Extraits du livre "Pourquoi l'homme épuise-t-il sa planète ?" de PJ Dessertine


La boucle nature culture

Le principe de comportement des hommes n'a pas changé : ils agissent ordinairement pour avancer dans leurs intérêts particuliers. Mais du point de vue de Sirius, il faut distinguer deux ordres d'effets de leurs comportements :
- selon l'ordre culturel, ils modifient la représentation qu'ils ont d'eux-mêmes en tant que genre humain ;
- selon l'ordre naturel, ils modifient l'environnement dans lequel ils vivent.

La maîtrise de la violence relève de l'ordre culturel ; le défrichage de la forêt relève de l'ordre naturel. Entre ces deux ordres les rapports sont à la fois hiérarchiques et circulaires.

L'ordre naturel est le plus fondamental. En effet l'ordre culturel n'existe et ne s'anime qu'autant que l'ordre naturel est assuré dans sa pérennité puisque ce sont ses échanges avec son environnement qui permettent à l'homme d'entretenir sa vitalité.

L'ordre culturel est le plus essentiel. En lui se joue le sens de l'existence humaine : l'homme est en effet l'être vivant qui ne se contente pas des satisfactions apportées par la réplétion de ses besoins, mais qui s'inquiète de la valeur de sa vie. Et s'il ne peut pas lui trouver un sens, l'homme désespère de sa vie.

Mais l'ordre naturel dépend de l'ordre culturel. Les modalités selon lesquelles l'homme interviendra sur son environnement dépendent de la manière dont il se représente lui-même dans cet environnement et de la valeur qu'il se donne.

Nécessité Inédite d'une réflexion philosophique sur l'ordre naturel

Or jusqu'à présent, cette dernière dépendance n'était pas un problème pour l'homme, ou, si elle l'était, c'était comme problème local : comment vivre, comment faire prospérer le groupe humain, dans telles ou telles conditions d'environnement ?

Le pathétique de notre époque est qu'elle nous impose une réflexion universelle sur l'ordre naturel, alors même que l'ordre culturel est moins maîtrisé que jamais. Les situations d'injustice entre les hommes n'ont jamais été aussi graves qu'aujourd'hui.

Ce qu'on appelle la « mondialisation » n'est qu'un système de gestion des capitaux à l'échelle de la planète entière, système qui ne laisse aucun être humain sauf. Des contrées entières sont dévastées et des populations deviennent exsangues d'être asservies aux exigences de retour sur investissement de bailleurs de fonds. Et jamais il n'y a eu une telle coupure entre ceux qui consomment leur vitalité pour créer des richesses et ceux qui les possèdent. Or l'injustice est le terreau de la violence. Et la violence détruit les hommes, et la culture.

Et pourtant cette situation sociale catastrophique, enserrée dans un ordre mondial seulement perturbé par des conflits périphériques et des foules de migrants se pressant contre les frontières des pays riches, en arrive à passer au second plan face à l'urgence du problème posé par la détérioration de l'environnement naturel.

En effet, la révolution industrielle a révélé à l'homme une nouvelle dimension de sa finitude : l'usage de son environnement naturel a des limites, l'exubérante abondance de la nature n'était qu'une illusion d'échelle, déterminée par une population humaine peu nombreuse et aux moyens techniques d'effet modeste.

La « soif de destruction » que Kant range parmi les conséquences de l'irrationalité humaine ne pèse donc plus seulement sur les relations entre les hommes, mais aussi - et de manière plus irrémédiable du fait de son unicité - sur la planète Terre, dont on ne peut éviter d'entendre désormais les premiers craquements.

A.A. Cournot semble bien avoir été un des premiers à s'interroger, en 1877, sur les limites des ressources naturelles face à l'expansion de l'espèce, car, dit-il, « l'obligation d'embrasser la suite des générations successives s'impose lorsqu'il s'agit de richesses qui s'épuisent par l'exploitation, mais dans quelle mesure ? »

Ce problème crucial de la prise en compte des limites dans l'utilisation de l'environnement, qu'on appelle communément le problème écologique, suscite aujourd'hui un grand malaise lorsque les humains pensent à leur planète. On pourrait dire, en effet, que les hommes se regardent, avec impuissance, « épuiser » leur planète.


A qui veut entendre, les scientifiques ont très bien fait connaître ce phénomène, décrivant les chaînes causales aboutissant à cet « épuisement », précisant en quoi il consiste, anticipant les évolutions à venir et proposant des indications sur les mesures à prendre pour les éviter. Mais bien que les hommes aient acquis, depuis quelques décennies, le clair savoir des dommages qu'ils provoquent, ils continuent d'agir de manière ravageuse pour leur planète.

Cette conscience des conséquences n'a toujours pas suffit pour arrêter, ni même pour modérer, les rejets qui alimentent le réchauffement climatique, les entreprises qui dévastent les écosystèmes, ou même l'interventionnisme technique - trop intrusif pour être contrôlable - dans l'intime de la matière ou du vivant.

Cette impuissance pratique souligne que le problème écologique n'est pas essentiellement technique. Il ne s'agit pas tant de se mettre d'accord sur les bons moyens pour remédier que de savoir pourquoi on ne remédie pas. Il s'agit donc de savoir quelle valeur on accorde à notre environnement naturel, ce qu'on attend de notre interaction avec lui, et pourquoi l'on ne va pas là où la raison nous conseille d'aller. Il s'agit d'y voir plus clair dans cette irrationalité.

Quel est le sens universel de ce processus tragique ? « Pourquoi » l'homme épuise-l-il sa planète ? C'est au discours philosophique de prendre en charge un tel problème qui interroge les fins du rapport de l'homme à son environnement naturel.

Or ce n'est pas une tâche simple.
Car la philosophie se posait traditionnellement comme le couronnement de la culture : elle essayait de penser en termes conceptuels, et donc d'un point de vue universel, le sens de l'existence humaine. Par contre, l'ordre naturel ne l'intéressait pas, il relevait en quelque sorte de l'intendance, c'est-à-dire de la gestion des intérêts particuliers. Comme le disait Aristote, il faut des esclaves pour travailler, afin que le philosophe ait le loisir de réfléchir sur les fins dernières de l'homme.

Hé bien non ! La philosophie se doit aujourd'hui d'ouvrir un nouveau domaine pratique qui est celui des choix concernant la gestion de l'ordre naturel. Et elle est requise de réfléchir dans l'urgence d'une situation critique. Pour cela, il lui faut accepter de prendre en compte un type de comportements - les comportements techniques - traditionnellement considérés par elle comme triviaux. Elle est ainsi doublement dépaysée. Elle doit s'aventurer dans une matière où elle n'a pas mûri ses propres concepts, elle doit se faire entendre là où les discours scientifiques et techniques sont dominants.

Mais la tâche est incontournable. L'homme a besoin de sens. Comment transmettre la confiance dans l'avenir dont les enfants ont besoin pour grandir si, une fois constatées les alertes sur le réchauffement ou la destruction d'écosystèmes d'une part, notre incapacité à les prendre en compte dans nos décisions d'autre part, nous ne pouvons plus leur répondre que par le silence ? Il faut bien prendre du recul et s'interroger sur les raisons des comportements humains dans l'ordre naturel. 

PJ Dessertine