Café philo du mardi 9 septembre 2025


               Qui aura le courage ?

Je propose que nous évoquions 4 situations









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Sous quel mot commun peut-on réunir ces 4 situations ?

  • Le courage !

2 remarques :

  1. Le courage désigne d’abord une expérience vécue. Et c’est toujours une expérience particulièrement intense, laquelle valorise considérablement les personnes qui en sont les acteurs à nos yeux. Et la reconnaissance de cette valeur va de pair avec le savoir de leur vulnérabilité par rapport au pouvoir qu’elles ont bravé. On est porté à se soucier : que sont devenues ces personnes ?

  2. Nous avons pu constater ce fait très étrange, en reprenant des articles relatant ces cas emblématiques de courage dans le journal Le Monde, que ce soit celui sur « L'inconnu de Tiananmen » du 29/08/1997, sur Greta Thurnberg « En grève scolaire pour le climat » du 13/12/2018, celui sur « Alexeï Navalny arrêté dès son retour en Russie, cinq mois après son empoisonnement » du 17/01/2021, et celui sur « Iran : une étudiante se déshabille devant son université pour protester contre la police des mœurs, avant d’être arrêtée » du 04/11/2024, jamais n’apparaît le mot « courage » !

Tout se passe comme si le courage était l’objet d’un désintérêt, peut-être même d’un discrédit, dans le monde contemporain. Alors même que les séquences évoquées ci-dessus nous interpellent et ont eu une diffusion mondiale essentiellement pour le courage qu’elles manifestent !

Car, de toute façon, le courage demeure une valeur importante pour chacun de nous, voire décisive. L’humanité est aujourd’hui dans une impasse qui bouche ses perspectives d’avenir. Elle sait ce qu’il faut faire pour en sortir. Elle a les moyens de le faire – c’est beaucoup plus aisé, et tellement moins triste, que d’entreprendre une guerre ! Et elle ne le fait pas ! Ne serait-ce pas de courage dont elle manque ?

Il y a donc un paradoxe contemporain de la situation du courage, valeur à la fois largement escamotée dans la communication publique, et pourtant à laquelle on est extrêmement sensible et dont il semble qu’on ait le plus grand besoin !

Il faut savoir que Le Courage a été une notion très importante dans l’histoire de la pensée Il a été considéré, depuis l’Antiquité avec Platon, et pendant tous les siècles de la Chrétienté en Occident, comme une des 4 vertus cardinales, à côté de la Justice, de la Tempérance, et de la Sagesse. Les vertus cardinales sont celles qui conditionnent toutes les autres vertus, comme les 4 piliers sur lesquels se construit l’excellence humaine.

Cette notion de vertu comme qualité d’excellence de l’individu humain donne une première approche de ce qu’est le courage. Un autre moyen est le recours à l’étymologie. Le mot « courage », que l’on trouve employé dès le Haut Moyen-Âge, est dérivé du mot « cœur » qui était déjà utilisé, à l’époque, en son sens figuré, comme dans « Rodrigue, as-tu du cœur ? » (Corneille), ou « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point » (Pascal).

En s’appuyant sur les éléments que nous avons réunis auparavant : les cas évoqués, l’étymologie, mais aussi sa propre expérience :

1ère question : Qu’est-ce qui fait la spécificité de la vertu de courage ?

Notre expérience nous a appris que le courage est une capacité d’action qu’on peut qualifier littéralement d’extraordinaire (extra-ordinaire).

C’est le rattachement à cette idée de « cœur » qui le fait considérer comme tel. Elle peut être interprétée comme une adhésion sans restriction de tout l’être du courageux au but de son action qui l’amène à accepter de se mettre en risque pour l’atteindre.

Mais une telle valorisation d’un but implique une prise de recul par rapport à ses intérêts égoïstes et donc une réflexion personnelle sur les valeurs finales, celles qui peuvent donner sens à sa vie au-delà de ses sensations bonnes toujours éphémères.

C’est ainsi que l’on pourrait dire que le courage est dans la capacité d’agir en prenant des risques pour ce qu’on juge Bien (nous mettons une majuscule puisque la valeur visée devient alors un absolu par rapport à sa propre personne). Il y a à la fois du « cœur », de la raison, et de l’action au sens le plus noble du terme, dans le courage. C’est ce qui fait la singularité de cette vertu.

