysé dans le mot bonheur la visée de la plus grande
valeur du vécu humain. Ce n’est que dans les siècles récents
qu’on a voulu voir le bonheur du côté d’un état de béatitude
durable, qu’il est difficile de rattacher à une quelconque
expérience humaine, sinon du côté, humainement dégradé, du
drogué qui « plane ».
Notons
que nous avons un mot pour désigner ces moments de plénitude de
satisfaction : ce sont dans les moments de joie !
Comme le remarquait le philosophe Clément Rosset – La force
majeure, 1983 – la joie n’est pas enfermée dans l’ego du
joyeux, elle exige de se partager autour de soi, elle est comme une
lumière inondante, elle fait le monde joyeux. N’est-ce pas
l’expérience humaine qui nous rapproche le plus de la plénitude
de satisfaction, du bonheur donc ?
D’autre
part, la joie ne se prévoit pas, ne se commande pas. Elle advient,
ou pas, et s’en va, se jouant de notre volonté.
« Par
rapport à tout motif de satisfaction, y compris encore une fois
l'ensemble des motifs qui peuvent la faire éclore à l'occasion, la
joie apparaît toujours comme une manière de gratification, voire
comme ce supplément de bonheur dont parle l'Evangile à propos des
joies terrestres accordées en prime à ceux qui les auront
dédaignées pour tout miser sur l'au delà : “ Tout le reste
vous sera donné par surcroît ”, vous gagnerez à la fois le Ciel
et la Terre. » Clément Rosset, La
force majeure, Ed. de Minuit –
1983.
*
* *
Finalement,
n’est-ce pas ainsi qu’il faut penser notre rapport au bonheur ?
Par
surcroît ! C’est-à-dire en plus de la satisfaction d’avoir
atteint le but réaliste que, dans notre liberté, nous nous étions
fixé – par exemple réaliser plus de justice dans notre lieu de
travail par une action collective.
Peut-être
faut-il penser le bonheur comme un cadeau fait à la vie humaine qui
a été généreuse d’elle-même. Un cadeau fait par petites
touches : des moments de joie. La joie est ce goût du bonheur
qui peut advenir au créateur contemplant à son œuvre enfin
achevée, à l’amoureux retrouvant la personne chérie et désirée,
ou encore par un bel accueil lors de l’accès en un lieu inconnu,
etc. Il y a quelquefois de toutes petites choses qui ouvrent à de
grandes joies. Il n’y a pas de recettes, on le sait, mais on
soupçonne qu’il y a une condition : être généreux de son
humanité.
Il faut
ici rappeler un principe évident : le bonheur qui est une
plénitude de satisfaction ne saurait se satisfaire du malheur
d’autrui. D’ailleurs la joie suit ce même principe, elle veut
faire que le malheureux soit aussi joyeux.
Si bien
que le rapport humain au bonheur a nécessairement une dimension
sociale. Or, on sait qu’il ne saurait être l’objet d’un projet
politique. Comment penser l’idée de bonheur pour la vie sociale ?
De la
même manière que pour l’individu : par surcroît !
Cela signifie qu’il ne peut survenir qu’autant que
la politique a pour projet un bien commun qui permet aux qualités
proprement humaines de s’épanouir. De ce point de vue la trilogie
des valeurs de la République française – liberté, égalité,
fraternité – sont tout-à-fait bienvenues, étant entendu que la
liberté soit celle proprement humaine de choisir ses valeurs
finales, que l’égalité soit clairement l’égalité de droit
(qu’il n’y ait pas de lignée favorisées apriori), et que la
fraternité soit vraiment globale c’est-à-dire ne soit pas limitée
par l’existence de groupes sociaux privilégiés.
On voit
qu’ainsi précisées liberté, égalité, et fraternité ne sont
pas des valeurs finales investies par l’imaginaire mais peuvent
très bien être réalisées par des lois justes. Les moments de
joie, le goût du bonheur, viendront alors par surcroît, et d’autant
mieux que la société sera plus proche de réaliser ces valeurs.
Il
reste que les moments de joie impliquent l’existence des moments de
non joie, et donc cette négation des désirs que signifie la perte
de la joie. Comment peut-on parler de bonheur à ce propos ?
Mais si
c’est la joie qui nous donne le goût du bonheur, alors la bonne
explicitation de notre rapport au bonheur serait le titre d’un beau
livre de Jean Giono (1935) : « Que ma joie
demeure ! »