19/5/2015 : Comment vivre ensemble ? Eloge de la différence

La nature humaine, commune et universelle, fonde chaque être humain différent des autres. Mais, dans le même temps, un autre penchant très humain nous pousse à préférer les socialisations identitaires, fondées sur le similaire et l’identique, où la différence est pensée comme une valeur négative, une menace envers soi et les siens. Comment penser la différence ? Comment penser la différence de telle manière que nous puissions nous défaire de cette interprétation erronée et destructrice, et en faire une valeur constructive ?

 
Document 1 : Quelques exemples de ces modes d’appréhensions négatives de la diversité et des différences humaines.
« Concernant le mariage, il y a telle diversité qu'ici un homme a une seule épouse, là une seule épouse légitime mais plusieurs concubines, ailleurs enfin plusieurs épouses légitimes. Ajoutez l'innombrable diversité des rites sacrificiels, parmi lesquels celui des Chrétiens, offrant le pain et le vin, les disant le corps et le sang du Christ, et mangeant et buvant eux-mêmes la victime sacrifié, paraît le plus abominable, puisqu'ils mangent ce qu'ils vénèrent. Avec tous ces rites qui diffèrent, en outre, selon les temps et les lieux, comment réaliser l'union, je ne le conçois point. Or, faute d'y réussir, point ne cessera la persécution, car la diversité engendre l'aversion, l'inimitié et la guerre. »

Nicolas de Cues (1401-1464) De Pace Fidei (XVI)

« Une des idées maîtresses de cet ouvrage, c’est la grande influence des mélanges ethniques, autrement dit des mariages entre les races diverses [...] on présenta cet axiome que tant valait le mélange obtenu, tant valait la variété humaine produit de ce mélange et que les progrès et les reculs des sociétés ne sont autre chose que les effets de ce rapprochement. »
 Joseph Arthur Gobineau (1816-1882) Essai sur l’inégalité des races humaines, 1855



 Document 2 : Une des raisons de l’origine des préjugés culturels analysé par le célèbre ethnologue et philosophe Claude Lévi-Strauss.

« [...] il semble que la diversité des cultures soit rarement apparue aux hommes pour ce qu'elle est : un phénomène naturel, résultant des rapports directs ou indirects entre les sociétés ; ils y ont plutôt vu une sorte de monstruosité ou de scandale ; dans ces matières, le progrès de la connaissance n'a pas tellement consisté à dissiper cette illusion au profit d'une vue plus exacte qu'à l'accepter ou à trouver le moyen de s'y résigner. L'attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu'elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. “Habitudes de sauvages”, “cela n'est pas de chez nous”, “on ne devrait pas permettre cela”, etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. »

 Claude Lévi-Strauss (1908-2009) Race et histoire, 1952


 Document 3 : Une des raisons du rejet de la différence est que, intuitivement, chacun pense le monde à partir de lui et le juge à partir de lui.

« Seule la raison peut dépasser cette appréhension primaire du monde et de l’humanité. De l'ethnocentrisme européen, des traces indélébiles demeurent, affectant au quotidien la communication interculturelle. Nos globes terrestres ont toujours, du moins dans les productions de série, la même orientation, qui force les habitants de l'hémisphère austral (on ne parle plus, comme au Moyen Âge, d'antipodes) à se considérer comme situés audessous de ceux de l'hémisphère Nord. Dans le vocabulaire courant des relations internationales, le Proche-Orient (en anglais Near East) est toujours l'orient le plus proche de l'Europe, comme l'Extrême-Orient (en anglais Far East) est le plus éloigné de Paris ou de Londres, le Moyen-Orient occupant une position médiane par rapport aux deux premiers. Ces discriminations passées dans le langage perpétuent insidieusement les mythes et les légendes de l'ethnocentrisme européen. Il est vrai - mais la consolation est maigre - que d'autres systèmes de référence ethnocentriques perdurent ou se créent. Les atlas japonais contemporains placent toujours, comme au XIXème siècle, l'empire du Soleil Levant au centre des planisphères illustrant les livres scolaires ; les Australiens ont même créé un planisphère centré sur leur pays et où la rose des vents a été inversée, comme pour mieux signifier le rejet des orientations européennes. »
 Katérina Stenou Images de l’autre, 1998
 