Mais, on peut alors s’interroger : n’en est-il pas de même du fanatique ?

Pensons à celui qui a pénétré dans une salle de spectacle, a massacré en arrosant la foule avec sa Kalachnikov, jusqu’à se sacrifier.

Sauf que dans l’un et l’autre cas la notion de « bien » change de sens.

- Le bien du fanatique passe par l’exclusion d’un autre groupe social rejeté hors de la pleine humanité. Il vise toujours aussi des bénéfices individuels – une place au Paradis, une adulation par sa communauté comme martyr, etc.

- Le bien du courageux est l’amour de l’humanité, son gain est l’estime de soi, qui n’a rien à voir avec le bien-être, qui n’est pas un but égoïste, mais qui est toujours donnée comme par surcroît : elle est le sentiment altruiste de voir l’humanité grandie à travers son action.

Le « bien » que vise le courageux est celui qui relève de la sagesse, laquelle est aussi l’une des vertus cardinales. La sagesse est en ce sens la capacité d’utiliser sa raison pour ce qui constitue la plus grande liberté humaine : déterminer le bien vers lequel on va orienter sa vie et les moyens de progresser vers lui – étant entendu que ce bien ne sera raisonnable qu’autant qu’il contribuera à grandir l’humanité, ce qui exclut qu’il implique de porter atteinte à la dignité humaine.

Ainsi, le courageux est d’abord sage, et il est courageux parce qu’il prend sa sagesse à « cœur » dans un monde d’injustices et de violences.

C’est pourquoi on peut proposer de conclure notre démarche pour mieux comprendre la notion de « courage » par cette citation de Spinoza :

« Le courage c’est la capacité d’agir dans le sens de notre sentiment qui naît de notre compréhension d’une réalité ! » (Éthique, III, 59, scolie – 1675)

« Comprendre », ce n’est pas simplement connaître une réalité, c’est la « prendre avec soi » (com-prendre), c’est-à-dire la placer dans l’ordre du monde pour juger du sens qu’elle y prend pour le bien qu’on veut contribuer à faire advenir. Il s’ensuit que la compréhension n’est jamais neutre et que « notre sentiment qui naît de notre compréhension » verse soit dans le positif, soit dans le négatif, et nous induira à agir pour ou contre la réalité que l’on comprend. Mais on voit aussi que notre action rencontrera le plus souvent des oppositions, soit du fait des réalités naturelles (sauver quelqu’un qui s’est jeté à l’eau), soit du fait de la diversité de la conception de leur bien par chacun. Le courage de l’action sera alors relatif à la puissance de ces oppositions.

Le courage implique donc que, dans la décision d’action, le « cœur » tienne contre la peur que génèrent les menaces venant de l’opposition.

2ème question : Faut-il se délivrer de ses peurs pour être courageux ?

On peut certes remiser hors de son champ de conscience le Bien par lequel on voulait donner sens à sa vie, et se contenter des comportements confortables, ceux qui ne font pas peur. C’est le comportement du lâche, pour lequel la peur est toujours là qui l’écarte des actions qui lui tiendraient le plus à cœur. Le lâche entérine sa peur !

On pourrait penser que le courageux est celui qui a été capable de se délivrer de sa peur pour s’investir pleinement dans les actions qui lui tiennent le plus à cœur.

Mais est-ce bien cela l’expérience commune : qu’on puisse éliminer sa peur par un acte de volonté ?

Non !

Le courageux n’est pas un surhomme. Il reste accompagné par sa peur mais il la surmonte. Pourquoi ? Pour servir une valeur qu'il juge infiniment supérieure à ses sentiments personnels. Il n’est pas contre sa peur, il est pour ce bien qui la rend petitement circonstancielle, qui la relativise.

C’est pourquoi on a pu écrire « Pour être courageux, il faut avoir peur ! » (V. Jankélévitch, Le paradoxe de la morale, 1981)

Ci-après voici une forte illustration du courage qui surmonte la peur :




C’est parce qu’il n'élimine pas sa peur, que le courageux n'est pas le téméraire, l'intrépide, la tête brûlée. Il n'a pas besoin de drogue (comme on en distribue couramment aux soldats qui vont au front) pour faire le courageux.

