QUI EST FOU ?



          Cette question, quoique simple et directe, nous confronte bien vite au caractère très confus de l’adjectif « fou », conséquence de l’étonnante richesse de significations qu’il peut prendre.
           Au moins peut-on dire qu’il ne s’agit pas ici d’une question clinique telle qu’on pourrait la décliner en « qui est malade mental ? ». Il faudrait alors se prononcer sur des symptômes de pathologie mentale, ce qui serait hors de notre compétence. 
          La question proposée – Qui est fou ? – déborde de toutes parts cette question clinique. La preuve en est qu’elle englobe des expressions où la qualité de « fou » apparaît très désirable : « Soyons fous … », « un amour fou », « une folle aventure », etc.
          C’est donc en tant que question philosophique que l’on interroge : qui est fou ?
          En effet l’attribution de folie à un individu lui confère une altérité radicale par rapport à l’humanité normale. Le fou, ce n’est surtout pas moi en tant que j’ai conscience de ce que je suis, en continuité, dans la suite de mes vécus. Or savoir ce que je ne suis pas m’éclaire sur ce que je suis ; et ce que je suis rejoint la question « Qu’est-ce que l’homme ? », laquelle est la question centrale de la philosophie.

          La piste à suivre pour justifier de l’usage d’un seul mot pour toute la variété d’utilisations de « fou » – et donc de la notion de « folie » – est l’opposition de l’homme fou à l’homme normal.
          L’être humain normal est celui dont le comportement se conforme aux normes admises.
           La notion de norme est très générale. Dérivée du latin norma = équerre, elle désigne, dans le champ social, tout instrument permettant d’évaluer le comportement humain. Toute vie humaine est prise dans une sorte de feuilletage de nombreux niveaux de normes. Il s’agit donc de déterminer à quel niveau de normes sont relatifs les comportements anormaux qu’on identifie comme fous.
           Il y a des normes écrites authentifiées par l’autorité institutionnelle, et dont l’observance est contrôlée par une instance judiciaire, c’est le Droit de l’État, ce sont les règles écrites des institutions (tels l’Église romaine, l’Ordre des médecins, etc.). Il est clair que la folie n’est pas relative à ce type de norme : le contrevenant, le délinquant, l’apostat, n’est pas le fou.
          Il y a des normes transmises essentiellement de manière verbale et qui concernent la manière de se conduire vis-à-vis d’autrui dans la vie sociale. Ce sont les règles de bienséance et de morale. Là encore ne sont pas les normes que nous recherchons : l’immoral, le goujat, le menteur, le libertin, n’est pas fou.
          Il y a les normes plus cachées, plus profondes aussi, qui sourdent des imaginaires sociaux et transparaissent dans les opinions communes comme valeurs structurant une société (comme la prévalence de l’économie dans les sociétés occidentales contemporaines). Celui qui récuse ces normes – le révolté, le dissident – n’est pas fou (quoiqu’il se trouve des pouvoirs tyranniques pour traiter leurs dissidents comme des fous en les internant dans des établissements psychiatriques ; mais n’est-ce pas jugé par l’histoire comme abus de
 pouvoir ?).
          Ne faut-il pas aller plus loin ? Et si l’on va plus loin ne rencontre-t-on pas les normes du bon usage de l’esprit dans sa prise en compte de la réalité ? N’est-ce pas ce qu’on appelle la raison ? Oui ! La raison est un système de normes, dont les principales sont la règle de non-contradiction et la règle de déduction. Ne pas respecter les normes de la raison c’est faire preuve de déraison. Or, comme le montre Michel Foucault dans Histoire de la folie à l’âge classique (1961), il y a une tradition de pensée occidentale qui assimile la folie à la déraison. L’anormalité du fou serait dans sa déraison.
          Pourtant on peut trouver, chez des individus reconnus comme fous, des capacités au raisonnement plus brillantes que la moyenne (voir le personnage principal du film Rainman de Barry Levinson, 1989). Pour mieux comprendre la singularité de ces cas de folie, il faut distinguer deux compétences fondamentales dans l’usage de la raison. Il y a la capacité d’enchaîner déductivement les propositions : c’est la capacité rationnelle. Il y a aussi la capacité de maîtriser les principes qui doivent être préalablement admis pour initier les déductions : c’est la capacité d’être raisonnable. Or, il est patent que la raison du fou, lorsqu’elle se manifeste, ne porte que sur la compétence rationnelle (voir la capacité du héros de Rainman d’anticiper les cartes qui vont sortir au Black Jack).
          Le fou serait alors le déraisonnable, celui qui est dans l’incapacité de maîtriser les principes de son raisonnement (par exemple quand l’autiste de Rainman découpe son trajet en deux segments distincts et perpendiculaires au lieu de prendre simplement la diagonale).