Document 4 : La différenciation humaine est le résultat d’interactions multiples entre Nature et Culture, entre les éléments innés et acquis, entre les gènes et le milieu.
« De l’interaction de ces éléments simples s’élabore une complexité unique, un individu. La diversité des individus qu'engendre la reproduction sexuelle dans les populations humaines est rarement prise pour ce qu'elle es : l'un des principaux moteurs de l'évolution, un phénomène naturel sans lequel nous ne serions pas de ce monde. [...] Par une singulière équivoque, on cherche à confondre deux notions pourtant bien distinctes : l'identité et l'égalité. L’une se réfère aux qualités physiques ou mentales des individus ; l'autre à leurs droits sociaux et juridiques. La première relève de la biologie et de l'éducation ; la seconde de la morale et de la politique. L'égalité n'est pas un concept biologique. On ne dit pas que deux molécules ou deux cellules sont égales. Ni même deux animaux, comme l'a rappelé George Orwell (1). C'est bien sûr l'aspect social et politique qui est l'enjeu de ce débat, soit qu'on veuille fonder l'égalité sur l'identité, soit que, préférant l'inégalité, on veuille la justifier par la diversité. Comme si l'égalité n'avait pas été inventée précisément parce que les êtres humains ne sont pas identiques. S'ils étaient tous aussi semblables que des jumeaux univitellins (2), la notion d'égalité n'aurait aucun intérêt. Ce qui lui donne sa valeur et son importance, c'est la diversité des individus ; ce sont leurs différences dans les domaines les plus variés. La diversité est l'une des grandes règles du jeu biologique. Au fil des générations, ces gènes qui forment le patrimoine de l'espèce s'unissent et se séparent pour produire ces combinaisons chaque fois éphémères et chaque fois différentes que sont les individus. Et cette diversité, cette combinaison infinie qui rend unique chacun de nous, on ne peut la surestimer. C'est elle qui fait la richesse de l'espèce et lui donne ses potentialités. [...] Chez les êtres humains, la diversité naturelle est encore renforcée par la diversité culturelle qui permet à l'humanité de mieux s'adapter à des conditions de vie variées et à mieux utiliser les ressources de ce monde. Mais dans ce domaine pèse la menace de la monotonie, de l'uniformité et de l'ennui. Chaque jour s'amenuise cette extraordinaire variété qu'ont mise les hommes dans leurs croyances, leurs coutumes, leurs institutions. »

 François Jacob (1920-2013) Le Jeu des possibles, 1981
Biologiste et philosophe français contemporain. Prix Nobel.

(1) Essayiste et romancier anglais (1903-1950). Dans la République des animaux, allégorie inspirée de Swift, il s'en prend au régime de dictature prolétarienne, où «tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que d'autres». (2) Jumeaux nés du même oeuf.
 

Document 5 : De l’utilité de la diversité des manières d’êtres afin de pouvoir relativiser ses propres données culturelles et individuelles.
« Il est bon de savoir quelque chose des moeurs de divers peuples, afin de juger des nôtres plus sainement, et que nous ne pensions pas que tout ce qui est contre nos modes soit ridicule, et contre raison, ainsi qu’ont coutume de faire ceux qui n’ont rien vu. »

 René Descartes (1596-1650) Discours de la méthode, 1637



Document 6 : La diversité comme exaltation de l’existence. Hommage à Victor Segalen (1878-1919) qui fut poète, médecin de marine, ethnographe et archéologue français. Après des études de médecine à l'École du service de santé des armées de Bordeaux, l'officier-médecin est affecté en Polynésie française. Il n'aime pas la mer, ni naviguer mais débarquer et découvrir. Il séjourne à Tahiti en 1903 et 1904. Lors d'une escale aux îles Marquises, il a pu acheter les derniers croquis de Gauguin, décédé trois mois avant son arrivée, croquis qui seraient, sans lui, partis au rebut. Il rapporte en métropole un roman, les Immémoriaux (1907), un journal et des essais sur Gauguin et Rimbaud qui ne seront publiés qu'en 1978.
Conseil au bon voyageur

« Ville au bout de la route et route prolongeant la ville : ne choisis donc pas l’une ou l’autre, mais l’une et l’autre bien alternées.
Montagne encerclant ton regard le rabat et le contient que la plaine ronde libère. Aime à sauter roches et marches ; mais caresse les dalles où le pied pose bien à plat.
Repose-toi du son dans le silence, et, du silence, daigne revenir au son. Seul si tu peux, si tu sais être seul, déverse-toi parfois jusqu’à la foule.

Garde bien d’élire un asile. Ne crois pas à la vertu d’une vertu durable : romps-la de quelque forte épice qui brûle et morde et donne un goût même à la fadeur.
Ainsi, sans arrêt ni faux pas, sans licol et sans étable, sans mérites ni peines, tu parviendras, non point, ami, au marais des joies immortelles,

Mais aux remous pleins d’ivresse du grand fleuve Diversité. »
Victor Segalen (1878-1919 ) Stèles, 1912
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Sources :

ÉLOGE DE LA DIFFÉRENCE, CONFÉRENCE PAR ÉRIC LOWEN
Association ALDÉRAN Toulouse pour la promotion de la Philosophie