On parle beaucoup du courage des soldats : qu’en reste-t-il si l’on enlève les divers stimulants, les aboiements et menaces des chefs, la peur de déchoir devant le regard des autres, etc. ? Remarquons simplement que le milieu militaire n’est pas forcément le milieu privilégié du courage ! De la peur ? Oui ! Il y a sans doute du courage, mais beaucoup plus rarement qu’on le dit !

Dès lors :

3ème question : Y a-t-il des natures courageuses et d’autres lâches ?

Le courage est la solution positive d’un conflit de sentiment : le sentiment positif d’attachement au bien, et le sentiment négatif de peur. Mais les sentiments tels qu’ils se manifestent ne sont jamais prévisibles ; ils sont le donné intérieur à partir duquel on fait ses choix. Et quand les sentiments atteignent une puissance telle qu’elle porte à agir, ce sont des émotions. Et les émotions, par nature, sont hors de notre contrôle.

On ne peut donc jamais anticiper à l'avance, dans une situation de danger inédite, ce que sera le poids de sa peur, et si on pourra surmonter ce poids.

Si bien qu’on ne sait jamais jusqu’où on sera capable de sacrifier pour le bien. Donc le courage n’est jamais acquis, ni la lâcheté définitive.

Voici ce qu’écrivait le résistant Daniel Meyer: «"Si tu avais été torturé, tu n'aurais pas parlé", m'a dit un jour Eugène Thomas, député socialiste, du Nord, lui-même longuement torturé avant d'être déporté. Je lui ai répondu que cette affirmation m'emplissait de fierté quant à son appréciation de certaines de mes actions et quant à son jugement sur moi, mais qu'il ignorait en réalité, comme je l'ignorais moi-même, ce qu’eût été mon comportement dans cette hypothèse : je me souviens de notre satisfaction - faite essentiellement de sérénité recouvrée - lorsque ma femme a pu se procurer des pastilles de cyanure, garantie de notre silence. » La politique du vrai, in Le courage, éditions Autrement, 1992

Il faut à chaque nouvelle situation de choix (re)devenir courageux !

Mais la lâcheté qui est au fond une passivité – ne pas agir quand cela réclame du courage – peut être bien plus durable, plus installée, que ne le sera jamais le courage. Mais on ne parlera pas d’une nature de lâche, car qui était habituellement lâche pourra se révéler en une occasion courageux.

Mais comme l’advenue de l’acte de courage est circonstancielle, il faut se poser la question de l’influence du collectif sur le courage de l’individu.

4ème question : Le courage peut-il être collectif ?

On le voit, le courage apparaît essentiellement comme une affaire individuelle. Il s’agit pour chacun de résoudre l’opposition entre peur et idéal.

Mais être courageux ne dépend pas que de nous, mais aussi des circonstances. On peut ne pas se sentir le courage pour agir à la hauteur d’une situation particulière. Mais on ne sera pas lâche pour autant dans la mesure où le courage garde sa raison d’être. En effet le premier pas du courage  d’un individu n’est-il pas de reconnaître, d’accepter ses limites ? Et le plus courageux n’est-il pas celui qui sait être courageux à partir de la connaissance de ses limites ? En tenant compte de cette connaissance ? Le timide qui doit prendre pour la première fois la parole en public pour une cause qu’il juge bien, la servira beaucoup moins bien en faisant comme s’il était à l’aise qu’en assumant sa timidité !

Or, la première limite qu’il faut avoir le courage d’accepter, celle qui devrait s’imposer à tous, c’est d’abord l’acceptation de vivre dans un monde commun, et donc être toujours dans le risque de voir ses désirs buter contre les nécessités imposées par ce monde. Or, ce courage-là, c’est le courage de la vérité. On peut considérer qu’il est le premier courage, le courage basique, celui qu’on peut considérer comme la matrice de tout courage : c’est le courage de la vérité.

C’est sans doute la seule forme de courage vraiment collectif. La vérité est une, et il faut le concours du courage de chacun pour qu’elle soit. Car tout le monde se doit, à partir de son expérience propre, à travers son usage des mots de la langue, de dire la vérité !