          Un principe de raisonnement non maîtrisé est tout simplement un principe qui ne peut pas être partagé avec autrui – il n’a de valeur que subjective. Mais alors il faut accepter que le domaine de la folie se trouve énormément élargi, puisque tous les comportements qui s’appuient sur des principes purement subjectifs seraient fous. Or tout un chacun est sujet à de tels comportements lorsqu’il est dans ses expressions purement émotionnelles, telles les explosions de colère, de joie, de tristesse, mais aussi dans ses rêves et rêveries, ou l’accaparement par ses fantasmes.
           On se trouve là face à une conception de la folie devenue paradoxale puisqu’il est bien normal que l’être humain ne maîtrise pas tous ses comportements au moyen de sa raison, mais se laisse parfois envahir par son affectivité. Ce que l’on a débusqué comme l’anormalité du fou est un état finalement normal. 
          L’approche de l’humaniste de la Renaissance Érasme dans son Éloge de la folie (1511) peut nous permettre de sortir de cette impasse en déplaçant complètement le point de vue sur la folie. La folie ne désigne plus un état déviant, problématique ou pathologique, de l’homme. « Folie », à côté de « Raison », est l’autre motif transcendant des comportements humains : « Dame Nature, génitrice et fabricante de genre humain, a bien soin de laisser en tout un grain de folie ». De plus, c’est par les « passions » (qui on leur siège dans le corps) que Folie tient tête à Raison qui reste cantonnée dans le cerveau. Enfin c’est l’apport propre de Folie « de réjouir les dieux et les hommes ». Il y aurait donc une dimension de folie en tout humain, et qui est bienvenue. Mais tout homme n’est pas fou pour autant car l’expression « grain de folie » amène à l’idée que la subjectivité (sensibilité émotionnelle, imaginaire, etc.) sur laquelle nous avons vu que s’arrimait la déraison, n’implique pas nécessaire son développement dans le comportement déraisonnable du fou. Ce développement préjudiciable de la subjectivité, nous pouvons l’appeler avec Érasme, « passion » en ce qu’elle devient désir insistant, envahissant, inapaisable, qui rend systématique le comportement déraisonnable.
          C’est bien du point de vue des comportements passionnels, en particulier ceux de domination, d’enrichissement et de gloire, que Kant jugeait l’histoire humaine, « quand, de-ci de-là, à côté de quelques manifestations de sagesse pour des cas individuels, on ne voit en fin de compte dans l’ensemble qu’un tissu de folie, de vanité puérile, souvent aussi de méchanceté puérile et de soif de destruction. »  Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1789).
          Pourtant, il faut toujours rappeler, ce que montre si bien le livre d’ Érasme, que Folie n’a pas que cet aspect destructeur. Les fêtes, par exemple, sont comme un laisser-passer temporaire délivré par Raison à Folie, et la vie sociale ne s’en porte que mieux.
          Il y a une omniprésence de la folie propre à la nature humaine qu’Edgar Morin a théorisé dans Le Paradigme perdu, la nature humaine (1974) avec le concept d’homo sapiens-demens: 
          « Dès lors, surgit la face de l’homme cachée par le concept rassurant et émollient de sapiens. C’est un être d’une affectivité intense et instable qui sourit, rit, pleure, un être anxieux et angoissé, un être jouisseur, ivre, extatique, violent, furieux, aimant, un être envahi par l’imaginaire, un être qui sait la mort et ne peut y croire, un être qui sécrète le mythe et la magie, un être possédé par les esprits et les dieux, un être qui se nourrit d’illusions et de chimères, un être subjectif dont les rapports avec le monde objectif sont toujours incertains, un être soumis à l’erreur, à l’errance, un être ubrique* qui produit du désordre. Et comme nous appelons folie la conjonction de l’illusion, de la démesure, de l’instabilité, de l’incertitude entre réel et imaginaire, de la confusion entre subjectif et objectif, de l’erreur, du désordre, nous sommes contraints de voir l’Homo sapiens comme Homo demens. »
          *ubrique signifie « dans l’excès » (du grec ubris = excès). Et c’est le propre du passionné de vivre dans l’excès.
           En partant de l’idée de déraison comme adoption de principes de comportement fondés exclusivement sur la subjectivité, nous pouvons reconnaître avec Érasme et Morin que nous sommes tous – en tant qu’humains – partie prenante de la folie. Mais il nous faut aussi reconnaître que, si cette dimension universelle de démence est régulièrement dévastatrice, comme dans les guerres, elle n’est pas forcément un mal ; elle peut être très bénéfique du point de vue de la santé psychologique individuelle – exprimer son émotion – comme du point de vue de la vie sociale – les fêtes comme régulatrices des émotions collectives.
          Mais cette réponse n’est-elle pas trop large ? Car elle ne semble plus permettre de discriminer entre fous et normaux, ce que visait notre question initiale. Pour l’affiner ne faut-il pas distinguer entre « faire le fou » et « être fou » ?
          « Soyons fous ! » décidons-nous en telle occasion festive, et nous nous offrons quelques excès que nous jugeons par ailleurs déraisonnables dans la vie quotidienne. C’est ainsi que nous « nous faisons les fous », mais nous ne sommes pas fous pour autant, car en tâche de fond, c’est bien notre raison qui contrôle la possibilité de ces excès.