Voilà comment Jean Jaurès s’exprimait à ce sujet : « Le courage c'est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains, aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques. » (lors de la distribution des prix, en 1903, au lycée d'Albi).

C’est pourquoi les pires lâches sont ces leaders politiques, si nombreux aujourd’hui, qui affirment leur « vérité » qui les arrange, en dépit de l’expérience partagée qui permet de dire la vérité sur le monde.

Mais aussi font partie des lâches, les propagandistes de tous bords, tous ceux qui investissent les médias, les espaces publics, pour tordre la vérité dans le sens de leurs intérêts particuliers, tous ceux qui distillent le doute sur la vérité de l’état du monde – de la biosphère et de la situation présente de l’humanité – tel que l’établissent les scientifiques, afin que puissent continuer à prospérer leurs petites affaires.

D’autre part, l’acte de courage a toujours une dimension sociale en ce qu’il est exemplaire. Car par son exemplarité il ouvre le champ des possibles pour la société qui le reconnaît – le lanceur d’alerte est d’abord seul et réprimé, et bientôt il voit se lever d’autres lanceurs d’alerte comme s’il avait semé des graines qui avaient germé.

Si nous nous découvrons autant attachés aux images des événements de courage, telles celles qu’on a sollicitées au début de cette réflexion, malgré le dédain voire le black-out des pouvoirs en place, c’est parce qu’elles sont autant d’ouvertures d’espoir pour l’avenir de l’humanité.

Kant écrivait : « La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu'un si grand nombre d'hommes, après que la nature les a affranchis depuis longtemps d'une direction étrangère, restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu'il soit si facile à d'autres de se poser en tuteurs des premiers. » Réponse à la question : «Qu'est-ce que les lumières ?» - 1784

Aujourd’hui encore, l’avertissement de Kant reste valable. Seulement ce qui nous infantilise, ce ne sont plus les superstitions religieuses. Nous sommes aujourd’hui infantilisés par l’emprise sur nos consciences de l’idéologie dominante qui nous enjoint à rechercher notre bien dans le bonheur par la consommation de biens marchands.

Mais notre humanité ne saurait se satisfaire d’un bien fait d’une accumulation de « bonbons » (pour parler de ces biens marchands qu’on fait sans cesse scintiller sous nos yeux). C’est pour cela que, comme pour nos aïeux de 1789, de 1830, de 1848, de 1871, etc., la valeur de courage peut prendre, aujourd’hui aussi, clairement une dimension collective !

Mais en de telle circonstances, qu’est-ce qui fait que le courage devient la force irrésistible d’un mouvement populaire ? La confiance de chacun dans le courage des autres.

Il apparaît que ce petit mot de « confiance » est décisif pour la portée de la valeur de courage dans une société.

Nous pouvons avancer l’hypothèse que si l’on est si timoré en notre société pour nommer le courage – comme nous l’avons relevé plus haut – c’est parce que nous vivons dans une société qui est une société de défiance. De cela, la multiplication des relations sociales dématérialisées via les réseaux électroniques, a une grande responsabilité. Dès lors avoir du courage dans une société de défiance devient très risqué et peut même devenir comme un suicide social.

Notre courage à venir – et on en a besoin ! – viendra de la confiance qu’on aura tissée dans notre vie sociale.

La première chose à faire est de cultiver la confiance ! Pour cela il faut prendre le temps de se rencontrer de manière vivante, de mettre en commun ses problèmes, de s’écouter, de débattre – ce que nous avons fait de manière très riche ce soir.

À la question posée – « Qui a le courage ? » – il convient de répondre en prenant en compte cette dimension collective car nous avons aujourd’hui besoin, nous aurons de toute façon besoin, de courages convergents. Cela présuppose – rester fidèle à la vérité – partager la raison – être dans une démarche de compréhension des réalités qui nous interpellent – écouter cette interpellation – restaurer socialement une atmosphère de confiance.

Alors la terre sociale redeviendra fertile pour des décisions d’action propres à nous redonner un avenir.


Pierre-Jean Dessertine, septembre 2025





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