          Mais n’en est-il pas de même dans les accès de colère ou autres manifestations impétueuses de notre subjectivité ? La raison semble certes submergée, mais quand même présente : nous nous gardons bien d’accès de colère en d’autres circonstances qui la motiveraient encore mieux (face à son supérieur hiérarchique, par exemple), et nous savons assez bien arrêter la montée de notre colère pour qu’elle ne provoque pas des conséquences trop nocives. Là aussi, en quelque sorte « nous faisons les fous », car la raison garde finalement le contrôle.
          Ainsi « faire le fou », ce n’est pas « être fou ». Dans le premier cas la raison, en tant que raisonnable, serait présente en arrière-plan, alors que dans le second elle serait clairement disqualifiée.
          Mais si le mot « folie » n’a pas le même sens dans les deux cas pourquoi la vie de la langue n’a-telle pas suscité une discrimination signifiante autrement dit un mot nouveau qui permette de clairement désigner un des deux cas. Qu’est-ce qui est finalement visé par le mot « fou » qui lui fait enjamber la différence du rôle de la raison dans les deux occurrences : être fou/faire le fou ? 
          Il faut rappeler un résultat précédent : la folie est le comportement qui donne toute licence à l’expression de sa subjectivité. Le fou est ainsi dans le déni de tout intérêt autre que le sien (sauf sans doute dans l’acte d’amour qui serait ainsi comme une folie a deux, fondée sur le jeu des corps). C’est pour cela que dans sa folie, l’individu se situe toujours en deçà du langage, là où tous les phénomènes avec lesquels il interagit n’ont de valeur que pour lui. Il peut parler certes, mais c’est un délire, c’est-à-dire un discours en lequel les propositions perdent leur fonction de désignation objective. Le délire, en effet, ne vise pas à partager une expérience avec autrui, il ne sert que de communication avec soi-même – on a moins mal quand on a des mots pour objectiver son mal-être, même si on ne l’objective alors que pour soi, l’interlocuteur de son délire étant fantasmatique.
          C’est pourquoi nous pouvons proposer, comme conclusion provisoire, que le fou est celui qui n’habite plus le monde commun.
          Car la fonction essentielle du langage est de nous faire habiter un monde commun. Je dis « J’ai faim » et ma faim n’est plus simplement ce lancinant besoin qui accapare ma conscience et m’empêche de vivre ; par le mot « faim » j’ai transfiguré ma souffrance, laquelle devient un phénomène du monde et un problème du monde. Je ne suis plus seul avec elle. Je puis envisager tout un tas de possibilités – qui sont les possibilités du monde – pour résoudre mon problème. La langue est le lien qui me réunit à tout humain par sa capacité à faire habiter tous les locuteurs un monde commun. Tous, sauf les fous ! Les fous sont les humains qui ont perdu pied (ou qui n’ont pu prendre pied) dans le monde. Ces sont des personnes qui ne peuvent que s’accrocher à des lambeaux du monde ; c’est pourquoi en leurs délires ils répètent la même chose – dans Rainman le héros répète avec les mêmes mots, et d’autant plus que la situation le stresse, une phrase de reportage d’une courte séquence d’un match de base ball. Car si le délire allège la souffrance, il n’en délivre pas ; parce qu’il ne saurait retrouver autrui. Et il ne saurait le retrouver puisqu’il ne parle pas du monde commun.
          Il faut ici rappeler la parenté essentielle de la langue et de la raison – proximité reconnue dans la Grèce antique par le mot logos qui signifie à la fois discours et raison. Le délire est une parole qui n’est pas logos. Au contraire, c’est pour créer les conditions d’habitant du même monde que le discours se doit d’être cohérent. Et la différence des langues n’est pas un obstacle, on le sait. Car si la traduction ne réussit jamais pleinement à restituer l’expressivité d’un discours (tout ce qu’il connote de contexte culturel, de subjectivité individuelle, de style singulier), elle réussit l’essentiel qui est de restituer correctement ce qui est désigné du monde commun.
          Qui est fou ? Celui qui déserte le monde. Mais il peut le déserter de deux manières. Il peut le déserter volontairement, mais provisoirement, dans la perspective de le retrouver peu après, et souvent avec l’espoir d’être mieux à même de l’investir. C’est « faire le fou ».
          Il peut également le déserter par nécessité – lorsqu’il n’a pas eu les conditions physiologique pour accéder à la langue, lorsque les conditions de son accueil dans le monde n’ont pas été suffisamment bienveillantes pour qu’il y trouve sa place (voir l’anti-psychiatrie avec Laing et Cooper), ou lorsque des expériences ont été si traumatisantes qu’elles lui ont fait perdre sa confiance initiale dans le monde (voir Antonin Artaud et son vécu de « poilu »).
          Il est alors considéré comme fou, enfermé dans son soi hors du monde, et ne pouvant choisir d’en sortir car n’ayant pas prise sur ce monde qui le désigne ainsi.

Pierre-Jean Dessertine